Eloge de la conversation en entreprise

Bertrand Duperrin explique dans un remarquable billet le risque de retour de bâton dans l’utilisation des mots clefs du web 2.0 lors de session de présentation de la chose devant un public non averti. Le motif : il peut y avoir une dissonance rédhibitoire dans la compréhension de l’auditoire.

Parmi ceux-ci le mot Conversation. Bertrand pose ainsi fort justement le problème :

Allez expliquer à un manager qui, depuis des années, fait tout pour réduire la perte de temps et de productivité due aux bavardages, qu’il faut désormais que ses équipes discutent, conversent et, pire encore, que son rôle est de stimuler le tout, et regardez son faciès se décomposer peu à peu.

5 pistes pour réconcilier ce manager avec la conversation.

1 – Conversation = unités de connaissance

Cela fait maintenant plus de 20 ans que je travaille dans le monde des systèmes d’information et quelque soient le pays l’industrie ou la taille de l’entreprise, je me suis toujours retrouvé confronté à ce problème : comment capturer l’information pour la rendre disponible et ainsi la faire fructifier ?

Comment capitaliser sur ces discussions à la machine à café ou au téléphone, où des experts discutent de la meilleure façon d’architecturer un logiciel, de la configuration d’un client, de régler un problème particulier, etc ….

Le management a toujours proposé la même solution : écrire des documents Word bien structurés, aux templates bien corporate etc …  Sauf que voilà : personne ne le fait parce que si cela rassure le management, c’est, comment dire, .. chia … frustrant. Frustrant d’avoir à formaliser une unité de savoir dans un document au bon format, qui va subir des modifications alors qu’il est échangé par mail, qui sera stocké on ne sait où et où personne n’ira le chercher pour le lire de toute façon.

Parce que lorsque l’on cherche de l’information au XXIème siècle, on utilise son Navigateur Web pour googler et pas l’Explorer Windows pour chercher un document au fin fond d’un répertoire partagé. Document qu’il faudrait péniblement parcourir avant de trouver (ou pas, le plus souvent) l’information que l’on cherche.

Conclusion #1: Au sein des conversations gît un savoir important qu’il est critique pour l’entreprise de capturer. Capturer ces conversations sur un outil collaboratif est plus direct, moins intimidant et permet de plus facilement partager le savoir. La granularité de l’information, plus fine permet une plus grande agilité : les personnes rédigent ainsi plus volontiers de la documentation et les utilisateurs la retrouve plus facilement.

2- Gestion de la connaissance <> gestion documentaire

Je donnais une formation à des gars du call center US de ma boîte d’alors. Un d’eux, Billy-Bob, me dit ainsi : Hé quand le client appelle pour un problème, en fonction du domaine où le problème survient, je l’aiguille vers le bon document : je leur donne poliment mais fermement la directive RTFM (Read That Fucking Manual) : tous les documents sont disponibles en ligne.

Sauf que durant la formation ils ont eu à configurer une base de données. Billy-Bob a rencontré un problème et bien qu’il ait le document d’aide à la configuration de sa base de données ouvert sur le bureau de son PC, il a directement googlé les symptômes pour voir ce qu’il trouvait.  Je lui ai demandé ce qu’il faisait et lui ai donné du RTFM. Tout le monde a bien golri sauf lui.

Conclusion #2 : Dans l’essentiel des cas, les documents ne sont pas adaptés (granularité trop grosse, accès difficile) pour une gestion de la connaissance fluide et agile car aujourd’hui lorsque l’on pense recherche, on va directement sur notre navigateur web.

3 – La communication conversationnelle est plus efficace

Dans un de ses nombreux billets incontournables de Creating Passionate Users, Kathy Sierra pose une première pierre : Conversational writing kicks formal writing’s ass.

Sujette à des crises d’épilepsie, Kathy Sierra s’est beaucoup intéressée aux sciences cognitives. Elle rapporte ainsi une étude publiée dans le Journal of Educational Psychology, issue 93 (from 2000) où des chercheurs  montrent que :

Students who learned with personalized text performed better on subsequent transfer tests than students who learned with formal text. Overall, participants in the personalized group produced between 20 to 46 percent more solutions to transfer problems than the formal group.

Selon Sierra, lorsque les informations sont communiquées selon une approche conversationnelle (en utilisant le Je et le Tu) le cerveau pense qu’il est dans une conversation et devient bien plus vigilant et réceptif.

Conclusion #3 : communiquons dans un style conversationnel car ainsi la qualité de la transmission des messages sera bien meilleure.

4 – La communication conversationnelle est une clef du leadership

On en a déja parlé ici. Michel Crozier est une sommité dans l’étude sociologique de l’entreprise. Son analyse (rapportée ici via un support de cours du CNAM) du rapport entre la simplicité du discours et l’adhésion des équipes est particulièrement intéressante :

Plus la communication est sophistiquée, plus elle est perçue comme simpliste, alors que le message simple de l’extérieur apparaît lui comme source de richesse, car il permet aux intéressés de le reprendre vraiment à leur compte et d’en discuter librement. L’engagement connu du patron, le fait que chacun soit persuadé de sa conviction contribue à donner une force considérable à un message simple.

J’ai ainsi eu la chance de travailler pour Jeff Lapin. OK le nom fait rire mais le parcours moins : il a été directeur de THQ et Take Two deux éditeurs importants du jeu vidéo, le second étant l’éditeur de Grand Theft Auto.

Un CEO au charisme remarquable et au discours d’une simplicité  à la fois déconcertante et galvanisante. Dans la séance de questions des General Meetings, il encourageait toujours à l’interpeller. Il répondait volontiers avec cette décontraction typiquement américaine en usant de We/You/I, donnant cette grande impression de proximité.

Dans ma longue carrière j’ai rarement été aussi remonté au sortir de ce type de réunions, qu’en quittant les siennes. Un sentiment partagé par tous mes collègues.

Cette notion est bien comprise chez Intel par exemple où tous les dirigeants ont un blog interne, le CEO Paul Otellini – inclus. Grâce à ce medium  ils bénéficient de la formidable aptitude à la désintermédiation des outils du net et établissent des conversations directes avec potentiellement tous les employés.

Conclusion #4 : un discours conversationnel de manager aide à assoir un leadership et contribue grandement à impliquer les collaborateurs.

5 – The global conversation

<Update 02/12/09> Merci à Christophe ! Un point essentiel qui n’est pas traité dans le billet initial : la conversation globale.

Avec les réseaux sociaux, la conversation de la machine à café devient globale.

Plutôt que de converser avec toujours les mêmes personnes, avec lesquelles on est en permanence et avec lesquelles on partage la même connaissance, on élargit le cercle de la conversation grâce aux plateformes collaboratives à des populations plus variées et plus larges.

Mark Granoveter a théorisé la dessus : il appele cela les liens lâches (Strength of weak ties). L’immense intérêt est qu’en échangeant avec des gens différents au niveau des activités, fonctions et responsabilités, on fait naitre de nouvelles idées et de l’innovation.

Par ailleurs cela confère plus de sens à notre contribution en l’inscrivant dans une perspective plus globale de l’entreprise. En échangeant avec des gens à l’autre bout de la chaîne de production des produits et services sur lesquels on travaille, on acquiert une vision plus large de l’activité et on appréhende de façon plus concrète le rôle de notre contribution dans cette chaîne.

Conclusion #5 : Les plateformes collaboratives permettent de donner une dimension plus globale et transverse à la conversation. Elles favorisent ainsi dans un premier temps l’échange d’idées et l’émergence de l’innovation. Dans un second temps elles permettent au travailleur de la connaissance de mieux comprendre la valeur de leur contribution dans une perspective plus large de l’entreprise.

</Update>

19 Comments

  1. Merci pour cet excellent article Cecil, qui apporte des arguments à ceux qui travaillent pour que l’on passe d’une logique de conservation à une dynamique de conversation. Je complèterais bien avec cet article de Clive Thompson sur wired : http://www.wired.com/magazine/2009/10/st_thompson/ (…”when you float off into a reverie, you’re actually doing important data storage work”), idem pour les conversations : nous avons besoin de nous dé-concentrer de temps en temps pour mémoriser mieux et être plus innovants.

  2. Intéressante théorisation d’une approche qu’en tant que réinventeur de mondes autour de la machine à café, je pratique depuis bien longtemps en Mr Jourdain de la création de connaissances.
    Je suppose que la dernière création de Google, Wave, qui pérennise l’information sous une forme “searchable” au fur et à mesure de sa production, collaborative et conversationnelle à souhait, va à la fois favoriser et valoriser les “conversations”, pour peu que le clavier/écran devienne une interface naturelle de la relation humaine (c’est déjà le cas chez les ‘digital natives’).

  3. Bonjour Christophe,

    Merci pour ton commentaire. En effet il va etre intéressant d’observer l’éventuelle adoption de Google Waves pour des conversations globales et multi-média.

    Mais je pense que pour l’instant cette technologie ne concerne pas encore l’entreprise. Lorsque tu vois que les wikis et blogs sont encore peu adoptés alors qu’il s’agit de technologies vieilles de 10 ans, on se dit qu’il va se passer du temps avant l’adoption de Google Waves.

    Du coup ton commentaire fait apparaitre un point essentiel que je n’ai pas traité : avec les réseaux sociaux, la conversation de la machine à café devient globale.

    Plutôt que de converser avec toujours les mêmes personnes, avec lesquelles on est en permanence et avec lesquelles on partage la même connaissance, on élargit le cercle de la conversation grâce aux plateformes collaboratives à des populations plus variées et plus larges.

    Mark Granoveter a théorisé la dessus : il appele cela les liens lâches(Strength of weak ties). L’immense intérêt est qu’en échangeant avec des gens différents au niveau des activités, fonctions et responsabilités, on fait naitre de nouvelles idées et de l’innovation.

    Par aillerus cela contribue aussi à donner plus de sens à notre contribution en l’inscrivant dans une perspective plus globale de l’entreprise.

    Du coup je vais updater le billet. Merci pour la conversation Christophe : tu vois cela a permis de formaliser une idée qui n’était que diffuse … Strength of weak ties indeed !

  4. Bonjour Cecill,

    Heureux d’avoir pu contribuer à la réflexion; et simplement amusé de constater que la forme de notre échange à propos de Google Wave (billet -> commentaire -> update) est précisément celle que Wave se propose d’adresser.

    Pour ce qui est de l’intérêt des ‘liens lâches’; j’approuve totalement. Il y a longtemps qu’on reconnait l’apport créatif qu’il y a, au sein d’un collège d’experts, à la présence d’un candide (rôle que je prend un malin plaisir à tenir chaque fois que j’en ai l’occasion 😉

    Quant aux freins à l’adoption des outils Web 2.0 dans le monde professionnel, un billet de Louis Nauges, datant pourtant d’un an, montre bien le défi que l’intégration des “Digital Natives” représente :
    http://nauges.typepad.com/my_weblog/2008/12/digital-natifs-en-entreprise-des-opportunit%C3%A9s-en-or-.html

    Les entreprises doivent résoudre leur conflit d’intérêts entre le besoin de sang neuf, apporteur d’idées et d’énergies nouvelles d’un coté, et la résistance au changement s’arcboutant trop souvent dans une stase frileuse de l’autre. Dans 5 ans maximum, plus aucun jeune diplômé n’acceptera d’envisager son avenir professionnel au sein d’un environnement du siècle dernier, et les sociétés qui persisterons vieilliront. On sait ce qui arrive ensuite.

    Au plaisir d’un prochain échange.

  5. Cécil,

    merci pour ce post intéressant et le(s) moyen(s) que le middle management doit mobiliser pour évoluer vers un leadership transformationnel (par opposition à un leadership transactionnel).

    Ceci dit tout le monde ne s’est pas construit forcément pour avoir le savoir-être nécessaire pour pouvoir être un manager transformationnel et avoir une interaction sociale conversationnel (vision et challenge), plutôt que de type “marche ou crève”(control ans command).
    De la même facon que nous sommes nombreux, pour trouver une réponse à une question, à préférer poser la question à la machine (Googler) plutôt que d’avoir à interroger un autre humain (via des outils comme les réseaux sociaux) ce qui permet pour les question difficilles d’avoir plus rapidement une réponse de qualité…

    En France, nos esprits formés à l’approche analytique (trop cartésiens) et insuffisamment systémiques constituent en effet un handicap comme tu le précise dans ton dernier commentaire.

  6. Bonjour Alain,

    Merci pour ce commentaire.

    Tu as tout à fait raison : plus je réfléchis au problème de l’adoption E2.0 plus je me dis que le noeud du blocage figure au niveau du middle management. Crozier et bien d’autres ont montré qu’il s’agissait là du frein principal au changement en raison de cette fascination du pouvoir, aussi minime soit-il.

    Il y a de nombreux billets à ce sujet sur la blogosphère : comment le middle management va être déstabilisé par l’avènement de l’entreprise 2.0 etc …

  7. Je pense que nous sommes également les héritiers d’une société qui, durant longtemps, a développé la transmission verticale et univoque de l’information et où “rétention” rimait avec “autorité” et “hiérarchie”.

    Beaucoup de managers sont encore figés dans cette position. Pour eux, partager l’information, (information latérale) mais surtout en débattre, c’est perdre un peu de son pouvoir. Trop de communication et de discussions autour d’une idéé neuve, d’un nouvel angle d’approche, remettent en cause leur autorité et parasitent “le seul” message valable…le leur.

    Heureusement, cela évolue…

    rapidement ???

  8. Je ne jetterai pas la pierre au middle management, au sens où le middle management est naturellement le reflet du management au plus haut de l’entreprise.

    Je pense donc que la responsabilité est, avant tout, celle du dirigeant dans son incapacité , le cas échéant, à porter une vision d’entreprise et à motiver et challenger son équipe (c’est à dire l’ensemble des collaborateurs en s’appuyant sur son middle management) autour de son projet d’entreprise.

    Nos principaux freins, en France, sont donc l’héritage de notre formation, de notre histoire et de notre culture et sont culturels (culture d’entreprise, culture de management). Ils doivent doivent être travaillés au plus haut niveau de l’entreprise….

    Au contraire, dans les entreprises (il y en a quelques unes), ou les plus haut dirigeants, ont une culture de management transformationnelle, la résistance pourra, en effet, venir du middle management de type “petit chef”, si ces managers sont incapables ou ne veulent pas s’inscrire dans la culture responsabilisante et ouverte du dirigeant.

    Mais, dans ce type d’environnement et sauf à être très “mauvais”, un middle manager, devrait rapidement comprendre la vision portée par leur supérieur et comprendre alors les possibilités offertes par ce type de solution pour l’entreprise… sinon il risque d’avoir à rapidement devoir se trouver un nouvel employeur 😉

  9. Eloge de la conversation sur Heavy Mental !

    Joseph, je traite de ces obstacles culturels dans mon best seller : entreprise.fr 2.0 les 5 obstacles culturels.

    Il y avait Philippe D’Iribarne hier aux matins de France Culture ; il en parle merveilleusement bien.

    Alain > hmm … je suis bien plus pessimiste que toi au sujet du middle management. Je suis moi même à ce poste. La tentation du petit pouvoir aveugle bien souvent mes collègues. Et je ne suis pas d’accord pour dire qu’il s’agit là d’une conséquence du upper management. Dès lors qu’on encadre des équipes ou même des projets, il s’agit d’une question d’intégrité pas de mimétisme.

  10. je te rejoins totalement quand tu parles d’intégrité. Je parlerai de cohérence entre ses propres valeurs et celles de l’entreprise. et si on constate, ce n’est pas facile d’en assumer les conséquence, par exemple en quittant l’entreprise.

    Ceci dit, je pense que la “tentation du petit chef” que tu sembles observer est probablement une reaction de stress ou de peur vis à vis de changement imposés, et non compris. C’est là que se trouve la responsabilité de l’upper management au sens ou je pense que c’est de leur responsabilité à la fois de prendre conscience, le cas échéant, de ce que tu observes et de s’assurer que leur vision est comprise et partagée par leurs équipes et le middle management.
    je ne dis pas que c’est simple, et ne leur jette pas la pierre …..

    Est ce que dans ton entreprise, l’upper management est présent sur le terrain pour expliquer, discuter, prendre le pouls, se rendre compte de l’ambiance, des pratiques, de l’appropriation de la vision et de leurs messages ou compte-t-ils beaucoup, par exemple, sur les systèmes de contrôle en espérant que toute l’entreprise les suit là ou ils veulent aller ?

  11. Alain,

    Je pense que la tentation du petit chef est inhérente à notre culture d’entreprise.

    Je te renvois à mon billet au sujet des 5 obstacles culturels, à l’importance de la dimension professionnelle dans la définition de l’identité, à la diabolisation de l’entreprise dans notre culture (et au cynisme subséquent de notre relation au travail), à la relation entre le pouvoir et le contrôle de l’information etc …

    Je ne me prononce pas sur mon entreprise. Je parle des managers que j’ai croisés durant mes 20 années d’expérience et cette tentation très forte chez les managers français.

    Il s’agit d’une relation malsaine au rôle de manager et cela n’a pas grand chose à voir avec le upper management. Il y a comme un fatalisme cynique que je désapprouve et que je combats quotidiennement.

    Et aujourd’hui avec l’émergence des plateformes collaboratives, l’absurde de cette situation apparait de manière plus criante.

  12. Google Wave, fort malin, me semble conçu pour un monde parallèle où tout le monde roulerait en SegWay.
    (Remember? L’engin deux roues à gyroscope qui devait révolutionner les transports urbains. Tous les gourous étaient d’accord.)

    Il faudrait tout lacher pour s’en servir efficacement. Sous peine de multiplier les redondances “outils”.
    Ce n’est pas demain la veille.

    “Too much noticeable differences.”
    Un principe marketing en or que Google semble avoir oublié.

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