Dans l’inusable Organizational Culture and Leadership, Edgar Schein explique qu’un des niveaux de déchiffrage d’une culture d’entreprise est celui des basic underlying assumptions, les éléments culturels sous-jacents, éléments admis implicitement, tabous et jamais discutés ouvertement.
Un de ces éléments est le rapport à la vérité. Ce rapport à la vérité peut se modéliser sur un axe. À une extrémité de cet axe se trouve la croyance : “On gère nos projets ainsi parce que Bob le chef nous l’a dit et parce qu’on a toujours fait comme ça”. Vérité sous-tendue : notre manière de faire est la bonne.
À l’autre extrémité de cet axe se trouve le pragmatisme et l’approche scientifique.
Trois lectures de l’été dernier, lectures que je mûris lentement depuis (d’où cette chronique tardive), me font penser que cet axe culturel n’est pas cantonné aux seules cultures des organisations.
Cet axe délimite aussi deux visions de notre rapport au monde, visions qui s’affrontent inlassablement depuis plusieurs siècles.
1. Le Royaume
Le Royaume est un récit qui relève de l’auto-fiction et de la vulgarisation théologique. Dans cet ouvrage polymorphe ou s’entremêlent réflexions théologiques, crises de foi, longues marches amicales et fantasmes masturbatoires d’un écrivain en panne, Emmanuel Carrère raconte les 3 ans durant lesquels il a profondément été croyant. Et l’étude théologique qu’il a menée sur les écrits saints pour en livrer une vulgarisation en se concentrant sur trois figures majeures de la chrétienté : Jésus, Paul et Luc.
Ne connaissant pas les écrits saints j’ai ainsi appris trois choses essentielles. La première est que la mission de Jésus, sa seule obsession, était l’avènement du royaume de dieu (hence le titre), qu’il pensait voir de son vivant. La seconde est que Paul, celui qui a inlassablement contribué à l’essor du Christianisme, n’a jamais rencontré le Christ et a concentré son discours sur un tout autre sujet que le royaume : le miracle de Jésus ressuscité. La troisième chose est que ce miracle n’existe pas dans la version originale de l’évangile selon Matthieu : dans cette version les femmes qui reviennent à son caveau sont stupéfaites et le texte s’arrête ainsi. Les pages qui expliquent que le corps du christ a disparu ont été rajoutées trois siècles plus tard à cet évangile. La conclusion de l’auteur est que le christianisme s’est répandu sur un malentendu ou tout au moins une distorsion originale de la parole de Jésus. Et la croyance dans le fait qu’il est ressuscité séparent ceux qui croient des autres.
Un immense plaisir de lecture qui insiste sur la puissance narrative des métaphores de Jésus, sur l’éloquence inédite des épîtres de Paul qui stupéfient à l’ère de la philosophie antique et sur l’insondable beauté de la croyance.
2. Jésus de Nazareth
Jésus de Nazareth est un essai de Paul Verhoeven (oui, le réalisateur de Basic Instinct). Passionné par la figure du christ, dans sa dimension romanesque, Verhoeven a lui aussi inlassablement étudié les évangiles et textes sacrés. Le réalisateur néerlandais a sans succès essayé d’adapter cet ouvrage à l’écran. Vu son contenu, on peut anticiper qu’il sera extrêmement compliqué pour lui de financer ce long-métrage. L’auteur s’emploie à déconstruire chacun des miracles, en donner une explication la plus réaliste possible, pour déshabiller le mythe et se rapprocher au plus près de l’homme Jésus. Ce livre est une parfaite transition avec le suivant car sur une thématique liée à la religion et la croyance, il procède avec une approche scientifique. Il explore des hypothèses, évalue des possibilités, démonte des éventualités (dont une avancée par Carrère – le souffrant que l’on a fait passé par le toit sur son lit).
Même si son livre est, forcément, moins bien écrit que celui de Carrère, il offre un regard encore moins complaisant et encore mieux documenté : une lecture très complémentaire à celle du Royaume.
Il s’agit de l’ouvrage essentiel du neo-darwinisme. Un ouvrage implacablement, irrémédiablement, impitoyablement scientifique. La thèse de cet essai, si inconfortable qu’elle en devient terrifiante, est que le but ultime qui préside à nos actes est celui de permettre à nos gênes de perdurer. Ainsi, de façon indirecte, les gênes que nous portons, et qui existent depuis des millions d’années, guident nos gestes et nous utilisent comme véhicules pour survivre. La radicalité de l’hypothèse et du modèle permet d’expliquer un grand nombre de comportements non expliqués jusqu’alors tel l’altruisme ou le comportement d’animaux telles les abeilles ouvrières (qui partagent un ADN identique – à la différence de frères et soeurs par exemple) et se sacrifient sans réfléchir pour la fratrie.
Accessoirement cet ouvrage scientifique vulgarisateur passionnant répond à une question essentielle : qu’est-ce qui, au bout du bout, sépare le masculin du féminin ? La réponse fait mal : la taille de leurs cellules reproductrices. Les cellules reproductrices masculines sont beaucoup plus petites et plus nombreuses que les cellules reproductrices féminines. La conséquence ? La mère va surinvestir sa progéniture car elle représente un investissement cellulaire considérablement plus important.
Un ouvrage qui a ouvert de nombreux débats et un auteur qui en alimente d’autres dans son combat inlassable contre le fanatisme religieux, qu’il soit créationniste dans les pays anglo-saxons, islamiste ou autre. Nous sommes sur le terrain privilégié de l’affrontement entre ces deux visions de notre rapport au monde.
Méthode Scientifique
Attardons nous un instant sur ce qu’est la perspective scientifique. La vérité y est vérité parce qu’on l’a mesurée, on l’a objectivée. Elle est dynamique, déduite de la méthode scientifique moderne qui date du XVIIème siècle qui est un processus continu. Elle évolue à mesure que de nouvelles expérimentations apportent du savoir validé par l’expérience.
Pour information, vous l’avez probablement oubliée, mais cette méthode essentielle qui nous permet d’avoir une relation objectivée au monde, est enseignée à l’école au CM1.
La croyance
A l’opposée de cette approche, on retrouve la croyance : une vision marmoréenne et inamovible de la vérité. Cette propension à la croyance ne concerne pas seulement le fait religieux mais aussi de nombreux autres domaines tels que notre relation au travail pour revenir à Schein (ce qui peut rendre les choses insolubles dans un monde en profonds changement) voir la croyance scientifique, ce qu’évoque la fameuse citation de Max Planck (“La science avance, un enterrement à la fois”).
Loi Travail
Dans le contexte d’aujourd’hui, on pourrait défendre la proposition selon laquelle la croyance religieuse a été remplacée dans notre pays laïc par la croyance idéologique et politique. L’instrumentalisation de la loi travail est particulièrement révélatrice de cette tendance. La véhémence qu’elle suscite montre combien ici on remet en cause une croyance profondément enracinée dans l’inconscient-collectif.fr.
Et on se prend à rêver à cette citation du politologue américain James Kloppenberg au sujet de la filiation philosophie du président Barack Obama :
Obama est attaché à la tradition du pragmatisme, intitiée par les philosophes John Dewey et William James. Ces penseurs affirmaient que toute forme de certitude dogmatique est incompatible avec une approche scientifique. Ils plaidaient en faveur de l’expérimentation dans tous les domaines, en philosophie et en politique, où chaque idée avancée doit être soumise à un examen critique et à une vérification par le biais de l’expérience.
Une proposition qui relève de l’impensable dans notre pays qui préfère se condamner à un inexorable déclin plutôt que risquer d’expérimenter de nouvelles lois qui vont à l’encontre de croyances profondes, croyances qui l’enferrent dans le pessimisme social. Un des aspects qui donne ce charme coriace à notre pays, j’imagine.