Perte de sens au travail : dans quelle mesure sommes-nous complices ?

Le sujet de la perte de sens au travail est devenu une litanie permanente que l’on retrouve dans un grand nombre de media : les réseaux sociaux professionnels, les journaux, les media publics (et leur passion secrète pour entretenir un climat anxiogène), des articles de blog (#hypertextual n’a pas échappé à cette injonction) et, ces dernières semaines à la télévision avec le sujet de la hausse significative des arrêts maladie de ces deux dernières années.

L’objectif de ce post n’est pas d’épiloguer sur les causes récurrentes évoquées dans ces reportages, causes souvent déclinées autour de l’idée très répandue chez-nous.fr de la diabolisation de l’entreprise et du travail, sujet déjà très développé que je préfère éviter. L’idée n’est pas de prétendre que ces causes sont infondées mais de faire ici un pas de côté en explorant une question que je ne vois nulle part abordée : quelle est la responsabilité des acteurs (employés, collaborateurs, managers, dirigeants, employés, fournisseurs, consultants, …) dans cette perte de sens ? Ou pour le reformuler autrement : dans quelle mesure sommes-nous aussi complices dans cette perte de sens ?

Imaginer Sisyphe heureux

Dans « Le Mythe de Sisyphe », Albert Camus explique, en synthèse, qu’il n’y a aucun sens à la condition humaine. Il réfute toute transcendance (religion ou idéologie) et nous invite à la « révolte », chaque jour, en étant présent au monde avec passion. Une vision philosophique brutale, dépourvue de toute démagogie, qui résonne particulièrement chez l’apprenti stoïcien que je m’efforce d’être.

Dans une sorte de continuité à cette vision, l’hypothèse avancée ici est que ce sens du travail n’est pas donné : il s’acquiert de haute lutte, au quotidien, par chacune et chacun d’entre nous, en « étant présent au monde » et en regardant la réalité telle qu’elle se présente à nous. Pour illustrer cette proposition, je vais m’appuyer sur un retour d’expérience qui me semble particulièrement représentatif.

Piloter un portefeuille projets

Nous sommes dans une PME du numérique qui propose des solutions de Digital Asset Management. L’équipe de chefs de projet (CPs) a la responsabilité de suivre les implémentations spécifiques de cette solution pour des clients : chaque chef de projet pilote entre 6 à 8 projets d’implémentations.

La livraison d’une grande majorité de ces projets suscite de l’insatisfaction client en raison des retards et des problèmes de qualité. L’impact au niveau des chefs de projet est que comme ils ont du mal à livrer les projets, le nombre de leur en-cours à suivre en parallèle augmente, ce qui rajoute à leur charge mentale. Pour l’entreprise, l’impact est que les commerciaux sont contraints à faire attendre les clients qui souhaitent acheter la solution car l’équipe des CPs n’a pas la bande passante pour intégrer leurs besoins spécifiques.

Nous travaillons donc avec les chefs de projet pour comprendre les causes de projet qui ne sortent pas (lire le REX complet ici) : problèmes de qualité, de besoins mal compris, de spécifications qui changent mais aussi des problèmes de pilotage : des rendez-vous manqués avec les clients, des écarts de vision du calendrier entre clients et CPs, des recettes sur lesquelles les clients sont mal accompagnés etc …

Voir l’écart de compétences

Une observation sur le terrain montre rapidement un sujet de compétences. Car si les chefs de projet savent gérer un projet unitaire, ils ont beaucoup plus de mal à gérer un portefeuille de projets. Une question rapide à chacun permet de déterminer cet écart de compétences : « quelles sont tes échéances projets cette semaine ? » Parmi les six chefs de projet un seul est capable de le dire en moins de trois (longues) minutes d’analyse de son calendrier et de son outil de pilotage projet. Les autres ne savent répondre instantanément, et doivent regarder dans leurs différents fichiers de suivi : ils me proposent de me donner une réponse sous 20 minutes.

Cet écart de compétences étant une des clefs des retards des projets (et de l’insatisfaction client) je leur pose la question suivante : « comment pourrais-tu faire pour, en un clin d’oeil, voir tes échéances projets de la semaine et voir celles pour lesquelles le statut est OK et celles pour lesquelles il est KO ? »

Clarifier les conditions de réussite

Dans une démarche Lean, la première action à engager est de clarifier les conditions de réussite, et de rendre celles-ci immédiatement accessibles : voici pourquoi nous aimons tant le management visuel. Dans The Lean IT Field Guide, Mike Orzen prétend qu’il faut s’organiser de telle sorte à ce qu’en deux secondes, en levant la tête, chaque collaborateur ait une vision claire des conditions de réussite de la journée.

Nous constituons donc avec l’un des CPs (nommons le Étienne) un management visuel représentant, en colonnes, les jours des quatre prochaines semaines, et en ligne les projets. En fonction de l’actualité des projets, nous ajoutons un post-it avec les échéances : il est en vert si cette échéance est OK (par exemple : lancement de la recette client et tout est prêt) et en rouge si cette échéance ne l’est pas. Nous ajoutons aussi un post-it orange pour rendre visible la date prévue de passage en fin d’implémentation, date à laquelle le CP transfère le suivi du client à l’équipe support et peut prendre en charge un nouveau projet. Photo floutée de ce tableau ci-dessous.

Étienne est plutôt séduit par l’approche et accepte d’expérimenter.

Conserver la charge mentale

Suite à la présentation à l’équipe par Étienne de cet outil, et de son utilisation, je construis la semaine suivante avec Catherine (une autre CP) son tableau. Cette dernière se plaint régulièrement d’avoir une charge mentale beaucoup trop élevée (les nombreux projets en parallèle) et du fait que Alister, le manager, passe beaucoup de temps avec elle pour la questionner.

Alors que nous construisons son tableau, elle s’exclame : « ouh là ! Mais tout ce rouge est super anxiogène ! ». J’essaye de voir avec elle parmi les tickets rouges ceux qui seraient faciles à traiter et passer au vert mais, làs ! j’ai déjà perdu son attention. La perspective de transférer sa charge mentale (dont elle se plaint) sur du papier et la rendre ainsi visible ne l’enchante pas. Elle décide de ne pas mettre en oeuvre cet outil. [NDLR ce loupé que je mettrai dans un premier temps sur le dos de la pauvre Catherine me causera une session de coaching serré avec ma sensei, qui me fera voir un gap de compétence dans mes pratiques de coaching pour mobiliser cette personne – l’impitoyable récursivité du lean].

Drive

Il existe une littérature abondante et souvent redondante sur le sujet du sens au travail aussi vais-je revenir à une perspective qui est assez répandue : celle proposée par Dan Pink dans son ouvrage vulgarisateur « Drive » (et sa vidéo TED). Cette perspective a l’avantage d’être facile à retenir en ce qu’elle est organisée autour de trois éléments clefs pour créer les conditions de la motivation : l’autonomie, l’excellence (mastery) et la finalité – ou la raison d’être – (purpose). C’est autour de ces trois points que je vous propose de lire les enseignements de cette mission.

On pourra m’objecter que la motivation individuelle et le sens apporté par l’entreprise sont deux choses différentes mais la perspective ici est organisée autour de l’individu et sa capacité à donner du sens : j’ai la faiblesse de penser que développer sa motivation est une première étape.

Suivi du delivery

Dans les semaines qui suivent, l’ensemble de l’équipe constate une amélioration du nombre de projets livrés chaque semaine (en raison aussi d’autres actions). Etienne s’est complètement approprié ce tableau (à tel point qu’il l’a mis sous Excel, bon) et, avec les CPs qui l’ont adopté, Alister (le manager) l’utilise pour les coacher lors de leur point individuel hebdomadaire.

Pour ceux qui ne l’ont pas mis en oeuvre c’est plus compliqué. Catherine identifie l’accompagnement plus important d’Alister à du micro-management et à un manque d’autonomie et de confiance. Son soucis de charge mentale ne s’arrange pas et ses projets ne sortent pas mieux. Elle a ainsi oublié de caler un point avec un de ses interlocuteurs clients pour les coacher dans la prise en main de l’environnement de recette : son projet va prendre subséquemment deux semaines de retard pour la grande insatisfaction du client : elle n’a pas développé son expertise de management de portefeuille de projets d’implémentation. En travaillant sur ses 6 projets à la fois sans objectifs clairs chaque semaine, Catherine a cette sensation du hamster dans la roue qui fait mille choses sans que celles-ci aboutissent à quoi que ce soit de tangible. Elle a perdu le sens, ce qu’elle me concède volontiers, et finira par accepter, de guerre lasse, de tester l’outil d’Etienne.

De son côté, Etienne a clarifié ses conditions de la réussite chaque semaine : en anticipant mieux, il livre des projets régulièrement et la satisfaction des clients de ses implémentations s’améliore. Il a développé sa compétence de gestion de portefeuille projets : il le sait car il livre davantage de projets dans les temps et parce qu’il obtient un feedback plus positif de ses clients lors de l’entretien de fin d’implémentation. Enfin, Alister lui accorde davantage d’autonomie car il constate lui aussi cette montée en compétences.

Le sens : un combat quotidien selon le Lean

J’observe que les équipes qui pratiquent le Lean sont moins régulièrement sujettes à ce questionnement sur le sens.

Cette approche managériale propose de façon intrinsèque des pratiques quotidiennes (cette attention au monde, chaque jour, préconisée par Camus) qui permettent de lutter contre l’absurdité de nos organisations.

En clarifiant le challenge de façon visuelle, on crée les conditions de la réussite de l’équipe : chacun peut rentrer chez lui à 18:00 avec le sentiment du devoir accompli et sa journée réussie. En livrant régulièrement de la valeur au client au bon niveau de qualité, on permet à chacun de constater sa montée en compétences sur un sujet spécifique (ici le pilotage de portefeuille de projets) et de gagner en autonomie. Enfin, en allant sans relâche chercher le feedback du client, on donne une finalité à nos actions et on est capable d’apprécier la valeur de sa contribution. Dan Ariely montre dans cette autre présentation TED que ne pas avoir de feedback sur son travail est un élément clef dans la perte de motivation. On peut inverser la proposition et avancer qu’avoir une démarche volontariste pour en recueillir régulièrement permet de donner davantage de sens à notre travail.

En finir avec le « busyness performatif »

Mais tout cela nécessite de s’exposer et de prendre quelques petits risques en s’exposant à l’échec – je n’ose parler de « sortir de sa zone de confort » tant j’observe que ceux qui le préconisent ont bien peu tendance à le faire.

Dans son article “The curing value of creation“, David Heinemeier Hansson rappelle que :

“Just as how getting a positive streak of accomplishment going provides its own momentum to keep at it, so too does a negative streak of performative busyness. It pulls you back into the comfort of the mental couch, and hands you the bag of chips to soothe your nagging sense of uselessness.”

Livrer de la valeur et questionner le client pour comprendre la compétence à développer

Voici les questions qui se posent à nous, chaque jour où nous nous plaignons du manque de sens dans notre travail : « que devons nous réussir aujourd’hui pour servir quel client ? » et « quel feedback client pouvons-nous aller chercher pour comprendre ce que nous devons développer comme compétence ? »

Il s’agit de questions inconfortables, qui présupposent que nous sortions de ce que DHH appelle le busyness performatif, pour livrer régulièrement à nos clients quelque chose de valeur, qui est le produit de notre savoir-faire. Et c’est au prix de cet inconfort que l’on parvient à ne plus être complices de la perte de sens (et que l’on se « révolte » contre l’absurdité de notre condition dirait Camus), en développant notre capacité d’agir, chaque jour. J’observe que c’est plus efficace pour donner davantage de sens au travail que les éternelles litanies sur le sujet.

Et vous, comment faites vous pour donner du sens à votre travail et à celui de ceux que vous encadrez ?

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