Paris ou l’obsession de l’exclusivité

La culture, dans sa définition éthologique (ensemble de savoirs et de pratiques qui se partagent et se transmettent socialement au sein d’un groupe donné) est une spécificité de l’espèce humaine qui ne laisse de me fasciner.

A ce titre, j’adore les villes. Elles sont un condensé, un fixateur de culture. Marcher sans but précis dans les grandes capitales est une de mes grandes joies.

J’ai ainsi parcouru des kilomètres dans un nombre important de métropoles (New York, Londres, Milan, Barcelone, Zürich, Papeete, Montréal, Florence, Rome, Nice, … ouaip, man : j’ai bourlingué)  à écarquiller les yeux, le nez et les oreilles pour m’emplir de l’âme de ces métropoles.

Paris est probablement une de celles au charme le plus coriace, pour citer le mot de Ariel Wizman.

Symbole d’une splendeur révolue

On ne peut se promener sans se retrouver face à un monument chargé d’histoire, traverser une rue mythique, ou avoir le souffle coupé par la beauté de l’architecture.

Malheureusement, ce charme étourdissant s’étiole dès lors que l’on discute un peu avec ses habitants et qu’émerge alors, immanquablement, cette obsession de l’exclusivité.

Le premier à faire ceci, à acheter cela ; un des rares à tutoyer untel de (forcément) très connu ; à avoir connu tel endroit (bar, restaurant, night-club) symbole d’une splendeur révolue ; un des seuls acceptés ici ou là ; à se fournir chez le meilleur { métier_de_bouche } ou se faire traiter par le meilleur { profession_de_santé } de la place de Paris.

Là ou cela devient grotesque, c’est lorsque cette obsession investit le territoire virtuel. Ainsi même l’excellent Serge Soudoplatoff est tombé dans le panneau en résiliant son contrat internet France Telecom sous le motif qu’il n’avait plus le numéro client 001. (note : pour dire la vérité, je ne suis même pas sûr qu’il soit parisien : en revanche son anecdote l’est. En diable).

Il s’agit d’une tendance très lourde et assez spécifique à Paris : j’ai vécu 3 ans à Londres et n’ai jamais observé de telles propensions chez les londoniens – sauf peut-être chez les parisiens émigrés (rires).

Cela m’a donc fait réfléchir dans le TGV du retour, entre Poitiers et Angoulême crois-je me rappeler : quels sont donc les moteurs derrière cette permanente auto-justification (car c’est bien de cela qu’il s’agit). Deux causes potentielles me sont venues à l’esprit :

Densité

Paris présente une urbanisation très particulière avec un noyau extrêmement dense : le 75 dispose ainsi d’une des densités d’habitants les plus élevées au monde, comparable à celle des grandes métropoles asiatiques.

Densité de population bien entendu mais aussi de pouvoirs et de richesses : sur quelques pâtés de maison se décident des pans entiers de la culture francophone (littéraire, musicale, cinématographique, artistique) ou de l’économie française.

Dans l’effervescence de cette hyper-concentration, l’esprit de compétition est féroce, impitoyable. Il n’y a pas de place pour tout le monde : onneli ze strongue survailleve. On veut donc passer l’épaule.

Elitisme

La seconde proposition est évidemment notre remarquable culture de l’élitisme. L’anonymat, symbole de quiétude dans tant d’autres grandes villes, est ici une tare.

La middle class stigmatisée, on se drape dans l’étoffe soyeuse de quelques qualités remarquables pour s’extraire de la masse. L’escalade concurrentielle d’acquisition de biens positionnels telle qu’énoncée par Fred Hirsh et développée par l’ouvrage la Révolte Consommée.

Un trait culturel fort de notre pays, simplement exacerbé par le contexte de la capitale.

Compassion

Dans sa remarquable keynote A Kinder Philosophy Of Success, Alain De Botton explique que lorsqu’il voit passer une Ferrari il éprouve beaucoup de compassion pour son conducteur. Selon lui, quelqu’un qui éprouve ainsi le besoin de se protéger doit se sentir particulièrement vulnérable.

Ce billet, donc, pour témoigner de ma sympathie à l’endroit des habitants de la grande ville et de la vulnérabilité qu’elle leurs inspire.

6 Comments

  1. Le jour où Paris n’est plus arrogant, désespérément ambitieux, c’est-à-dire balzacien, Paris ne sera plus Paris.

    Ariel Wizman a en effet parfaitement raison de parler d’un “charme coriace”. Mais vous n’avez retenu que le deuxième mot dans votre analyse.

  2. Bonjour l’orangie –

    Vous êtes injuste – j’ai evidemment abordé les deux parties de la citation de Wizman. Relisez le billet.

    Ce qui m’interesse ici est l’auto-persuasion et la vulnérabilité plus que l’arrogance.

    On retrouve cette auto-persuasion dans le nombrilisme de la ville des lumières et ce reflexe métonymique consistant à universaliser ce que l’on observe à Paris.

    Nombrilisme que l’on pouvait comprendre au début du 20è siècle mais qui est devenu particulièrement inapproprié un siècle plus tard : la place de Paris dans le monde artistique/economique/culturel/technologique est bien moins prépondérante.

    Il demeure que je ne vois que Rome parmi les villes que j’ai visitées pour disputer à Paris le titre de plus belle ville du monde.

    Et n’en voit aucune pour lui disputer le titre de la plus anxiogène.

  3. J’ai relu le billet pour vous faire plaisir 🙂

    Las, vous réduisez le charme de Paris (en tout cas dans ce billet) au “monument chargé d’histoire”, à “une rue mythique”, ou a la “beauté de l’architecture”. C’est un peu court, et somme toute, assez carte postale.

    S’il existe un charme “coriace” de Paris, il se trouve bien plutôt chez les Parisiens et non dans le paysage ou l’héritage historique : insupportables ces Parisiens, sans doute, mais possiblement intéressants lorsque l’ambition et la vanité se muent en énergie, en créativité. C’est la comédie humaine, c’est un théâtre, pas plus, pas moins. Et je reprends volontiers votre expression “fixateur de culture”(s). Cela dit, au bout du compte, votre approche me semble un peu manichéenne, tout au moins radicale. Les Parisiens que vous décrivez ne vivent pas forcément dans “l’auto-persuasion” et ils ne se lèvent pas le matin en ce disant qu’ils habitent le centre du monde ou la “ville Lumière”. Ils vivent à leur façon c’est tout (dans le langage de l’Unesco on appelle cela la “diversité”, d’autres parleront “d’identité d’un territoire”) ; ils échafaudent des projets, ils espèrent rencontrer untel, ils s’enorgueillissent d’avoir commandé le dernier Ipad (ah zut, ça ce n’est pas franco-parisien) que sais-je encore.

    Personnellement, je préfère laisser les distributions de bons points aux instits’. Je préfère me glisser dans les rues et les appartements au gré des rencontres individuelles, sans tenter d’attribuer un pédigree à celle-ci ou celui-là.

  4. hmm … les gens viendraient du monde entier et feraient de Paris la ville la plus visitée au monde pour venir se faire maltraiter par les parisiens ? Laissez moi réfléchir un instant (rires).

    Ce ne sont pas des cartes postales mais des éléments qui résonnent d’un profond écho : cela s’appelle la culture.

    Je ne distribue pas de bon points, je m’exprime sur des éléments culturels qui me semblent frappants et me font me questionner car la culture ne laisse de me etc …. Incidemment, durant ma visite j’ai rencontré des parisiens, d’où ce billet.

    On peut tout à fait être une capitale culturelle et avoir beaucoup de recul et d’humour sur sa condition, voyez les londoniens. Paris préfère une flamboyance épuisante à ces vertus.

    Pour citer Nabokov (qui tenait Balzac pour piètre romancier) : malheur à la création dépourvue d’humour.

  5. Mais pourquoi pas, la tragédie et le spectaculaire ? Faudrait-il que Paris emprunte à Londres ou à quelque autre ville son état d’esprit, son “humour” ? (à mon tour de rire).

    Au bout du compte, vous semblez avoir une approche assez “culturellement correcte” en oubliant qu’une ville – quelle qu’elle soit – est un organisme vivant et imparfait.

    Quant à Nabokov (que j’apprécie beaucoup) vis-à-vis de Balzac, cette saillie est gratuite et n’apporte rien à cette conversation.

    Bonne journée.

  6. loranji,

    merci pour le temps que vous consacrez à ce billet. Un des miracles d’internet : une conversation passionante avec quelqu’un qu’on ne connaissait pas le matin même.

    (en fait j’ai édité le commentaire : j’ai remplacé la tragédie et le spectaculaire par flamboyance épuisante : plus pompeux mais plus juste aussi.)

    pour la saillie : elle n’est pas gratuite. Vous me parlez de créativité et je vous parle du manque d’humour sur notre condition.

    je ne dis pas que Paris doit faire ceci ou cela. Je constate simplement qu’elle est ainsi, que c’est un trait fort de la culture de ses habitants.

    Il s’agit d’un constat pour lequel (au prix d’efforts considérables) je me suis gardé, dans le billet initial, de jugement de valeur explicite.

    Je m’efforce d’en comprendre la source et partant, éprouve de la sympathie pour les habitants.

    Merci encore de votre participation. Je vous souhaite une très bonne journée.

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