Pourquoi Versailles règne sur la pop musique hexagonale

J’aime beaucoup les chansons de Phoenix, en particulier celles de deux derniers albums en date : l’étincelant Never Been Like That (dont est tiré l’immense Consolation Prizes clippé ci-dessus) et Wolgang Amadeus Phoenix.

Le travail des guitares de Christian Mazzalai et Laurent Brancowitz est remarquable : les entrelacs d’arpèges et de guirlandes de riffs subtils de Fender Telecaster évoquent immanquablement l’orfèvre Johnny Marr (The Smiths).

La voix de Thomas Mars demeure neutre, compressée et sans effet ; pas d’affect inutile :  la quintessence de l’esprit indie. Mars est volubile et sa prosodie qui rebondit sur des syllabes superposées donne une aspect élastique à son chant (sur Consolation Prizes, le “When my godgiven little became a lot older”).

Le batteur Thomas Hedlund est un Golgoth donnant une assise et un groove incroyable aux concerts de leurs deux dernières tournées.

Les mélodies sont splendides, solaires et mélancoliques : nul doute pourquoi les filles peuplent en majorité les concerts du groupe.

A l’image de Daft Punk et Air pour la musique électronique, Phoenix est l’icône d’une indie-pop française qui s’exporte (Grammy Award best indie rock album 2009 pour Wolfgang Amadeus Phoenix). Et comme Daft Punk et Air, Phoenix vient de Versailles.

Liverpool & Manchester

En Grande Bretagne, les groupes de rocks majeurs viennent des villes ouvrières.

Liverpool (The Beatles, Echo & The Bunnymen, The Pale Fountains, la liste est longue) Manchester (The Smiths, The Stone Roses, Oasis, New Order, Buzzcocks, etc …), Sheffield (Pulp) ou Birmingham (Arctic Monkeys) ont ainsi été les berceaux de formations essentielles.

Même les groupes majeurs de la capitale viennent de quartiers populaires (The Jam) ou incarnent (The Clash) la culture prolétaire et contestataire.

Tous ces groupes portent crânement l’étendard de la culture middle working-class. Pete Doherty et Robert Smith sont ainsi d’indéfectibles supporters des Queen’s Park Rangers et les frères Gallagher de Manchester City (prononcer Citeh) : comme pour le football, la culture rock britannique est une culture du rassemblement et de l’identification.

Here come Les Inrocks

La passion pour cette culture sera le carburant du magazine les Inrockuptibles.

Son positionnement : pop délicate thé au lait, humour lettré (Morrissey), songwriters délicats (Nick Drake) et/ou maudits (Mark Eitzel), musiciens amateurs et amour de la chanson parfaite.

La culture indie donc, aux antipodes d’une mythologie rock frelatée portée par des magazines hexagonaux sacralisant des guitar-heros dans des hagiographies hystériques perpétuant le tryptique Sex & Drugs & Rock’n’roll.

Je ne remercierai jamais assez les Inrocks d’avoir éclairé la pop musique d’une lumière inédite jusqu’alors dans la presse magazine française (et l’insupportable JD Beauvallet de  m’avoir transmis cette passion pour le rock de Manchester). Il n’en demeure cependant pas moins que l’avènement des inrocks s’est construit contre l’existant, contre la vulgate.

Même s’ils les ont par la suite été réajustées lorsqu’il fallu vendre des hebdos, leurs positions initiales contre Noir Désir (“De la poésie de seconde littéraire”) ou Louise Attaque (“patate, fayots, lardons”) restent emblématiques de ce rejet systématique.

Du coup, notre culture pop s’est teintée d’une notion d’élitisme pour aboutir à ce paradoxe intellectuel invraisemblable : l’appropriation d’une culture profondément populaire middle-class et anti-establishment en Angleterre par une bourgeoisie française incarnant l’establishment et asseyant son hégémonie.

Anecdote révélatrice : dans une chronique remarquable de Fear of a Black Planet de Public Enemy en 89, Serge Kaganski faisait ainsi intervenir des persona sociologiques : la fan des Smiths etait une étudiante littéraire de Paris VI.

Chief Cultural Officer

Dans l’épatant Chief Cultural Officer (sur lequel Hypertextual reviendra longuement), l’anthropologue Canadien Grant McCracken remarque que grâce à l’avènement de la contre culture, l’obsession du statut s’est peu à peu estompé dans la société nord américaine pour être remplacée par l’avènement du cool.

Il conclut qu’en abandonnant un système atavique de classes, cette société est entrée dans la modernité.

Il constate toutefois à travers les écrits de Bourdieu que ce basculement n’a pas eu lieu en France où on sait, depuis la Distinction, que les objets culturels sont essentiels à la perpétuation du statut social. Et ici bien plus qu’ailleurs cela s’applique à la pop culture en général et la pop musique en particulier.

Si la culture pop britannique se vit en se rassemblant et partageant, la nôtre est basée sur la distinction, i.e le rejet, l’exclusion et cette attirance irrépressible pour l’exclusivité.

Il se prend pour qui ce Michael Jackson ?

L’arrogance des frères Gallagher est coolisime et hilarante (“Il se prend pour qui ce Michael Jackson, pour moi ?” Noel Gallagher) car elle est l’expression de la fierté prolétaire, de cet humour salvateur sur sa propre condition, humour typiquement british.

Cette même arrogance devient insupportable lorsqu’elle est portée par des groupes issues des beaux quartiers de Paris telle que la Paris Teenage Rock Scene que Rock&Folk fait mousser depuis plusieurs années (BB Brunes, Second Sex, The Parisians).

Elle incarne alors l’hégémonie de l’ordre établi et, accessoirement le népotisme d’un pays où des pans entiers de l’industrie culturelle se décident sur quelques pâtés de maison.

Bordeaux dispose aussi d’une Teenage Rock Scene florissante.  Dans un fanzine local (Esprit) j’ai ainsi pu lire l’interview de The Deans dans laquelle le chanteur concédait le plus simplement du monde que plus tard, pour respecter la tradition familiale, il deviendrait architecte. Sans que cela ne fasse sourciller l’interviewer. On croit rêver.

Back from Mars

Il n’y a donc plus d’étonnement à avoir : dans notre pays “révolutionnaire”, les hérauts de l’expression culturelle anti-establishment viennent forcément de la ville du Roy.

Phoenix renvoie cette image parfaite de la jeunesse des beaux quartiers, bien élevée, aux émotions subtiles et contenues. (ouf : grâce aux videos live on voit qu’ils transpirent parfois et que Thomas Mars ne peut s’empêcher ces petits hoquets maniérés en fin de phrase : ils sont donc humains).

Ce faisant ce groupe étend le cadre de la violence symbolique et de l’hégémonie bourgeoise à une sphère qui relevait jusqu’ici de l’intime et de l’immaculé : celui de la construction de soi lors de l’adolescence à travers la musique populaire. Je ne peux réprimer un vague dégoût.

Ce n’est certainement pas volontaire, je suis persuadé qu’il s’agit de gens sincères. Ce sont d’authentiques musiciens, en permanence sur la route pour rencontrer leur public et jouer, jouer et jouer encore. Une preuve que leur amour de la musique est indéfectible : cela intime le respect.

Reste que comme Daft Punk et Air, ils sont de Versailles. Qu’ils le veuillent ou non, ils incarnent l’appropriation de la pop musique pour servir l’hégémonie socio-culturelle.fr. La teneur symbolique est bien trop lourde pour un type normal comme moi.

11 Comments

  1. Sans parler d’Alex Gopher ou même d’Etienne de Crécy. Et sans parler non plus de Saint-Germain-en-Laye, autre ville royale de l’ouest parisien, avec Ludovic Navarre, qui fut un des pionniers de la French Touch…

  2. Salut Hrundi,

    Merci pour le commentaire. C’est un peu moche tout cela en effet.

    Ou sont nos Arctic Monkeys ? Nos Libertines ? Nos Stone Roses ? Cela me laisse inconsolable.

  3. Hey Cray,

    Soyons sérieux 2 secondes. Cocoon passera jamais la manche et avec vos 11 finales de rugby perdues (record en cours …) vous êtes justes de sympatiques losers.

    Ca manque de panache tout de même.

  4. LES DAFT NE SONT ABSOLUMENT PAS DE VERSAILLES MAIS DE PARIS ! (une petite recherche suffit à le démentir) merci d’éviter de propager cette rumeur

  5. C’est un bon papier.

    Je suis né à Versailles puis j’ai dansé de 1989 à 1994 au Marquee et au Club Dog, je vous donne donc mon avis.

    C’est une bonne analyse mais vous oubliez l’essentiel : ce rock indie que chérissait les Inrocks de la première heure est mort en 1994 avec l’arrivée d’Oasis et il en fût de même pour la house et l’Euro dance.

    Dans ce désert, les petits français ont singé leurs idoles , DAFT PUNK a voulu faire du Altern8-808Sate, AIR du kind of Primal-Scream en réutilisant ce qui émanait de l’underground quelques années plus tôt pour en faire du GAP rock.

    Alors oui ils sont upperclass certainement et en contradiction avec le genre qu’ils défendent mais au final on s’en fout car c’est pas la musique que nous recherchons même si elle y ressemble; en comparaison j’écoute Elvis & Roy Orbison et jamais Jonnhy & Eddy.

    Bon été!

  6. Merci pour cette perspective éclairante.

    Je ne suis pas sûr que Oasis ait tué qui que ce soit. J’en tiens pour preuve le retour du rock à converses, pantalons slims et Telecaster dans les 2000 avec Strokes, Libertines, White Stripes ou plus tard Arctic Monkeys (ou encore la Teenage Paris Rock Scene – sourire).

    Je ne dis pas qu’ils sont en contradiction avec un genre, je constate juste la différence entre les profils socio-culturels des étendards de la pop culture en UK en en France.

  7. “Tous ces groupes portent crânement l’étendard de la culture middle-class.” Vous voulez dire la culture working classe je pense…

  8. En Angleterre “middle classe” est utilisé en opposition à la culture populaire / ouvrière appelée “working classe”. Les middle class sont les bourgeois pas les ouvriers… Et les grands bourgeois sont les “posh”. Oasis ne sont certainement pas middle class!

  9. Merci Lucine, vous avez raison. Ceci dit il y a une vraie identification de la culture middle-class envers ces groupes. Tous mes potes lorsque j’habitais à Londres étaient middle-class (mais pas vraiment bourgeois) et étaient fascinés par tous ces groupes.

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