Nous avons tous connu tout cette période instable et diffuse durant laquelle chacun pressent un changement dans l’entreprise. L’ombre de la fameuse « Ré-org », allégorique et menaçante, se laisse deviner. On perçoit des chuchotements dans les couloirs, des bruissements feutrés près de la machine à café, des sous-entendus et sourires complices. On remarque de nombreuses réunions avec les managers. Personne n’ose trop bouger : « ah ça on attendra après la ré-org, hein » et cela occupe tous les esprits. Pendant ce temps-là, le client, hein, bon.
Etrangement, on a aussi ce sentiment que cela ne va pas changer grand-chose. Les équipes à ce sujet sont pour le moins sceptiques voir parfois très cyniques. Pour le dire franchement, en 30 ans de vie en entreprise, je ne me rappelle pas avoir vu de réorganisation ayant un changement significatif sur la performance d’un département ou d’une organisation et encore moins sur la satisfaction client.
Pourtant je constate qu’il s’agit très souvent de la contre-mesure mise en œuvre dans nos entreprises dès lors que l’on veut résoudre des « problèmes » (entre guillemets car très souvent ces problèmes ne sont pas caractérisés en tant qu’écart au standard mais en tant que soucis un peu nébuleux et insaisissables).
Jusque-là il ne s’agissait que d’une intuition sans véritable validation par la mesure. L’objectif de ce billet est de raconter deux sessions d’un Serious Game de sensibilisation au management lean et agile qui ont validé cette intuition par la mesure.
Serious Game
Dans leur ouvrage lacunaire et discutable « La Comédie (in)humaine », Nicolas Bouzou et Julia de Funès tirent à boulets rouges (mais vides) sur un certain nombre d’artefacts du management moderne : l’utilisation de post-its, le Chief Happiness Officer ou encore les Serious Game prétextant, en gros, que le boulot c’est du sérieux et qu’on n’est pas là pour s’amuser.
Ce qu’ils n’entendent pas, car ils ne sont pas vraiment en situation d’écoute comme le montre le ton employé dans le livre, c’est que les Serious Game, par la pratique, nous font voir les angles morts de notre pensée. Ils nous révèlent l’impensable.
Cette approche comportementale et empirique a mauvaise presse chez-nous.fr, très empreints que nous sommes de culture psychanalytique d’une part et cartésienne (fascinée par l’abstraction) de l’autre. Ainsi la pratique n’est pas un terme avec lesquels les intellectuels et les consultants sont à l’aise, à moins que nous les ayons rendus abstraits dans cette émanation tayloriste que sont les « best practices » (yeux au ciel).
Cocottes
Le Serious Game Cocottes est un classique qui met les participants en situation de voir, par la pratique, la relation systémique entre les différents piliers des méthode lean et agile : la satisfaction client, la qualité, le travail en flux, la collaboration et l’amélioration continue ainsi que leur conséquence sur la performance opérationnelle et financière. Ce jeu a pour vocation de mettre en œuvre la célèbre citation attribuée à Confucius et à Benjamin Franklin : « Dis-moi et j’oublie, montre-moi et je me rappelle, implique-moi et j’apprends. »
L’objectif de ce billet n’est pas de donner une description complète du jeu (car le jeu ne se raconte pas, il se vit – voir ici pour y participer avec les amis d’Operae Partners à Paris ou Lille) mais d’illustrer notre goût pour la réorganisation et son impact nul en situation de simulation.
En substance, les participants du jeu forment une équipe (entreprise) qui a pour objectif de produire des cocottes en papier qu’ils vont vendre à un client. Il y a une dizaine de tours. A chaque tour on dresse les résultats opérationnels (productivité, qualité …) et économiques de l’entreprise. Et entre chaque tour, les participants s’accordent ensemble sur une action d’amélioration. L’intérêt étant de créer les conditions pour faire un lien de causalité entre l’action d’amélioration et l’évolution de la performance opérationnelle et économique.
Le public de ces deux sessions sont des personnes différentes mais ayant des rôles équivalents (managers, directeurs) au sein d’une même entreprise.
Session #1
Lors de la session 1, l’équipe décide, en première action d’amélioration, de changer l’organisation. Résultat : aucune amélioration dans les résultats.
Leur deuxième action est un changement de nature opérationnelle : cela améliore la performance opérationnelle et économique.
Leur troisième action est encore un changement d’organisation : là encore, aucun résultat sur la performance opérationnelle ou économique.
Pour la suite, l’équipe semble avoir compris et ses changements sont de nature plus précise et plus opérationnelle : les résultats s’améliorent à nouveau.
Session #2
Dans la session #2, Là encore, cette équipe propose d’entrée un changement d’organisation. Et là il se passe quelque chose de remarquable : l’équipe livre au seconde tour 17 produits (alors que le client n’en attend que 10) et TOUS sont KO et rejetés par le client. Ce qui leur donne une pénalité financière substantielle.
Malgré cela, l’équipe est ravie de sa performance. Elle a fait ce que font de nombreuses entreprises : produire plus vite et en masse le mauvais produit. Le fait que les produits soient sortis semble, à lui seul, les satisfaire. En outre, une expérience qui, à elle seule, nous permet de mesurer combien nous sommes culturellement éloignés du consequentialisme.
Il me faut les questionner longuement pour qu’ils voient enfin que le client n’a pas accepté le produit, que cela a été une source de profonde insatisfaction pour lui, et que, enfin, cela leur a causé une pénalité financière que je leur montre sur le graphique.
Debrief
Au terme du jeu, nous échangeons avec l’équipe pour comprendre comment elle a vécu le jeu et pour avoir son analyse sur ce qu’il s’est passé. Là encore je vous passe les détails des révélations qui se sont produites pour chaque participant, cela doit se vivre.
Lors de chacune des deux sessions je leur demande leur point de vue sur la nature des changements proposés et leurs résultats sur la performance. Je m’appuie sur cela sur les graphes de performance en utilisant les visuels affichés. Je reviens sur les initiatives de réorganisation et leur demande, à partir des graphes, l’impact de ces changements. Les courbes sont implacables : ils sont dans le meilleur des cas nuls (sans effets) ou négatifs. Comment l’expliquent-ils ?
Je les sens fébriles sur cette explication spécifique. Ils sont ravis par le jeu et ce que cela leur a permis de voir, mais il persiste comme une ombre au fond de leur pensée sur ce sujet précis.
Le troisième niveau des hypothèses culturelles
Dans son inépuisable ouvrage Organizational Culture and Leadership, Edgar Schein nous explique qu’il y a trois niveaux dans la culture d’entreprise. Le premier niveau regroupe les artefacts visibles que l’on perçoit tout de suite (le dress-code, les éléments de langage, la communication externe etc …). Le second niveau comporte les croyances et les valeurs qui transparaissent plus ou moins rapidement lors d’échanges. Enfin le troisième niveau est celui des croyances sous-jacentes, inconsciemment intégrées comme vraies : elles présentent la particularité d’être en quelques sortes taboues et ne sont jamais discutées.
Nous sommes ici dans ce troisième niveau des croyances culturelles profondes de ce groupe. Le fait d’avoir rendu visible le fait que la croyance « La Re-org permet d’ améliorer la situation » n’est pas vérifiée, les a troublés.
Une expérience à chaque fois marquante et qui, dans ces deux cas, a validé mon hypothèse : les réorganisations ont rarement un impact positif sur la performance de l’entreprise.
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Cet article a été publié dans Culture Kaizen – La transformation des petits matin, livre blanc d’OCTO Technology.
