
En tant qu’agents du changement, nous nous retrouvons souvent à maugréer contre les équipes qui ne nous semblent pas concernées par le projet de transformation que nous portons avec elles. Et, immanquablement, nous en parlons entre nous et notre sensei, Marie-Pia Ignace, n’a de cesse de nous demander quels irritants nous pouvons aider l’équipe à supprimer.
Ce que l’on veut faire avec le Lean ce n’est pas les engager pour les faire réussir mais les faire réussir pour les engager. Et, ce faisant, développer leur leadership. Car le leadership n’est pas l’exclusivité des cadres ou des dirigeants. Le leadership se développe chez chaque personne qui s’approprie un sujet et s’engage à le mener à son terme.
Et une des immenses joies de ce métier est de voir d’un mois à l’autre comment une personne ou une équipe a développé le sien et obtenu des résultats remarquables.
Lean = starisation des gens normaux
On entend beaucoup parler des entreprises du numérique comme exemples d’entreprises exemplaires en termes d’agilité mais j’observe que les entreprises les plus agiles que j’accompagne ne sont pas nécessairement des entreprises de cette industrie.
Aussi ces histoires ne porteront que sur des contextes d’entreprises classiques dans des activités classiques afin que l’on distingue bien la pratique, sa vertu et ses résultats, de la poussière magique du « digital ». Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus nécessairement de « talents » ou de « grands potentiels » mais de personnes normales qui font leur travail normalement. Mais qui, en le faisant ainsi, avec ce supplément de réflexion, deviennent à mes yeux d’authentiques stars.
Les petites victoires comme stratégie d’amélioration
Enfin, il y a plusieurs lectures à ces histoires. La première serait de dire qu’il ne s’agit là que de problèmes périphériques qui ne vont pas « changer le monde ».
La seconde c’est se demander ce qu’il se passerait si chaque personne de l’entreprise apportait régulièrement ce type d’améliorations. Il s’agit bien sûr de la posture lean qui va rechercher de multiples petites améliorations successives plutôt qu’une grande, révolutionnaire. Les mathématiques sont intraitables et nous rappellent que 100 améliorations successives de 1% sont près de trois fois 35% supérieures à une amélioration de 100% (1,01 exp 99 = 2,70).
Laetitia et les interruptions : contexte
Premier volet de cette petite série, voici l’histoire de Laetitia. Laetitia travaille dans une société de services à la personne. La promesse de cette entreprise est d’accompagner des personnes non autonomes, souvent lourdement handicapées, et de leur apporter, au delà des soins et attention indispensables, de la sérénité.
Dans ce but, chaque mois, l’équipe support demande à chacun de leurs bénéficiaires (ou leur famille lorsque ceux-ci ne sont pas en mesure de répondre) leurs souhaits d’accompagnement (date, heure, préférence en termes d’auxiliaires de vie) pour le mois suivant. De la même manière, l’entreprise souhaite donner un cadre de travail confortable à ces auxiliaires et leur demande leurs souhaits en termes de jours libres (ils sont souvent amenés à travailler le week-end) pour qu’ils puissent s’organiser le mois suivant.
Le planning mensuel
Ainsi, cette équipe peut construire le calendrier d’accompagnements des soixante bénéficiaires avec la centaine d’auxiliaires en combinant les préférences de chacun. Il s‘agit d’un travail extrêmement complexe.
Pour les informaticiens dans la salle, cela correspond à faire de tête un croisement de deux bases de données en faisant correspondre les préférences des uns (bénéficiaires) avec les compétences (savoir cuisiner, …), les caractéristiques (être un homme pour certains bénéficiaires ou une femme pour d’autres) et les disponibilités des autres : les auxiliaires.
Le problème
Le problème auquel est confronté Laetitia est le suivant. Chaque mois elle est interrompue à de très nombreuses reprises pour des demandes de changement de programme. C’est un problème car cela lui demande une surcharge mentale importante, elle doit appeler de nombreuses personnes et gérer l’effet domino sur les autres auxiliaires et leurs emplois du temps. Et pendant ce temps là, elle ne peut pas faire son métier à savoir gérer les autres tâches administratives de cette entreprise en plein essor. C’est aussi un problème car suite à ces modifications, il est très rare que les bénéficiaires puissent avoir la présence de leurs auxiliaires favoris.
Les causes
Lorsque nous regardons de plus près le sujet avec l’analyse de mails et SMS de demandes de changement, on se rend compte qu’il y a deux types de demandes : les demandes des bénéficiaires et les demandes des auxiliaires. Les demandes des premiers sont beaucoup plus importantes : sur le mois de septembre il y en a eu 48 contre 12 demandes d’auxiliaires. Nous décidons donc de creuser ce premier sujet.
Une seconde analyse nous montre que 39 demandes parmi les 48 proviennent de quatre bénéficiaires en particulier. Mme A et messieurs W, X et Y.
Les contre-mesures
Fort de cette vision plus précise de la situation, Laetitia va s’organiser pour traiter ce sujet.
Mme A. ne sait pas s’organiser et ses demandes sont incessantes. Laetitia décide d’en parler avec Delphine qui est aide-soignante. Au terme de la discussion, elles se mettent d’accord sur une contre-mesure. Delphine rendant régulièrement visite à Mme A. elle va être avec elle pour l’accompagner lorsqu’elle répond à la demande de préférence envoyée par Laetitia par mail. Ainsi Delphine va pouvoir s’assurer que Mme A. donne bien des souhaits d’accompagnement qui n’entrent pas en conflit avec d’autres soins dont elle bénéficie (kinésithérapie, etc …).
Pour ce qui est de M. W il traverse une période de changements : il a une compagne et a repris des activités d’enseignement. Un échange avec lui montre qu’il n’avait pas mesuré l’impact de ses demandes de changement intempestif. Il en va de même pour monsieur X. Enfin Monsieur Y se déplace beaucoup entre Paris et Bordeaux et se souciait peu de l’impact de ces changements tant qu’il est accompagné par ses auxiliaires préférés (ce qui est rarement le cas suite à des modifications de planning).
Laetitia va modifier le mail de demande d’organisation du planning du mois suivant pour en faire un spécifique pour ces quatre bénéficiaires afin de leur rappeler combien il est important, si les bénéficiaires veulent avoir leur accompagnement préférentiel, d’éviter de procéder à ces changements. En limitant ce mail aux quatre bénéficiaires qui représentent la majorité des demandes, on ne va pas ennuyer les autres bénéficiaires avec une demande qui ne les concerne pas.
Enfin elle va échanger avec son manager afin que lors des régulières visites de bénéficiaires pour évaluer leur niveau de satisfaction, celui-ci va en profiter pour rappeler combien ces changements sont difficiles à concilier avec leurs demandes de continuité d’accompagnement avec les mêmes bénéficiaires.
Résultats
Lorsque nous faisons une première observation mi-Octobre, le résultat est probant : il y a eu 0 demande de changement de planification par les bénéficiaires. Un second check fin Novembre montre qu’il y a eu très peu de changements, et il s’agissait de changement exceptionnels, non anticipables. Et le taux de satisfaction des bénéficiaires est plus élevé car ils ont pu bénéficier de l’accompagnement de leurs auxiliaires favoris.
Aujourd’hui, ce problème qui rendait la vie de Laetitia si compliquée il y a encore deux mois n’est plus un sujet pour elle. Il s’agit d’un authentique soulagement. En clarifiant la situation et en portant un regard très précis sur la situation, le lean lui a permis de transformer un soucis anxiogène (des changements de planning intempestifs) en problème actionnable.
De la même manière que le Lean rend visibles les problèmes, il rend tout autant les réussites visibles. Nous parlons de créer les conditions de la réussite. Et l’ensemble de l’équipe a pu célébrer ce petit succès de Laetitia. Car elle a su s’organiser et solliciter les bons soutiens pour traiter ce problème par elle même. Voilà du leadership en action.
(Illustration : Simon Stalenhag)
Bonjour et merci Cécil pour ce récit; beaucoup de choses sont percutantes : observation, recherche du problème, hiérarchisation, priorisation, positionnement, reformulation du (des) problème(s), contextualisation, pour qu’il soit précis et factuel.
#systémie
Merci aussi de rappeler par votre récit que l’on agit par petites touches sur des comportements et non sur des personnes! J’y vois là une clé importante dans la résolution de problème que nos croyances ont souvent tendance à nous faire oublier.
Mais au final, la surprise du jour vient d’ailleurs : je viens de lire enfin une définition du leadership que je comprends : “Le leadership se développe chez chaque personne qui s’approprie un sujet et s’engage à le mener à son terme”. C’est concret, c’est juste et cela donne l’intention du “leadership’ avant de s’engager dans tout ce que cela induit chez les personnes… sachant que pour chaque personne, il prendra une teinte différente. (merci de me laisser l’occasion ici de tordre le cou à toutes les recettes de cuisine sur le leadership). Bonne journée Emmanuelle
Merci pour votre commentaire Emmanuelle !
“100 améliorations successives de 1% sont près de trois fois supérieures à une amélioration de 100% (101 exp 99 = 270).”
Amélioration de 100% sur une base 100 : on arrive à 200
100 améliorations de 1% sur une base 100 : on arrive à 270
donc 100 améliorations successives de 1% sont de 35% supérieures (270-200/200) à une amélioration de 100% !
Oh mon dieu, c’est embarrassant. Merci pour la correction. Voici en action le biais de confirmation qui exagère les bénéfices de la solution proposée.