Ma conviction est que même si c’est très bien de révéler tel ou tel aspect intéressant d’un texte, votre rôle de lecteur est de rendre ces derniers signifiants,de comprendre comment ils contribuent à produire un sens plus large (…) Seule une lecture détaillée vous permettra de saisir ce tableau général ainsi que la manière dont chaque pièce s’y insère. C’est cela, une interprétation, et c’est à cela que sert la philologie. L’interprétation n’est pas une vague projection subjective, elle doit procéder d’un examen méticuleux des données, c’est à dire ce qui se trouve dans le texte.
L’Odyssée – un père, un fils une épopée de Daniel Mendelsohn est un roman admirable et bouleversant qui établit un un parallèle entre l’étude de l’oeuvre de Homère vu sous la perspective de l’angle relation père fils (avec la filiation Télémaque / Ulysse / Laërte) et la relation entre le narrateur et son père. Nous avons déjà cité ici Mendelsohn, professeur universitaire de lettres classiques.
Cette citation incarnant encore une fois la rigueur de l’esprit classique évoque deux choses très profondes selon moi : le rapport à la littérature mais aussi le rapport au travail d’où sa présence ici. Et voici pourquoi …
La mécanique de la fiction
Lorsque j’ai commencé à vraiment apprécier la littérature (vers 18 ans, malgré tous les efforts de l’école républicaine pour m’en éloigner) j’étais fasciné par ce mystère : qu’est-ce donc qui me transporte ainsi ? Quels sont les éléments qui font que cela me plait tant ? Où se cachent la magie et le savoir-faire ?
Le cinéma comme passeur
Même si j’ai du mal à le relire aujourd’hui, Philippe Djian a eu un rôle instrumental dans ce parcours. Comme bon nombre d’adolescent de mon âge j’étais amoureux de Betty, le personnage de 37°2 le matin le film de Jean-Jacques Beineix sorti en 1986.
Cela m’a donné envie de lire d’autres romans de Djian. Je garde un très beau souvenir de la lecture de Échine en 88 et de Lent Dehors (quel beau titre !) en 91. Le romancier autodidacte a joué ce rôle essentiel de passeur pour me faire découvrir toute la grande littérature américaine : Miller, Fante, Steinbeck, Brautigan, Melville, Twain, Faulkner et bien sûr Salinger.
Le film L’insoutenable légèreté de l’être de Philip Kaufmann me permettra de la même façon de tomber amoureux de Juliette Binoche et de découvrir l’oeuvre de Milan Kundera qui m’orientera lui davantage vers les auteurs européens (Kafka ou Musil).
Lo-lee-ta
Mais l’auteur qui a su le mieux répondre aux questions que je me posais sur la mécanique mystérieuse de la littérature est Vladimir Nabokov. À l’été 1991, son Lolita s’est révélé être pour moi comme une révélation : rarement ai-je éprouvé une telle allégresse à la lecture d’une fiction. Le souffle romanesque était à l’oeuvre sous mes yeux, en pleine lumière.
Issu de l’aristocratie russe, Nabokov est contraint de s’exiler aux États Unis suite à la révolution bolchevique et la seconde guerre mondiale. Il y enseignera la littérature russe et la littérature européenne à l’université de Cornell. Il aura parmi ses élèves de grands auteurs tels que John Updike. Ces cours sur la littérature ont été publiés.
Suite à la lecture de Lolita, je m’y suis immergé durant les années 1991 et 1992. Ils me permettront d’étudier la littérature et d’en percer les mystères : Flaubert, Proust, Kafka, Joyce, Dickens en Europe ; Tolstoi, Tchekov et Gogol (qu’il vénère), Tourgéniev ou Dostoievski en Russie.
Malheur à la création dépourvue d’humour
La grille de lecture littéraire de Nabokov a souvent été contestée. Ainsi son aversion pour le roman engagé (Sartre, Gorki), pour le style de Dostoievski (qu’il qualifie d’excellent dramaturge mais de piètre romancier) ou encore son profond mépris pour le bolchevisme vont avoir du mal à passer auprès des intellectuels français des années 60 qui façonnent encore aujourd’hui notre-façon-de-penser-la-littérature.fr.
Pourtant, il s’agit de la grille de lecture qui résonne avec le plus d’intensité dans mon expérience littéraire. Poésie, style, structure et humour : “Malheur à la création dépourvue d’humour” aimait-il répéter durant ses cours.
Et surtout une lecture rigoureuse du texte pour comprendre, assimiler et s’approprier les différents images et sensations qu’ont voulu transmettre les auteurs. Le bon lecteur est un relecteur expliquait-il volontiers. Extrait du 4ème de couverture de Littératures II consacrée aux auteurs russes, un écho remarquable de la citation de Mendelsohn ci-dessus :
La littérature doit être émiettée, disséquée, triturée ; vous devez sentir son parfum âcre dans le creux de votre main, vous devez la mastiquer, la rouler sur votre langue avec délices ; alors, et seulement alors, vous apprécierez son incomparable saveur à sa juste valeur, et ces fragments, ces miettes redeviendront un tout dans votre esprit (…)

L’objet littéraire comme positionnement social
Cette vision déconstruite de la littérature offre non seulement une explication satisfaisante pour en comprendre les prodiges. Elle permet aussi de se détacher d’un détournement égotiste de l’objet littéraire consistant à utiliser les livres comme objets de positionnement sociaux. Dostoievski ou Céline pour se positionner comme un jeune homme complexe et torturé ; Sartre pour montrer son engagement politique ; Tchekow pour montrer son goût le théâtre ; l’autofiction dans les années 90 pour montrer sa pertinence sur la littérature post-moderne etc … J’étais très mal à l’aise avec ces prises de position me questionnant sans relâche. Le but de ce grand art littéraire ne pouvait être une chose aussi terriblement superficielle, quoique attendrissante.
Non ce ne l’était pas. Bien plus qu’avec tous les autres grands romanciers qui ont rédigé des essais pour décrypter ces mystères (Lodge, Calvino, Kundera pour citer parmi mes auteurs préférés) je compris grâce à Nabokov, dans quelle mesure la littérature était un art à part entière.
Back to work
Tout cela est bel et bien mais quelle analogie avec le monde du travail ? Et bien l’analogie que je vous propose est la suivante : dans les situations complexes du travail comme dans la littérature, l’interprétation n’est pas une vague projection subjective, elle doit procéder d’un examen méticuleux des données.
Les problèmes auxquels nous faisons face chaque jour sur notre lieu de travail ne doivent pas être considérés comme des objets grâce auxquels je me positionne socialement (statut social hiérarchique ou connaissance des “solutions” sur étagère).
Ils doivent être émiettés, disséqués, triturés pour apprécier leur incomparable valeur : celle d’un apprentissage en devenir pour la personne qui, après l’avoir compris, va pouvoir expérimenter une solution issue de son analyse de la situation.
