Troisième volet de cette série. Après un article sur une émission de télévision et un autre consacré aux articles de presse, voici venu le temps de s’occuper d’un troisième média traditionnel : la radio.
En finir avec la propagande anti-Lean donc car, dans le sillage de l’esprit d’économistes éclairés tels que Benoît Hamon, on sent bien que l’on touche avec ce sujet à des croyances profondément ancrées dans la culture sociale française.
Des croyances incarnées dans une émission de la pourtant respectable France Culture (je suis fan depuis une bonne douzaine d’années) par l’animatrice Maylis Besserie : “Entendez-vous l’Eco : Histoire des géants : Toyota et les chaînes de Production“. Un choix éditorial sur lequel nous allons revenir, deux chercheurs bien français Patrick Fridenson et Michel Freyssenet, et des intervenants comme on les aime. À dire la vérité on entend beaucoup moins “l’Eco” que “la Propagande” dans cette émission.
“La France perd un point de croissance en raison de son manque de culture économique” nous explique le prix Nobel Edmund Phelps. Il est triste de constater que France Culture y contribue activement avec ce genre d’émissions …
Approximations
Adoncques Freyssenet et Fridenson nous raconte l’histoire des techniques au coeur du Toyotisme. Malheureusement ils se trompent : c’est Sakichi (le père) et non pas Kiichiro (le fils) comme ils le prétendent, qui a inventé le système d’arrêt au défaut sur les machines à tisser. Kiichiro, le fils, a en revanche eu l’intuition du juste à temps pour l’industrie automobile pour une raison toute simple : le constructeur ne dispose alors pas des fonds nécessaires pour investir les sommes colossales en matières premières pour concurrencer les marques américaines avec leur stratégie de marché de masse.
Ensuite ce n’est pas Kiichiro qui a eu l’idée du supermarché et du Kanban mais Taiichi Ohno qui a ensuite passé sa carrière à mettre en place dans des dizaines d’usines ces deux principes : l’arrêt au défaut (le Jidoka) de Sakichi et le Juste-à-temps de Kiichiro.
Enfin je ne sais pour quelle raison les deux chercheurs s’appesantissent sur le changement de système d’information dans les années 1970. Quand on sait dans quelle estime Taiichi Ohno tenait l’informatique, on ne peut que rire de ce parti-pris incompréhensible.
La Ligne Éditoriale
En plus de nos deux experts, la journaliste a choisi deux interlocuteurs de choix à interviewer pour alimenter l’émission : Satochi Kamate et Jacques Généreux.
Le premier a publié en 1973 un ouvrage à charge contre le constructeur japonais (présenté par la journaliste comme “Best Seller de Toyota” – sic !) : Toyota l’usine du désespoir. Le second coordonne le programme économique de la France Insoumise. Je n’ai aucun soucis (enfin si mais bon) avec ce choix s’il est contre-balancé par des chercheurs / économistes qui ont plutôt porté l’énergie de leur recherche sur les points forts du Toyotisme et qui en ont compris les avantages stratégiques. Bien évidemment les autres experts ne peuvent pas avoir la dimension de Freyssenet et Fridenson, hein. Je pense à Jeffrey Liker, qui a réalisé sa thèse et rédigé ou co-rédigé une dizaine livres sur le sujet, et qui enseigne à l’université du Michigan ; à Steven J. Spear, qui a travaillé à la chaîne chez plusieurs constructeurs automobiles, dont Toyota dans le cadre de ses études et de sa thèse à Harvard et qui enseigne aujourd’hui au MIT ; à Daniel T. Jones, dont le travail au MIT sur l’ouvrage “The Machine That Changed the World” a été disqualifié en raison “de nombreuses faiblesses méthodologiques” par un autre génie de notre recherche, Tommaso Pardi – dont la thèse a été dirigée par Freyssenet ; ou, plus proches de nous, à Michael Ballé ou Godefroy Beauvallet tous deux chercheurs à Telecom ParisTech, eux aussi auteurs ou co-auteurs de nombreux ouvrages sur le sujet.
Mais en fait non : la ligne éditoriale n’était pas intéressée par une analyse moins hostile : une recherche qui n’est pas CONTRE le système de production n’est pas une recherche pertinente, semble-t-il. Le fait de n’avoir que des intervenants avec des positions résolument à charge contre le Toyotisme donne une bonne indication de la ligne éditoriale de l’émission. Si vous n’avez pas encore compris, dans ma grande mansuétude, je vous le souffle à l’oreille : le Toyotisme est une incomparable réussite dans “l’industrie des industries” telle que Peter Drucker qualifiait l’industrie automobile : ça veut dire que c’est LE MAL. Fucking Evil, mate.
L’Explication
Si les deux chercheurs ont du mal à contester la réussite de Toyota, ils en ont une explication bien particulière. Ainsi, l’essentiel de cette explication porte sur le système de rétribution des employés avec une partie fixe de 40% et un variable qui dépend des “objectifs de réduction de coûts, et notamment des temps standards, fixés par la direction à chaque équipe de travail et ce mois après mois” (à 26 mns). L’un des deux avance ainsi, goguenard, que l’idée de la contribution de chacun à l’amélioration pour expliquer la réussite est un “conte de fées” (à 27mns 45) :
“L’investissement des salariés dans la réduction des coûts à une base matérielle bien concrète (…) Si on ne comprend pas ce coeur du réacteur, on a un conte de fées avec des salariés qui, pour la beauté de s’investir, de faire preuve d’initiative, de découvertes etc. , participent à la performance de l’entreprise.”
Si on n’a pas compris (on n’est pas bien malin faut dire, hein), la journaliste en remet une couche : “C’est peut-être en cela que réside la révolution du Toyotisme, dans le fait de suspendre les salaires si les objectifs ne sont pas atteints.” En effet, nous sommes bien ici au “coeur du réacteur” : celui du cynisme institutionnalisé à l’endroit du monde du travail.
Il s’agit là d’une proposition nouvelle que je n’avais jamais croisé dans la vingtaine d’ouvrages que j’ai lus sur le sujet. Mais, soit : supposons que cette hypothèse soit à considérer, qu’il s’agisse d’une “avancée” (yeux au ciel) de la recherche française et qu’effectivement il puisse y avoir une corrélation entre la partie variable du salaire et l’amélioration de l’entreprise. En ce cas, ce qui est ennuyeux est que cela n’est pas présenté comme une hypothèse, étayée par des exemples concrets montrant la corrélation, dans une démarche scientifique que l’on serait en droit d’attendre de la part de chercheurs. Non, il est présenté comme une évidence.
Si ces messieurs s’intéressaient à la dynamique sociale des organisations (plutôt qu’à la seule perspective caricaturale de la lutte de classes) ils sauraient que la réalité d’une entreprise est un peu plus subtile que cela. On dispose d’environ une cinquantaine d’années d’étude de sociologie d’organisation qui déconstruit cette hypothèse très peu imaginative. De nombreux travaux montrent ainsi que la seule motivation extrinsèque (rétribution) ne permet pas d’avoir des résultats soutenables sur le long terme, et certainement pas à l’échelle de ceux de Toyota. Seul un management créant le contexte d’une motivation intrinsèque le permet – voir à ce sujet les travaux de Richard Ryan et Edward Deci ou encore ceux de Csíkszentmihályi.
Le second intervenant a lui aussi son moment, lorsqu’il avance:
“L’industrie c’est une défaite massive du syndicalisme de lutte.”
Et Besserie, sans sourciller, de présenter les deux intervenants comme ayant une perspective “équilibrée”.
Incapable d’expliquer rationnellement le succès de l’entreprise, on utilise une imagerie d’Épinal que l’on ne présente même pas comme une hypothèse : ce n’est pas exactement du travail de chercheurs.
Le problème que pose l’usine de Valenciennes
Bien sûr, ce n’est pas très fair-play d’évoquer au sujet d’une émission ce dont elle ne parle pas. Néanmoins cela pose question. Pourquoi ne pas avoir invité à l’émission des responsables de l’usine de Valenciennes pour avoir une vision peut-être moins fantasmée et plus concrète de ce qu’il se passe vraiment dans ces usines, du fruit de cette histoire.
Car ce qu’il s’y passe va complètement à l’encontre de la croyance des dirigeants européens ou de notre fantasme sur l’économie de la connaissance (énoncé dans la Stratégie de Lisbonne). Cette usine montre qu’il est possible dans un pays riche, où le coût du travail n’est pas particulièrement bon marché, d’avoir une industrie qui construit des produits d’entrée de gamme tout en étant compétitif et en créant de la richesse. Cela en s’appuyant sur la compétence des collaborateurs et leur engagement à améliorer sans cesse les processus de production. J’oubliais : ils font cela en dépensant deux fois moins de ressources naturelles que leurs concurrents, voir à ce sujet la présentation de Steve Hope au Lean Green Day de Paris. Un authentique cauchemar pour nos chercheurs qui se moquent de ce “conte de fées”.
On pourrait même imaginer inviter un représentant syndical du site. De la CGT (seul syndicat à avoir refuser les accords proposés par la direction) bien sûr tant qu’on en invite un d’une autre organisation, par exemple la CFDT, syndicat majoritaire sur le site. La CFDT dont Michel Sailly a écrit un ouvrage proposant une perspective très nouvelle sur le Lean, ouvrage préfacé par Laurent Berger. Alors bien sûr, Sailly n’est pas un chercheur, il n’y connait pas grand chose (il a juste passé deux ans dans des usines japonaises de la marque pour comprendre ce système de production) et la CFDT est un syndicat soumis et inféodé au grand capital.
Cependant, cela aurait permis de compléter une émission qui sincèrement, sent un peu la poussière de bibliothèques Marxistes. Si elle pouvait aussi sentir un peu l’odeur âcre des usines – la plus appropriée pour illustrer l’histoire de ce géant de l’automobile – , cela ne serait pas plus mal.
Entendez-vous la Propagande ?