Workplace Management – les mots de Taiichi Ohno

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Workplace Management (Taiichi Ohno’s Management of the Gemba – titre original en japonais) est un recueil tiré d’entretiens que le père du Toyota Production System (TPS) a eu avec la Japan Management Association en 1982. Il s’agit avec Toyota Production System, Beyond Large Scale Production, autre publication de Taiichi Ohno, d’un ouvrage séminal pour la pensée Lean : probablement un des livres les plus importants de l’histoire du management en ce qu’il revient sur 30 ans de mise en oeuvre du TPS.

Lors du dernier Lean Summit, Michael Ballé a insisté sur la nécessité de lire cet ouvrage pour tout ceux qui s’intéressent au Lean management. Et le “monsieur loyal” de la conférence a souligné ce point : le livre débute par 2 chapitres sur un sujet qui, apparemment n’a pas de relation avec la production : les idées fausses. C’est l’intuition principale de Ohno : nous sommes handicapés par des idées fausses (« sakkaku » en japonais) qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est : nous la voyons telle que nous pensons qu’elle est.

Humains, trop humains

« Nous sommes tous humains et nous avons tous tort la moitié du temps. »

C’est ainsi qu’un grand nombre de ces idées fausses causent des gaspillages et des coûts inutiles dans l’organisation. Pour lutter contre ces idées fausses, Ohno propose 2 choses :

  1. aller sur le terrain, là où la valeur est créée (le fameux Gemba) pour observer les faits
  2. se confronter à la réalité à travers le questionnement (les 5 pourquoi) et l’approche scientifique : mesure du problème, hypothèse de cause, expérimentation, mesure et décision.

Paradoxe des idées fausses

Un premier paradoxe est que ce sont les personnes les mieux formées (ingénieurs) ou les intellectuels qui sont le plus sujets aux idées fausses et ont le plus de mal à admettre cette possibilité de se tromper (point que l’on retrouve chez Chris Argyris dans le fameux article Teaching Smart People How to Learn).

Second paradoxe : Ohno explique qu’il y a une grande humilité à admettre le fait que l’on se trompe la moitié du temps pour les managers et que cette humilité permet paradoxalement de développer un pouvoir de persuasion auprès des équipes.

La pratique pour sortir de la pensée

Le sujet du Lean est de se confronter sans cesse de façon précise à la réalité. Et cela passe par la pratique. Luc de la Brabandère explique que “Il y a deux formes de pensée : la déduction qui part d’une hypothèse et se confronte à la réalité, et l’induction qui à partir de l’expérience conduit à des hypothèses.” L’idée de Ohno est de sortir de la spéculation (les leaders et managers de salle de réunion, se basant sur des reportings) pour faire ces aller-retours déduction-induction, sur le terrain, chaque jour.

Le résultat des expériences doit être selon Ohno, constaté de ses propres yeux sur le terrain d’expérimentation, que cela fonctionne ou non, pour comprendre ce qu’on a essayé, ce qui a fonctionné ou pas. On pense à la citation de Edison : nous avons fait 1000 tentatives avant de créer l’ampoule : ce ne sont pas des échecs, nous avons juste appris 1000 façons de ne pas construire une ampoule. Et lorsque les opérateurs condamnent d’office une idée d’expérimentation, le rôle du manager est de demander de la tenter tout de même afin de voir l’échec de ses propres yeux.

Price – cost = profits

Ohno propose une approche radicale sur les coûts : “ils existent pour être réduits et pas pour être calculés”. Il ne porte pas vraiment les économistes dans son cœur (“Ils ont, pour sûr, une vision des choses plutôt détendue – Ce n’est pas parce qu’une formule mathématique est juste qu’elle réduit les coûts”). Des différentes façons de réfléchir à l’équation prix / coûts / profits, Ohno préconise celle de l’intertitre (Prix – Coûts = Profits) car le prix est fixé et les bénéfices dépendent de la capacité de l’entreprise à réduire les coûts de production.

Il précise aussitôt : “De nombreuses personnes pensent que réduire les coûts se limite à réduire les heures travaillées : c’est une idée fausse pour l’investissement en équipement et c’est très difficile de faire comprendre cela.”

Limiter le volume de production c’est réduire les coûts

Un des principes de Ohno les plus contre-intuitifs dans une économie biberonnée à l’économie de masse. Ohno a très vite compris que ceux qui pensaient que l’idée de produire plus permettait de réduire le coût de production unitaire ne regardaient pas l’ensemble de l’équation. Mais si l’on doit produire 1000 unités que l’on sait avoir vendu et qu’on en fabrique 1500, les 500 supplémentaires représentent un coût inutile en matières premières, travail, stockage etc … qui ne sont pas pris en compte. Et on se retrouve avec des situations telles que celle-ci:

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(cf article de Nathan Finneman)

Le terme « Lean » est une traduction du japonais « genryou » qui signifie poids réduit. La vision de l’auteur est que l’entreprise est soumise à l’entropie des organisations et que sans pratique régulière, elle ressemble à un boxeur qui cesse de s’entrainer, prend du poids et ne peut plus lutter dans sa catégorie. Mais si le boxeur réduit sa masse musculaire plutôt qu’éliminer du gras, il risque de perdre ses matchs.

Limiter aussi l’en-cours

Une autre proposition contre-intuitive de Ohno : il faut réduire l’en-cours de travail. Ce n’est pas parce que le prix des matières premières diminue qu’il faut se réapprovisionner abondamment et remplir l’usine de ces matières. Le principe encore et toujours est de ne PAS construire ce dont nous n’avons pas besoin, ni ce que nous n’avons pas encore vendu. Augmenter l’en-cours ne signifie pas simplement un investissement en matières premières mais aussi en personnes pour travailler cette matière première, et en ressources supplémentaires (électricité, espace de travail et entrepôts si cette approche est généralisée etc …). A terme cette stratégie est suicidaire en termes de coûts. On fabrique davantage de pièces que l’on doit entreposer encore et encore jusqu’à (« And this is the moment we are waiting for … » ) ce que l’on ait besoin d’un système d’information pour gérer l’entrepôt et retrouver les bonnes pièces au bon endroit.

Inventaire et déplacements

Voici deux gaspillages importants selon Ohno. Il explique notre goût viscéral pour la gestion de l’inventaire par notre héritage de la culture agricole, et ce besoin de stocker les récoltes pour subvenir à nos besoins durant les jours moins fastes. Son sujet : nous devrions plutôt nous concentrer sur le contrôle de la production (produire ce qu’il faut, au moment où le client le demande) plutôt que sur la gestion de l’inventaire. Et plutôt que faire des stocks en prévision des périodes difficiles, le maître avance cette autre idée contre-intuitive : les périodes fastes sont celles durant lesquelles on doit travailler à l’amélioration en prévision de période moins favorables.

Pour ce qui est de la différence entre les déplacements et le travail, Ohno s’attarde longuement sur la ressemblance des deux termes en japonais. Son explication est claire : cela appauvrit l’entreprise de payer des employés à ne pas produire de valeur. On voit là le développement de la notion de geste inutile en tant que gaspillage.

Jidoka, Juste à temps et émergence

Si Kiichiro Toyoda est l’inventeur du principe de juste à temps et Sakichi Toyoda l’inventeur du Jidoka (autonomation, qualité intégrée au processus de production), Ohno est l’inventeur du Kanban (la fiche de commande de production qu’un processus donne au processus en aval) et de la notion de supermarché appliquée à la production. Ces deux principes (Kanban et Supermarché) ont permis à Ohno de déployer en trente ans les deux premiers (Juste à Temps et Autonomation) sur l’ensemble des usines de Toyota (et chez ses fournisseurs). Il raconte non sans humour qu’avant de s’appeler le Toyota Production System, comme l’entreprise n’était pas certaine que ce système fonctionnait, ils l’ont appelé le Ohno Production System.

La vision derrière ces principes était l’impératif d’amélioration de productivité auquel était soumis le (alors) jeune constructeur automobile : multiplier par 10. Ce qui est très intéressant ici, et qui résonne particulièrement avec l’approche du 21ème siècle est qu’il n’y a pas eu de plan prédéfini : tout cela s’est construit par émergence. Ainsi pour faire marcher le Kanban et répondre précisément au besoin du client, il a fallu passer un obstacle majeur : le changement de configuration des machine (presses et forges), ainsi le principe de SMED (changement de presse en une minute) ou encore le traitement par petits lots. Ohno avance que le fait d’avoir démarré au niveau de la zone d’assemblage lui a permis d’avoir une vision transversale des différents métiers et de la coordination nécessaire de ceux-ci.

Répondre au besoin

Un des principes clefs de Toyota est de de produire “ce dont on a besoin, au moment où on en a besoin, au coût le plus bas”. Ce n’est pas d’occuper coûte que coûte les équipes. Ainsi, si l’on doit produire 100 pièces aujourd’hui et que celles-ci sont produites aujourd’hui, il coûte moins cher de libérer les employés que de continuer à les faire travailler sur des pièces dont la demande n’a pas été exprimée par le client.

Superviseur : plus perspicace et inspirant la confiance

Selon Ohno, le manager doit être plus perspicace que ses employés. Il doit aider les opérateurs à réfléchir aux problèmes auxquels ils sont confrontés. C’est en les aidant sur le terrain, en comprenant les problèmes auxquels ils sont confrontés que le manager développe son leadership. Et l’environnement pour que cela se produise doit être celui du challenge. Car selon Ohno, c’est devant le challenge que l’être humain fait le plus preuve d’esprit de débrouillardise pour parvenir à se sortir de la situation.

Le rôle du manager est donc de donner des challenges, de ne pas accepter « C’est impossible » comme réponse et aider l’opérateur à avancer sur ce sujet. Indépendamment du leadership, c’est aussi ainsi que se crée la relation de confiance. Ohno dit ainsi que s’il ne faut que quelques minutes à un manager pour parcourir sa chaîne de production c’est parce que personne ne lui fait confiance. Si c’était le cas, ses opérateurs l’arrêteraient pour lui poser des questions ou lui montrer les améliorations réalisées.

Une manière d’inspirer la confiance est de créer une première version de standard qui soit médiocre. Cela va inciter les opérateurs à l’améliorer. Et ce sera le rôle du manager de s’assurer qu’il est affiché et régulièrement mis à jour. C’est une des premières choses que Ohno regardait dans ses visites sur le poste de travail. Si la feuille sur laquelle le standard est écrit est vieille et a changé de couleur cela veut dire qu’il n’a pas été amélioré et donc que le superviseur n’a pas fait son boulot d’amélioration continue.

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Ordre, discipline, persévérance

La bonne nouvelle du Lean est la promesse d’améliorations considérables. La mauvaise nouvelle est que cela nécessite de la discipline et de la persévérance. Tai signifie “endurant” et Ichi “numéro un” : Taiichi portait très bien son nom et n’était pas exactement un roi de la déconne. S’il portait un respect certain pour les opérateurs, de nombreux managers ont conservé un souvenir douloureux de ses visites.

Le 5S (Sort, Set in order, Sweep, Sanitize) en est ainsi une l’expression la plus connue : l’opérateur est responsable de son poste de travail. S’il existe une équipe en charge de ce sujet, cela va amener les opérateurs à se désinvestir de ce sujet.

De la même manière, on ne fait pas de l’amélioration continue n’importe comment. Il y a un ordre au kaizen : manuel (meilleure manière d’utiliser l’équipement, meilleure façon de travailler) puis machine, puis processus. On retrouve ici un point essentiel de la pensée Lean : les machines sont au service des opérateurs et pas l’inverse. Si de nouvelles machines sont utilisées par des opérateurs inexpérimentés, ce sont les machines qui vont opérer les personnes. La meilleure manière de contrôler les machines et de s’assurer leur disponibilité opérationnelle en visant le 100 %. Cela ne veut pas dire qu’il faut les faire tourner 100 % du temps. Cela veut dire que si l’on doit produire, les machines doivent être complètement fonctionnelles.

But du Lean

L’objectif de tout cela n’est pas la réduction des coûts. L’objectif est de créer de la richesse pour la communauté et le pays.

Au final, si le gemba permet de réduire l’inventaire plutôt que faire des choses stupides, et si cette trésorerie était dans le coffre-fort du comptable, la différence serait considérable. Les dividendes pourraient potentiellement doubler, et si nos profits augmentent et si nous payons davantage d’impôts, cela bénéficiera ensuite au pays. Au lieu de ça, les gens pensent que la réduction de coûts est le sujet des comptables : c’est le sujet du Gemba.

Les mots de Taiichi Ohno

Quelques splendides citations pour conclure …

Laissez le flux gérer le processus et ne laissez pas le management gérer le flux.

Le Gemba et le Genbutsu ont l’information, nous devons les écouter.

Le juste à temps signifie que l’enchantement du client est directement transmis à ceux qui font le produit.

La connaissance est quelque chose que l’on achète avec de l’argent. La sagesse est quelque chose qui s’acquière en faisant.

Comprendre signifie être capable de faire (cf Knowing Doing Gap – NDLR)

3 Comments

  1. can you send this to me in English please. v/r, Lawrence

    Lawrence W. Britt, MSMS/MSIS, MDIV, EGCIS, CCNA, SECURITY + CE, and EDD Candidate at Argosy University Network Operations Center Analyst DISA PAC Headquarters 477 Essex Street, Bldg. 77 Ford Island, Hawaii 96860

    Date: Fri, 22 Apr 2016 15:22:35 +0000 To: brittla08@hotmail.com

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