
De nombreux excellents ouvrages sur le Lean ont été publiés ces dernières années. Pourtant, The Toyota Engagement Equation – How to Understand and Implement Continuous Improvement Thinking in Any Organisation propose une perspective unique et une lecture indispensable à quiconque s’intéresse à cette approche de management.
Durant les deux dernières décennies, la compréhension de ce qu’était vraiment le Lean a fait un grand bond en avant grâce au travail de recherche d’experts tels que Daniel T. Jones, Jim Womack, Jeffrey Liker ou encore Michael Ballé. Nous savons maintenant que le Lean est un système de production et de management dont le but est de permettre à chaque collaboratrice et collaborateur de penser son travail et d’apprendre à mieux le faire, avec l’ensemble des différentes équipes, chaque jour.
Ce qu’il manquait à cette littérature essentielle est un témoignage : celui de personnes ayant vécu cette aventure de l’intérieur, au sein du géant de l’industrie manufacturière automobile mondiale, depuis leur statut de newbies à celui de manager. Voilà le sujet The Toyota Engagement Equation : raconter, telle un parcours initiatique, l’expérience particulière vécue sur la chaîne de montage. Car celle-ci s’avère transformer des personnes débrouillardes en penseurs de leur travail et en ambassadeurs de l’amélioration continue auprès de leurs équipes.
En ce sens, ce livre est d’une valeur inestimable. Par ailleurs, The Toyota Engagement Equation est une lecture passionnante, pétris d’anecdotes éloquentes expliquant la mécanique interne de la culture Toyota, plaçant au premier plan le respect des personnes, la discipline et la responsabilité (ce que les auteurs appellent DNA – Discipline’N’Accountability).
L’équation
S’appuyant sur leurs expériences, Tracey et Ernie proposent une équation pour résumer la culture de l’amélioration continue qu’ils ont vécue. Cela peut sembler un peu énigmatique de prime abord, mais cette équation s’avère pratique pour se rappeler comment mettre en oeuvre ces pratiques vertueuses : GTS6 + E3 = DNA
L’objectif ici n’est pas de la décrire (cela prend plus de 250 pages du livre) mais de lister les six “GTS” ainsi que les trois “E”, neuf injonctions que l’on doit suivre pour encourager cette culture d’amélioration continue :
- Go To See
- Grasp The Situation
- Get To the Solution
- Get To Standardization
- Get To Sustainability
- Get To Stretch
Le “E3” quant à lui représente le tryptique Everybody Engaged Everyday. De nombreux consultants en leadership mettent ces trois valeurs en avant mais peu fournissent de telles pratiques actionnables ou exemples terrain faisant le lien entre cette stratégie d’engagement et l’opérationnel quotidien.
Ces deux parties de la formule sont développées dans le livre respectivement par Tracey (GTS6) et Ernie (E3).
L’épiphanie Nemawashi
Je recommande vivement de lire ce témoignage dans son intégralité pour mieux comprendre cette formule magique. Mais il est souhaitable de s’attarder sur le soin particulier qu’apporte Tracey à l’explication d’une dimension qui me semble trop peu développée par la littérature existante : comment engager chacun dans la phase Get To Solution. La pratique correspondante (Nemawashi) est essentielle pour conserver chacun à bord des changements en cours, chaque jour. J’en avais une compréhension assez superficielle jusqu’alors (en partie grâce au livre de Jeffrey Liker The Toyota Way) mais la lecture de ce livre a provoqué une sorte de révélation sur le caractère essentiel de cette dimension dans la culture Toyota. Ainsi Tracey explique que lorsqu’elle est accompagnée par son coach japonais sur un problème complexe (A3), son coach regarde non seulement les résultats obtenus et la rigueur de la réflexion qui a permis de les atteindre, mais la challenge aussi sur la façon dont elle a su engager chacun dans la démarche d’amélioration. Il s’agit d’une des authentiques révélations de ce livre, avec le caractère implacable des recherches de causes racines, l’importance du Takt Time (une amélioration de une seconde sur chacun des process permet de sortir une voiture de plus par heure – de la marge nette) ou encore l’utilisation de leading indicators.
Nous avons eu la chance d’échanger avec Tracey et Ernie à propos de cet ouvrage …
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Bonjour Tracey, Ernie, merci de nous allouer un peu de votre temps pour répondre à nos questions. Quel a été l’élément principal qui a motivé la rédaction de The Toyota Engagement Equation ?
Tracey : L’idée d’écrire ce livre m’est venue il y a une douzaine d’années, en 2007. Nous avions lu de nombreux ouvrages très éclairants sur Toyota et nous nous sommes dit : pourquoi ne par décrire notre parcours de 30 ans sur le gemba depuis une perspective interne, dans la première usine Toyota de TMMK (Kentucky). Pour Ernie et moi, cela a démarré par un très long processus de recrutement qui a duré presque un an et demi. Nous avons été testé sur la résolution de problème, le leadership, l’initiative personnelle, l’écoute, et la capacité à mobiliser l’équipe. Un peu à la manière d’un jeu vidéo, nous passions d’un niveau à un autre. Si je me rappelle bien, il y a eu sept niveaux dans le processus de recrutement. Cela illustre le niveau de réflexion que Toyota attendait de ses futurs employés pour son entité nord américaine. De nombreux formateurs que nous avons eus avaient des connexions avec Taiichi Ohno et la famille Toyoda. Nous nous sentons très chanceux de faire partie de cette lignée et de cet héritage et nous avons pris grand soin d’absorber tout le savoir que nous avons pu. Ce savoir a été acquis principalement sur le terrain (gemba), à travers nos succès et nos échecs (principalement nos échecs d’ailleurs – rires). Cela nous a appris à distinguer nos opinions des faits et à faire attention à ne pas sauter sur des conclusions trop hâtivement. Cela pouvait semblait être un environnement particulièrement rigide mais c’est rapidement devenu une habitude alors que nous construisions la culture qu’ils appellent The Toyota Way aujourd’hui. Le seul sujet était comment développer les personnes de la meilleure façon, en les intégrant à chaque étape de réflexion et d’apprentissage. Nous voulions vraiment partager cette vision centrée sur les personnes qui innerve Toyota dans chacune des facettes de leur business.
Ernie: Tracey et moi expliquons longuement dans le livre comment nous avons intégré ce processus d’apprentissage depuis notre statut de travailleur à la journée (membre d’équipe puis team leader) et le processus de développement jusqu’à des postes de managers. Toyota a une approche unique, que la plupart des entreprises n’envisagent pas de répliquer, avec un manager pour 5 membres d’équipe – à tous les niveaux de l’organisation. Parfois, cela pouvait aller de 4 à 7 personnes sous la responsabilité d’un management, en fonction de la complexité du domaine et le nombre de décisions à prendre. Mais pour la plupart des cas, ce ratio de 1 à 5 est de mise. Je suis intimement convaincu qu’il s’agit d’un facteur clef dans la réussite de notre culture du développement des personnes. Nous n’étions pas submergé chaque jour avec une équipe de 25 personnes à gérer. Dans un monde ou une voiture sort de l’usine toutes les 57 secondes (plus ou moins) vous devez vous appuyer sur l’extraordinaire capacité de réflexion de votre équipe, capacité qu’il vous faut, en tant que manager, nourrir et améliorer, chaque jour.
Comme nous étions la première usine Toyota d’Amérique du nord, il y avait quelques obstacles que nous avons dû négocier tandis que nous apprenions tous ensemble durant ces premières années. La barrière de la langue avec nos formateurs japonais était un authentique obstacle. Certains d’entre eux ont appris l’anglais dans l’avion pour venir aux Etats-Unis et nous avons appris quelques mots de japonais pour pouvoir les aider quand nous le pouvions. Il était parfois difficile de traduire la signification profonde de certains principes du TPS. La formation était souvent sur le poste de travail. C’était de l’anglais à la fois basique et profond : “Sil te plait regarde”, “Sil te plait réfléchit”, “S’il te plait écoute”, “Que vois-tu, que sens-tu, qu’entends-tu ?” Ils nous ont toujours incité à regarder la situation depuis une autre perspective (thinking out of the box). Ces leçons sur le gemba étaient toujours plus profondes qu’elles ne semblaient de prime abord. Ils nous ont appris à faire la différence entre les faits et nos opinions, et à prendre garde à ne pas sauter à des conclusions trop rapides. Dans les entreprises précédentes où j’ai pu travailler, nous étions souvent conditionnés pour sauter à des solutions avant d’avoir vraiment compris le fond du problème. C’était comme reconditionner cette partie de la nature humaine dédiée à la résolution de problèmes. Il s’agissait d’un territoire nouveau, dans lequel on s’arrêtait pour réfléchir. C’était leur mission durant leur premières années. Ils souhaitaient vraiment que cette réflexion ruisselle à travers toute l’organisation, au niveau de chaque groupe, de chaque équipe et à travers tous les départements fonctionnels.
Ces leçons sur le gemba étaient toujours plus profondes qu’elles ne semblaient de prime abord. Ils nous ont appris à faire la différence entre les faits et nos opinions, et à prendre garde à ne pas sauter à des conclusions trop rapides.
Une des choses qui m’a le plus marqué dans le livre est la façon avec laquelle vos coachs japonais insistait sur la mobilisation de chacun dans la résolution de problème. Non seulement attendaient-ils de vous une investigation fine du problème sur le gemba avec des hypothèses, contre-mesures et mesure du résultat explicites, mais aussi la façon dont vous aviez mené le sujet en embarquant chacun. Il s’agit d’une vraie révélation pour moi : l’importance du Nemawashi que vous expliquez si bien dans le chapitre Get to The Solution.
Tracey: Très vite dans notre carrière chez Toyota il a été établi que notre plus grand challenge de manager était le développement des compétences des personnes de nos équipes. Non seulement le succès de la personne mais aussi celui de l’ensemble de l’équipe (les équipes fonctionnelles verticales mais aussi celles, horizontales, sur le processus). Il est difficile de réussir dans cette entreprise si l’ensemble de l’équipe ne regarde pas à travers la même prisme de déploiement de stratégie. Nous avons toujours besoin de garder ces questions à l’esprit lorsque nous procédons à des changements ou des expérimentations : quel impact cela va-t-il avoir sur les membres de l’équipe ? Qu’en est-il de la “big picture” ? Combien de temps cela va-t-il prendre aux personnes pour comprendre et intégrer la nouveau standard, la nouvelle situation ? Notre responsabilité était aussi de comprendre l’ensemble des impacts du problème que nous corrigions. Nous accompagnions alors les personnes à la disposition desquelles nous nous mettions pour continuer à développer leurs compétences et améliorer leurs savoir-faire.
Il est difficile de réussir dans cette entreprise si l’ensemble de l’équipe ne regarde pas à travers la même prisme de déploiement de stratégie.
Ernie: Une autre approche d’amélioration était avec le programme de cercles de qualité avec principalement des équipiers opérationnels et des team leaders, qui choisissaient des problèmes affectant leurs indicateurs opérationnels (qualité, satisfaction client, productivité, coût). D’autres leviers d’amélioration s’incarnaient dans les suggestions d’équipe ou de collaborateurs à travers notre programme de suggestion qui avaient des critères d’acceptations et des mesures pour montrer l’impact des améliorations proposées.

Une authentique leçon pour moi – je détaille cela longuement dans le livre – a été lorsque mon formateur japonais m’a demandé de documenter au quotidien mes interactions. Il me demandait toujours : « Qui as tu aidé à se développer aujourd’hui ? » et ensuite : « Qu’as-tu appris aujourd’hui ? ». Ces questions sont reliées à ces deux concepts essentiels chez Toyota : 1/ le servant leadership et 2/ l’introspection et le hansei. Après plusieurs années de documentation de mes apprentissages et des interactions avec les équipes que j’aidais en tant que manager, j’ai été capable de visualiser et internaliser ma propre évolution et mon propre développement à travers les années. C’était très puissant et j’ai compris le “pourquoi” derrière ces deux questions et ces deux pratiques – bien plus que lorsque j’ai démarré. Je recommande ces réflexions et ces pratiques de documentation aux personnes que j’accompagne comme aux personnes qui coachent des équipes dans l’amélioration.
J’ai des collègues qui ont aussi travaillé chez Toyota et pour qui ce concept du “nemawashi” semble si naturel qu’ils pensent que cela n’est même pas la peine de l’expliquer. Je me rappelle en particulier cette histoire avec Edmond qui nous a expliqué qu’ils “s’étaient juste mis d’accord” avec l’ensemble de l’équipe sur une nouvelle pratique qui avait multiplié par 14 la productivité de 40 personnes. Mais comment cela se passe-t-il dans la pratique ? Comment fait-on pour avoir chaque personne mobilisée sur l’expérimentation en cours ? Il y a dans le livre cette belle phrase : « Imposer un changement venu de nulle part ou un changement rapide sans un standard en place est considéré non acceptable chez Toyota ».
Tracey: Le problème traité au sein du cercle de qualité était mené autour du consensus dans la prise de décision et cela est devenu une attente dans la culture de l’usine. De nombreuses personnes ont du mal à comprendre cela. Les personnes ne sortent pas de leurs gonds lorsque leur problème n’est pas sélectionné en priorité. Elles se concentrent davantage sur l’esprit d’équipe qui est créé ensemble pour résoudre le problème sur lequel on a décidé de travailler maintenant. Dans un but de consensus, on s’arrête pour écouter le point de vue de chacun et on leur demande si on ne les sent pas complètement engagé : « Pourquoi ressens-tu cela au sujet de ce problème ? Merci de partager ton point de vue avec chacun. » À la fin, nous demandons : « Est-ce que chacun peut vivre avec cette décision ? » afin que nous puissions avancer jusqu’à ce que l’on puisse s’attaquer au problème qu’une autre personne souhaiterait traiter [voir sur le sujet de l’efficacité de la collaboration le chapitre “Commitment not Consensus” dans “It Doesn’t Have to Be Crazy At Work” de Fried et Hansson]. La signification derrière Nemawashi est une métaphore autour de la préparation du sol avant de planter un arbre. En d’autres termes, si nous investissons le temps nécessaire en amont avec les personnes, si nous les écoutons pour nous assurer que tous les points de vue sont pris en compte et qu’ils sont compris par chacun, nous pouvons construire une confiance mutuelle et un leadership comme on cultive notre jardin et fait grandir nos arbres. C’est une facette particulièrement puissante de la culture Toyota. Il ne s’agit pas d’un environnement dans lequel on doit convaincre mais un environnement dans lequel on doit prendre le temps pour engager chacun, ou chacun peut donner sa perspective. Cela a toujours été une partie essentielle des améliorations que nous mettions en oeuvre, à chaque niveau de l’organisation. Il s’agit d’un processus clef pour nous aider dans chacune des dimensions du business, qui nous permet de nous mobiliser plus rapidement que d’autres entreprises. Même si cela n’est pas parfait, nous apprenons ensemble. C’est parfois identifié comme quelque chose qui prend trop de temps car les personnes pensent qu’elles n’ont pas le temps d’avoir l’avis de chacun. Mais ce que nous montre l’expérience est qu’une partie significative du temps de retouches nécessaires vient du fait que l’on n’a pas pris le temps de communication. Il est préférable d’investir sur ce sujet en amont.
Comment expliqueriez vous que cette pratique de conduite du changement (jamais identifiée en tant que telle par Toyota ou vous-même) est parfois négligée dans la littérature Lean ?
Ernie: C’est souvent difficile de comprendre quelque chose que vous ne vivez pas personnellement. On peut prendre de nombreux exemples. Prenez le parachute : quelqu’un peut vous le décrire mais à moins de le vivre et de ressentir ces sensations, il va vous manquer quelque chose. De notre point de vue, notre livre apporte un angle un peu différent des autres livres sur le lean, celle de personnes qui ont grandit avec Toyota et nos formateurs japonais, en même temps que la première usine de Toyota Motors America (TMMK). The Toyota Engagement Equation est la perspective de deux newbies et de leur trajectoire d’apprentissage dans un voyage de trente ans avec des essais et des tribulations, les leçons inestimables de nos formateurs et managers japonais à travers cette période unique dans l’histoire de l’entreprise en Amérique du nord. Nous avons essayé de répliquer ce processus (ou cette équation) qui décrit une culture dynamique basée sur la synergie entre chaque collaborateur, une culture qu’il n’est pas facile de répliquer. Non pas parce qu’elle est complexe mais en raison de la discipline et de la responsabilité envers les personnes et les standards – une façon de faire du business sans précédents. Nous racontons de nombreuses histoires personnelles décrivant comment nous avons appris a maitriser nos comportements comme nos formateurs l’ont fait à leur époque avec Taiichi Ohno.
The Toyota Engagement Equation est la perspective de deux newbies et de leur trajectoire d’apprentissage dans un voyage de trente ans, avec des essais et des tribulations, les leçons inestimables de nos formateurs et managers japonais à travers cette période unique dans l’histoire de l’entreprise en Amérique du nord.
Tracey: Oui, nous pensons que la perspective du livre est unique, venant de deux personnes qui n’avaient aucune expérience dans le monde de la manufacture automobile et nous avons été conditionnés (ce qui n’a pas été toujours facile à vivre) pour penser différemment. Plus de 75% des autres embauchés n’avaient eux non plus aucune expérience dans cette industrie. Comment ont-ils fait ? De nombreuses entreprises essayant de faire du lean ont souvent le désir de s’améliorer mais il manque la discipline et la responsabilité pour la standardisation, la visualisation, le développement des personnes et la résolution de problème (que je distingue du mode pompier). A Toyota, il n’y a pas le choix de ne pas suivre un standard, c’est une pré-requis de votre travail, jusqu’à ce que vous trouviez une meilleure pratique avec le reste de l’équipe. Cela peut sembler difficile et j’ai eu un peu de mal au début mais avec le temps on grandit et on adopte sans réticence cette approche. Sakichi Toyoda était l’arrière grand père du président actuel de Toyota Akio Toyoda et il a créé un des préceptes fondateurs (parmi d’autres) qui était : « Good people make good products ». Une partie de cette pensée a toujours était présente dans la culture, dans ce désir de développer les personnes. Cela nécessite de l’investissement de la part de l’entreprise et des dirigeants, de placer le processus avant les résultats. Nos formateurs nous disaient : “les résultats business sont le fruit d’un bon processus, vous n’avez pas besoin de vous focaliser dessus”. Comme disait Mr Cho – “Toujours aller voir et faire preuve de respect”, cela était à la base de chaque chose que nous faisions. Une pratique vertueuse, en effet !

En parlant de leadership et de Mr Cho, il y a cette histoire très impressionnante de l’arrêt de l’usine. Qu’avez vous ressenti, Ernie, lorsque vous avez appris que le CEO de Toyota Motors America venait vous rendre visite ?
Ernie: Lorsque j’ai appris que Mr. Cho venait à pied depuis le siège qui se situait à plus d’un kilomètre de l’usine, dans mon département, je dois admettre que j’étais un peu déstabilisé, avec cette sensation étrange au niveau de l’estomac. Non pas que l’entreprise m’ait donné l’impression que j’allais être remercié, il s’agissait plutôt d’une peur auto-créée consistant à me faire croire que j’avais des ennuis. En fait il s’agissait de tout le contraire. Il est venu pour comprendre la situation et voir ce dont j’avais besoin (un authentique servant leader). Il m’a ensuite serré la main et m’a dit : “Merci Ernie-San d’avoir fermé la ligne de production, nous allons régler ce problème maintenant.” J’étais tout d’abord surpris mais après mûre réflexion, voilà le genre de président qu’il était, une personne qui place le développement des personnes au dessus des résultats de la journée. Cela a été un moment clef dans ma carrière, moment durant lequel j’ai vraiment compris comment diriger des équipes. Je raconte volontiers cette histoire pour que les personnes comprennent ce que nécessite une culture de l’apprentissage. A travers cette épreuve, il a trouvé une opportunité pour m’enseigner quelque chose. En tant que leader, que puis-je faire pour développer les collaborateurs et pour réduire l’écart entre où ils sont aujourd’hui et ce qu’ils sont capables d’être à l’avenir ? Il s’agit d’une grande leçon : c’est OK de faire une erreur, mais pas la même et pour les mêmes raisons.
Un point que nous pouvons avoir du mal à comprendre est celui que vous décrivez, Tracey, dans le chapitre “Get To Stretch”. Malgré les bons résultats obtenus par l’équipe à travers une approche très minutieuse des Kaizen, vos coachs n’étaient jamais complaisants et cherchaient toujours le prochain challenge. Comment gérer ce genre de sollicitations incessantes sans se laisser aller au découragement ?
Tracey: Il s’agissait d’une courbe d’apprentissage pour moi au début de mon aventure Toyota. Rien ne semblait jamais suffisamment efficace pour les formateurs et ils nous poussaient dans nos derniers retranchements. Les premières pensées qui me traversaient l’esprit était “Cela ne suffit-il pas ? Nous avons atteint nos objectifs ! Pourquoi devons nous encore changer ?” Nous avions parfois de petites célébrations pour nos réussites mais cela n’est jamais devenu la norme. Voilà le type d’environnement que nous avons tous en fin de compte embrassés car nous avions compris le but profond et pourquoi il était important de garder la concurrence dans le rétro-viseur. Alors que nous grandissions en tant qu’entreprise, nos coach-formateurs sont partis et nous n’avions plus le même quota que nous avions au tout début. Nous avons du prendre nos responsabilités pour nous assurer que les changements continuaient même lorsque nous étions aux objectifs.
Une des anecdotes que je raconte dans le livre est avec mon équipe en charge des parties plastiques de l’habitacle. Nous avions rempli tous nos objectifs et tous nos indicateurs étaient au vert. Bien sûr j’étais ravie et j’ai peut-être un peu trop célébré ce résultat. Si bien qu’un des formateurs japonais est venu me voir et m’a posé quelques questions sur le processus et l’équipe. Je pensais que tout allait bien – car tout allait bien -. Il a regardé mon tableau d’indicateurs et m’a dit « Alors, parlez moi de ce tableau ». J’ai répondu un peu vite, un peu crânement, « Tout est vert, on se débrouillent très bien ». J’ai tout de suite réalisé l’erreur que j’avais commise et me suis dit « Oh non, je ne viens pas de dire cela ! » Il y a parfois ces moments durant lesquels on est entraîné dans le vortex des résultats et on perd de vue le processus qui nous y a amené. Le formateur m’a alors dit « Tracey-san c’est trop facile ». La règle tacite était que l’on stabilisait la performance durant 4 à 6 semaines. Et en tant que leader, il était de votre responsabilité d’élever le niveau d’exigence et de créer de nouvelles situations en rouge et en jaune pour votre équipe. Si tout est vert, c’est parce que vous ne vous êtes pas suffisamment remis en cause. Nous ne devons jamais être trop complaisants et nous devons continuer à rechercher le niveau suivant de performance, stabiliser et à nouveau monter, stabiliser etc. Voilà dont il est question avec Get To Stretch.
Les indicateurs Leading ont pour objectif de prédire un évènement avant qu’il ne survienne. Si je ne réagis qu’avec des indicateurs lagging (a posteriori) je vais toujours me retrouver en mode pompier.
Une autre révélation apportée par le le livre est la différence que vous faites entre les indicateurs “lagging” et “leading”. Encore une fois il s’agit d’un principe que j’avais compris mais il n’a jamais été aussi clair que dans l’explication que vous en faites dans le livre. Pourriez vous nous rappeler la différence entre ces deux types d’indicateurs et comment mettre en place ces leading indicators ?
Ernie: Les indicateurs Leading ont pour objectif de prédire un évènement avant qu’il ne survienne. Les indicateurs Leading suivent le processus au plus près. Si je ne réagis qu’avec des indicateurs lagging (a posteriori) je vais toujours me retrouver en mode pompier. Les indicateurs leading permettent de comprendre la situation en cours. Si je dois sortir une voiture toute les 57 secondes je peux réagir au bout de une minute (60 secondes – soit 3 secondes plus tard) si celle-ci n’est pas sortie. Un bon exemple comme souvent est le sport. Si vous regardez un match de football, le ou la coach ne part pas au pub pour regarder le match et laisser faire son équipe. Il ou elle est au bord du terrain pour comprendre la dynamique du match et le processus de son équipe : l’équilibre attaque-défense, la vitesse de transmission de balle, le placement en défense, le jeu sans ballon etc. Il peut ajuster cet équilibre en quelques minutes pour influer sur le résultat de la mi-temps. S’ils ne le font pas, ils peuvent perdre car l’équipe qui s’ajuste le mieux à la dynamique du match a le plus de chance de l’emporter. Les indicateurs leading mesurent le processus pour voir les écarts avant le processus en aval ou le client. Nous parlons de cela dans le livre et durant nos gembas chez le client. Si vous suivez des indicateurs leading, vous n’avez plus besoin de mode pompier car vous voyez le problème alors qu’il est en train de survenir. Nous expliquons qu’il est important d’obtenir des résultats (journaliers, hebdomadaires ou trimestriels) mais ils peuvent devenir beaucoup plus prédictibles si on y réagit en temps réel (ce que permet ce genre d’indicateurs) plutôt qu’a posteriori. Une entreprise qui aime les problèmes devrait se concentrer sur de tels indicateurs. Dans l’industrie manufacturière c’est plutôt facile : regarder le processus et le mesurer. Cela peut-être un peu plus compliqué dans d’autres industries mais ce n’est pas une excuse pour ne pas au moins essayer de les mettre en place.
Vous êtes maintenant consultants formateurs. Il y a tant d’apprentissage dans ce livre, comment traduisez-vous tout ce savoir dans des activités de formation avec vos clients ?
Ernie: Notre approche consiste tout d’abord à demander aux clients quels sont leurs besoins. Tracey et moi adaptons notre approche en regard de ce que souhaitent réussir nos clients, en positionnant le curseur et en mesurant le succès. Nous sommes d’authentiques servant leaders – c’est ainsi que Toyota nous a formés – et faisons le parcours d’apprentissage avec eux. S’ils ont envie d’apprendre, des changements vont être nécessaire dans l’organisation, en particulier pour mettre en place la pensée consistant à mettre le développement des personnes en premier. Nous évaluons la situation de plusieurs façon (questions, visite sur le gemba, déploiement de stratégie, etc.) et proposons ce qui nous semble être le meilleur plan de développement pour leurs équipes de management et équipes concernées. Il n’y a pas d’approche industrielle car tous les clients sont différents et recherchent des résultats différents. Nous prenons garde à cela lorsque nous les accompagnons sur cette trajectoire. Nous recherchons un win – win pour eux comme pour nous et nous avons toujours fonctionné ainsi.
Tracey: J’étais très jeune lorsque j’ai commencé à Toyota. Je ne savais pas avant de quitter l’entreprise pour démarrer ce nouveau rôle que les autres entreprises ne fonctionnaient pas ainsi. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, c’est juste différent et cela a pris un peu de temps pour comprendre comment traduire cette “pensée” apprise sur la chaîne de montage dans les différentes industries dans lesquelles nous intervenons aujourd’hui. Aussi nous regardons d’abord les 3 questions en “P” : quels processus créent vos produits ou services ? Rencontrez vous des problèmes? Et enfin, impliquez vous les personnes ? Une fois que l’on est bien arrimé à ces questions basiques autour de notre objectif, les résultats business que nous voulons obtenir, et comment y parvenir (mesures), alors la nature de votre activité n’est plus vraiment importante : toute cette “pensée” devient applicable. L’essence de cette réflexion est de voir facilement et rapidement les situations anormales et comment nous donnons au responsable la possibilité d’arrêter la chaîne de production pour dire “hey quelque chose ne va pas ici, alors démarrons un PDCA”. Lorsque l’on peut regarder la situation avec ce point de vue, on retire toute la dimension manufacturière et on donne un caractère universel à la démarche. La question principale demeure comment développons-nous les compétences des personnes. Mr. Fujio Cho (CEO de Toyota Motor America à l’époque où Tracey et Ernie y travaillaient) disait : « Nous devons toujours partager notre sagesse avec la génération suivante. Notre responsabilité en tant que dirigeants est de partager notre savoir ». Ernie et moi voulions faire cela dans le livre.
Tracey, Ernie merci beaucoup et bonne chance pour votre livre que l’on peut commander sur Amazon.
En effet, c’est un livre à lire.
Pour ma part, j’ai trouvé utile les 8 étapes du PDCA car cette approche est complètement dévoyée aujourd’hui par beaucoup de responsables d’Amélioration Continue dans les entreprises étant devenue juste des lettres à apposer sur un plan d’action alors que son but initial est très loin de cette application et s’approche du DMAIC en réalité.
Il faut quand même relativiser certaines “découvertes” du livre. Je prends l’exemple des indicateurs leading vs lagging. Ce n’est rien d’autre que la maitrise des process que chacun apprend lorsqu’on fait du 6 Sigma / DMAIC selon l’équation Y = f(x) : x sous contrôle = résultat du procédé maitrisé. Notion très connue également si l’on fait de la Qualité même sans faire du 6Sigma.