Travailleur de la connaissance : celle ou celui qui travaille avec l’information ou qui développe la connaissance dans le cadre de son activité professionnelle. (Peter Drucker – 1959)
Une définition simple et visionnaire qui prend d’autant plus de pertinence aujourd’hui qu’une proportion croissante de nos activités s’articule autour de l’économie de la connaissance. Les nouveaux médias du numérique y jouent un rôle prépondérant en contribuant à la diffusion de l’information, à la fluidification sociale et à la capacitation des travailleurs de la connaissance.
Sommes-nous pour autant épanouis et libérés de toute contrainte ? The Social Network propose des éléments de réponse …
Splendeurs
Dans Here Comes Everybody, Clay Shirky explique que le caractère profondément disruptif des nouveaux médias réside dans deux aspects fondamentaux. En premier lieu, ils sont d’une nature many-to-many. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire nous disposons de médias avec plusieurs émetteurs et plusieurs récepteurs.
Ensuite, grâce à ces outils, la théorie du coût de transaction du prix Nobel d’économie Ronald Coase n’est plus avéré : aujourd’hui n’importe qui peut coordonner des actions collectives générant de la valeur pour un coût nul ou quasi nul. Il n’est plus nécessaire de créer une organisation pour organiser de telles actions.
Ajoutons à cela, les coûts dérisoires d’entrée sur le marché des services en ligne et tout cela concourent à créer un environnement dans lequel les knowledge workers disposent de tous les moyens pour entreprendre et gérer leur vie de façon complètement autonome.
Il s’agit d’un contexte inédit et d’une formidable capacitation pour ces derniers. Ce qu’on appelle dans le monde anglo-saxon l’Empowerment.
Dans Management Challenges for the 21st Century, Peter Drucker prolonge sa définition et décrit comment le travailleur de la connaissance est libéré de l’aliénation Marxiste. Selon celle-ci, le travailleur est aliéné car il ne possède pas les moyens de production. Nous, travailleurs de la connaissance, possédons les moyens de production : notre connaissance. Nous sommes donc post-marxistes et ne sommes plus soumis à cette aliénation particulière.
Misères
Cette capacitation ne vient pas sans contre-partie comme le montre Alain de Botton dans sa conférence TED A Kinder Philosophy of Success.
Les attentes n’ont jamais été aussi élevées sur ce que l’on peut accomplir durant sa vie : partout on nous dit que tout le monde peut réaliser n’importe quoi. (…) Nous nous accordons tous pour dire que la méritocratie est une bonne chose (…) Le problème est que dans une société où l’on croit que tous ceux qui méritent réussissent, on implique alors que tous ceux qui échouent le méritent tout autant.
Pour exemple : Derek Sivers le créateur de la start-up CDBaby explique dans le petit guide How to call attention to your music qu’aujourd’hui, les musiciens disposent de formidables outils pour se faire connaitre grâce aux nouveaux media du net. Selon Sivers, s’il y a 20 ans, les musiciens ne disposaient que de 10% des leviers pour se faire connaitre, aujourd’hui ils en disposent de 90%, grâce à ces outils.
La pression est donc considérable pour les knowledge workers. L’objectif est l’ultra-productivité et le Getting Things Done de David Allen est une de nos bibles. Un des principes de la méthode d’Allen : si vous pouvez faire quelque chose en moins de 2 minutes, faites le tout de suite. Le problème : avec les outils numériques quasiment tout peut-être fait en moins de deux minutes.
Cette productivité est accrue par l’usage d’outils tels que Twitter. Tout comme les financiers sont accros au flux d’information des cours de la bourse, le travailleur de la connaissance entretient une relation addictive avec cet outil. En effet, le lien hypertexte est l’agent d’échange (et donc de création de valeur) dans l’économie numérique et Twitter agrége ces liens : l’application d’Evan Williams est donc en quelque sorte devenue le stock market de l’économie de la connaissance.
La déconnexion est devenue inenvisageable car ce serait identifié à de la résignation, à une trahison de la promesse d’autonomisation. Mark Fidelman concédait que dès qu’il voyait un appareil connecté il devenait nerveux et ne profitait plus de ces temps de détente en famille. Un sujet déja abordé par hypertetxual.
Au delà de l’addiction, cette capacitation a un coût : l’Angst. L’angoisse existentielle énoncée par Soren Kierkegaard : nous avons du mal à faire sens de notre existence car nous avons cette conscience que notre futur n’est plus déterminé mais librement choisi.
The Social Network
Empowerment et aliénation : le film de David Fincher est une formidable illustration de ces deux facettes.
Il n’a jamais été aussi facile pour quiconque de réaliser une idée ou un projet et de lui donner une portée universelle. C’est la mission de Zuckerberg avec Facebook.
Il ne s’agit pas de son idée mais là n’est pas la question. Comme le souligne Lawrence Lessig dans sa chronique, le film est surtout l’histoire de quelqu’un qui porte un projet de façon obsessionnelle et qui va en assurer la réalisation. Ce qui fait Zuckerberg dire aux jumeaux Winklevos, détenteurs originels de l’idée de Facebook : “Vous n’êtes pas les inventeurs de Facebook : si vous l’étiez, vous l’auriez inventé”.
Comprendre : vous l’auriez réalisé. On retrouve cette idée forte de l’économie numérique héritée de ce que Richard Florida appelle le protestant work ethic : ideas are cheap, i.e l’idée contribue bien moins à la réussite d’un projet que la capacité à réaliser. Une idée qui gêne beaucoup dans notre culture sacralisant l’intellect et qui n’a qu’un seul mot pour inspiration quand la langue russe, par exemple, en propose deux. Comme le rappelle Nabokov dans ses cours sur la littérature russe, il y a dans sa langue natale une inspiration marquant l’apparition impromptue de l’idée et une seconde, innervant le processus de réalisation dans sa continuité : une inspiration moins spectaculaire mais néanmoins impérative pour l’accomplissement de la première. C’est cette dernière que filme Fincher.
On peut voir dans ce long-métrage une tragédie grecque traitant de trahison ou de lâcheté. On peut aussi y voir à l’oeuvre la nécessité intérieure dont parle Kandinsky dans son essai Du Spirituel dans l’art : ce désir impérieux de réaliser une idée, désir que la capacitation qu’offre le net décuple ; la portée culturelle universelle de l’art étant remplacée ici par la portée technologique universelle qu’offre internet. Ce n’est pas l’argent ou le pouvoir qui intéressent Zuckerberg, mais le devenir universel de son projet.
Le film relate l’ascension vertigineuse de l’entreprise et le succès de Zuckerberg : comme un symbole de l’Empowerment. Mais ce même film se conclut sur l’image de Zuckerberg à l’issue du procès, programmant sur son portable et laissé seul par son avocat qui l’a traité de sale con en raison de son manque d’empathie et de sa relation obsessionnelle avec le monde numérique.
Ou comment raconter en une scène Empowerment et aliénation : les splendeurs et misères du knowledge worker.
Lecture intéressante et, même stimulante, d’un des tous meilleurs films de l’année dernière.
(Stimulant au sens d’une incitation aux réflexions mais aussi au sens de motivant.)
Pour l’anecdote, cette note m’aura aussi permis de faire enfin le lien (sic) entre le nom de ce blog et les liens hypertexte.
Voilà voilà…
Bonjour Aymeric,
Merci beaucoup pour ce commentaire. J’avais ce billet en tête depuis plusieurs mois sans avoir vraiment une perspective intéressante à avancer.
Il m’a fallu du temps pour mûrir le film et faire le rapprochement entre les deux. A posteriori, cela me semble une évidence.
Nos réfléxions respectives ne pourraient pas être plus en phase. Impressionnant.
Bonjour Christophe,
Merci pour ce commentaire. outils froids rulz !