Comme tous les lycéens, j’ai dû subir la littérature que nous a infligé l’éducation nationale. Zola, Hugo, Maupassant et tout ce genre de choses qui trouvent difficilement un écho chez un adolescent. Ma découverte de la vraie littérature, celle qui transporte et éclaire la vie d’une lumière éclatante, a été un parcours chaotique dans lequel, comme la boule de flipper de Corinne Charby, j’ai été projeté de livres en films, de références en recommandations, de classiques en auteurs confidentiels. À ce titre, dans le grand oeuvre qu’est la construction de ma bibliothèque, il y a eu dans ma vie de lecteur trois rencontres fondatrices.
Une éducation littéraire
La première rencontre a été en 1986 avec Philippe Djian. Au printemps (mars ou avril) quatre films avaient alors été qualifiés d’incontournables par le magazine Première que je lisais chaque mois : Absolute Beginners avec Bowie, Mauvais Sang de Carax, Le lieu du crime de Téchiné et 37.2 le matin de Beineix. J’étais donc allé voir ces quatre films – je ne conserverais un lien durable qu’avec le cinéma de Téchiné – et le Beineix, adapté de Djian, avais suscité des émois inédits chez ce jeune homme de 17 ans que j’étais alors. Dans ce long-métrage dont j’avais l’affiche dans ma chambre, au delà des images aux couleurs saturées, j’avais été particulièrement troublé par la volcanique Béatrice Dalle et par le style narratif du personnage joué par Anglade. Djian, que je n’ai pas pu relire depuis tant son style d’alors – qui me semblait initialement plein de vie et pour lequel je ne comprenais pas le mépris de mes amis, au goût plus sûr – m’est devenu insupportable. Il me reste de beaux moments de lecture entre 86 et 89, en particulier avec la trilogie 37.2, Echine et surtout Lent Dehors dont le titre, au pouvoir d’évocation rare s’avère singulièrement gracieux (il s’agit d’un pas de dance). Je l’ai lu à deux reprises à quelques mois d’intervalle tant il m’avais ému, et cette lecture a imprégné mon printemps 89. Djian m’a donné cette envie irrépressible de lire tout un pan de la littérature américaine, auteurs dont je ne connaissais pour la plupart jusqu’alors que le nom : Hemingway, Faulkner, Steinbeck, Brautigan, Mark Twain, Dos Passos et surtout Fante et Salinger. Mille mercis à mon ami Jean-Jacques, chanteur du groupe dans lequel je jouais alors, qui m’a offert un livre de chacun de ces auteurs pour mes 20 ans. Salinger dont l’allégresse que m’a procuré la lecture de L’Attrape Coeur est un de mes plus beaux moments de vie de lecteur. Je l’ai lu à 20 ans puis à 40 et c’est une expérience intellectuelle et émotionnelle unique.
La seconde a été avec Milan Kundera dont j’ai englouti l’oeuvre en 87 (avec une nette préférence pour La Vie Est Ailleurs) après avoir vu L’Insoutenable légèreté de l’être de Philip Kaufmann, film bouleversant depuis lequel j’ai l”impression que Juliette Binoche fait partie de ma famille – une cousine pour laquelle j’en pincerais secrètement – et j’ai été impressionné par le charisme de Daniel Day-Lewis. J’ai croisé ce dernier en Novembre 89 devant Beaubourg – chemises à jabots, veste de velours très romantique tourmenté 19ème – et je lui ai serré la main en le remerciant pour ses films. Je note que le père de cet acteur, poète, se prénomme Cecil : peut-être est-ce pour cela qu’il ma souri quad je lui ai tendu la main en me présentant. Bref j’ai ainsi découvert Milan Kundera, et, grâce à lui, Kafka, Gombrovicz – sur qui je n’ai pas accroché – Tolstoi et Musil – dont il me faudrait relire L’Homme sans qualité (livre de chevet de Jean-Pierre Bacri) : je m’en rappelle une lecture brumeuse dans le bus qui m’amenait de Nice à Sophia Antipolis lorsque je travaillais pour Amadeus en 94 ou 95.
La troisième rencontre a été chez mes amis Florent et Aurelien (musiciens eux aussi dans ce même groupe) : j’avais vu ce livre qui m’intriguait dans leur bibliothèque paternelle : Lolita de Vladimir Nabokov. J’ai demandé à leur père (un homme un peu aride – prof de fac – pour qui j’avais beaucoup de respect) si c’était un bon livre et il m’a dit qu’il ne lisait plus trop de fictions mais que celui-ci l’avait beaucoup touché. Il a aussi précisé qu’il s’agissait du dernier roman qui avait été interdit en France : il n’en fallait pas plus pour me conduire dès le lendemain à la Fnac pour l’acquérir – je n’aurais jamais osé lui demandé de me le prêter. Il n’y a pas de mot pour exprimer la jubilation esthétique que j’ai éprouvé à la lecture de ce livre et avec la découverte de cet écrivain, qui reste mon favori. Pour ses romans (Lolita ; Ada ou l’ardeur ; Chambre Obscure ; Le Don ; La méprise ; Regarde, Regarde les harlequins) ou son autobiographie étincelante Autres Rivages, qui est le livre que j’ai le plus offert, mais aussi pour ses ouvrages critiques (Parti Pris ; Correspondances avec Edmund Wilson) et, surtout, pour ses cours sur la littérature européenne et russe. Je me rappelle la lecture de Lolita dans le train qui m’amenait chez mon client à Villeneuve-Loubet : je partais dans un soudain éclat de rire ou d’exclamations dans mon compartiment. Avec cet auteur russo-américain c’est bien évidemment de la découverte de la littérature russe dont il s’agit : Gogol, Tchekov, Tourgeniev, Dostoievski et Tolstoi. Si Kundera ne m’a pas convaincu de terminer Guerre et Paix (je sais : c’est mal et j’ai honte), j’ai englouti Anna Karénine, Les Frères Karamazov, Pères et Fils, ou Les Âmes Mortes en suivant les cours du professeur de Cornell durant l’année 92-93 et une mission à côté de Bandol, mission pour laquelle je résidais durant la semaine dans une petite chambre sous les toits. L’été, je passais par le velux pour me poser sur le toit et lisais la grande littérature russe en entendant les gréements des bateaux dans le port de ce petit village à côté de la capitale mondiale du vin rosé. Lorsqu’il n’y avait plus assez de lumière sur le toit, je posais mon livre et écoutais Joni Mitchell sur mon petit radio cassette qui ne me quittait pas, en m’imaginant romancier célèbre interviewé sur Canal+ par Denisot : la grande vie quoi. Littérature Russe mais aussi européenne avec Joyce (Ulysse et Portrait de l’artiste en jeune homme), Flaubert (Madame Bovary et l’utilisation du point virgule chez le romancier normand) ou Proust (pour lequel j’ai calé au 3eme volet de La Recherche du temps perdu) : trois auteurs pour lesquels Vivian Darkbloom (son anagramme) éprouvait une admiration immense, argumentée et très spécifique. Il l’expliquait dans de longs cours durant lesquels il décortiquait leur littérature pour en extraire l’essence à travers des détails où VN voyait la beauté de l’art romanesque. Ainsi Tolstoï disant qu’il ne savait pas comment pensait son personnage tant qu’il s’il ne voyait pas comment il refermait sa redingote. Ce travail de déconstruction méticuleux pour percer les mystères d’un sujet de façon analytique et poétique m’a tellement marqué que c’est devenu le sujet ma recherche professionnelle et une des raisons pour lesquelles j’ai développé cet intérêt pour le management Lean, la quête du geste parfait ou du point d’occurrence, mais c’est une autre histoire.
La méfiance envers la littérature institutionnelle
Tout cela pour dire qu’en raison du contraste entre la lecture laborieuse d’auteurs académiques au lycée, et la lecture vivifiante d’auteurs trouvés accidentellement sur mon parcours de lecteur, je ne m’étais jamais penché sur Camus et Gary, deux piliers de la littérature française du XXème, tant leur dimension institutionnelle suscitait chez moi de la méfiance.
Avec Le Premier Homme de Camus et La Promesse de l’aube de Gary, le confinement m’a donné l’occasion de lire les autobiographies des deux grands hommes. Deux ouvrages qui ont de nombreux points communs : des portraits de jeunes hommes venant d’un milieu modeste ; ayant développé un grand sens de l’honneur ; se construisant sans figure paternelle ; évoluant dans un contexte méditerranéen (Nice pour Gary, Alger pour Camus) et qui gravitent autour de la figure de la mère : désoeuvrée et silencieuse dans le cas de Camus ; déterminée et d’une ténacité invraisemblable dans le cas de Gary.
Albert Camus : le premier homme
Je me suis ces dernières semaines penché sur Camus suite à un remarquable et émouvant documentaire sur Arte (à moins que ce ne soit la 5). Venant d’un milieu modeste, assoiffé de littérature et de justice, et ayant le courage d’affronter, le poitrail en avant, la meute haineuse de Sartre et de son gang d’existentialistes – qui finiront dans les poubelles de l’histoire intellectuelle et dont Nabokov moquait volontiers la littérature et le théâtre médiocre.
J’ai beaucoup aimé le style froid et d’une précision chirurgicale de l’Etranger. J’ai été profondément ému par Le premier homme et cette histoire de garçon démuni qui trouve refuge dans l’école républicaine, le soutien d’un instituteur bienveillant, la lecture et le football et qui parle de la pauvreté avec un regard attendri mais sans complaisance. Une lecture pas forcément aisée : à mesure que l’ouvrage avance, les phrases se font plus longues et plus détaillées, mais leur pouvoir d’évocation devient alors extraordinaire. J’ai noté ce passage admirable qui a résonné d’un écho profond pour ce qu’il relève sur le sens du travail :
“Mais le vrai travail pour lui était celui de la tonnellerie par exemple, un long effort musculaire, une suite de gestes adroits et précis, des mains dures et légères, et on voyait apparaître le résultat de ses efforts : un baril neuf, bien fini, sans une fissure, et que l’ouvrier alors pouvait contempler.”
Romain Gary : La promesse de l’aube
Pour Gary le désir de découvrir s’est déclenché lors la représentation de la pièce Les élucubrations d’un homme soudain touché par la grâce de Edouard Baer. Dans cette pièce au personnage et au décor unique, Baer déclame son amour pour les écrits de l’auteur-aviateur.
J’imaginais jusqu’alors Gary comme une sorte de Marcel Aymé, Aymé que je tenais en horreur car souvent cité par Jacques Martin. Ce dernier nous tenant en otage durant ces longs dimanches ennuyeux de mes 12 ou 13 ans, son auteur fétiche ne pouvait lui aussi qu’être ennuyeux. Quelle erreur ! Si le jeune Camus tient le mensonge qui le rend muet en horreur, c’est loin d’être le cas de Gary qui, dans le sillage de sa mère pittoresque, vit dans un mensonge flamboyant, comme ses nombreux patronymes en attestent.
Un panache multi-culturel (russe, polonais et français) de jeune homme qui lui fera vivre mille aventures dans un style franc où les délices subtiles du subjonctif imparfait nous rappellent leur enracinement dans la grande culture, ainsi que le fait que comme amour, délice passe au féminin lorsque utilisé au pluriel.
“Je n’avais jamais imaginé qu’on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains. Ce que je veux dire, c’est qu’elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n’ai jamais su où aller depuis.”
Gary, tout comme Camus, était un grand vivant, une caractéristique que l’on ne retrouve guère dans le panorama des écrivains français de ce siècle, Sylvain Tesson mis à part. En synthèse : deux lectures vivement recommandées qui donnent une perspective profonde sur le chaos du XXème siècle et sur le parcours singulier d’enfants de milieux modestes qui sont devenus de grandes figures de la littérature française.
Absolument d’accord avec les auteurs choisis ! J’ajouterais Jacques le Fataliste, parce qu’un auteur qui nous parle directement et se f*** de nous, ça vaut le détour !