Soudain il y eut un silence. On avait remué tant de vase qu’on ne savait plus où on en était et ce qui avait été décidé. Maxwell sauva la situation en proposant l’habituelle solution de paresse, à savoir la “constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation et présenterait à une commission ad hoc, à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements, un avant projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long terme d’action systématique et coordonnée en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations.”
Belle du Seigneur, roman monstrueusement ambitieux (1109 pages) d’Albert Cohen, n’est pas seulement l’exploration entomologique d’une histoire d’amour iconique : c’est aussi une critique très violente de la bourgeoisie genevoise d’une part et de la bureaucratie d’autre part.
Directeur d’une entité à la Société des Nations, Cohen dépeint dans ce roman de nombreuses saynètes ou le ridicule de la comédie humaine dans le cadre professionnel rayonne d’une lumière particulièrement réaliste : cela sent le vécu.
L’extrait ci-dessus n’est pas sans évoquer de nombreuses scènes vécues dans ma longue carrière. Car, ne nous voilons pas la face : ces mêmes principes absurdes sont toujours à l’oeuvre dans l’entreprise du XXième siècle. Le point intéressant intéressant est que l’on retrouve la mécanique qui mène à la complexité artificielle que critique Yves Morieux dans cet article de la Harvard Business Review (ou dans ce TED Talk). Car, paradoxalement, cette solution de sur-ingénierie administrative est la solution de paresse et aussi la moins courageuse en ce que ces couches d’abstraction bureaucratique tiennent la réalité à une distance suffisante pour qu’elle soit inoffensive dans le contexte de leur réunion.
Je vous fais grâce de ma perspective littéraire sur ce roman dont la lecture est parfois agréable mais aussi parfois éprouvante et inconfortable en raison de la nature de son regard sur les personnages, ses envolées lyriques et les innombrables digressions dispensables. J’ai capitulé au bout de 865 pages – première fois que cela m’arrive d’abandonner un ouvrage si loin dans sa lecture.
J’ai lu Belle du Seigneur il y a longtemps. J’en étais restée épouvantée par le sujet – que, littéraire en diable – j’avais trouvé horriblement et magnifiquement traité – mais j’avais oublié cette acuité du regard sur nos comportements imbéciles et vaguement savants.
Un roman superbe!