Deuxième partie de la chronique de l’épatant Révolte Consommée de Joseph Heath et Andrew Potter.
Un billet moins synthétique se concentrant sur le caractère infondé et pernicieux de 10 (pour faire un compte rond) principes intellectuels de la contre-culture ainsi que sur leur conséquences désastreuses tels qu’énoncées dans l’ouvrage.
1 – Un individu libre, au sens éthique élevé, est nécessairement non-conformiste
Si l’avènement formel de la contre-culture date de 1969 et de l’ouvrage de Théodore Roszak (Vers une contre-culture), les racines de cette pensée remontent plus loin. L’école transcendentaliste de Thoreau (“La plupart des gens vivent une vie de tranquille désespoir“) et Emerson (“Quiconque veut être un homme doit être un non conformiste“) en dresse déjà les grandes lignes : haine de la normalité, apologie du non-conformisme et exaltation de l’individualisme romantique contre la société abrutissante. Un refus des règles qui sera repris par les libertaires de tous bords.
Conséquence : le refus du conformisme et de la société de masse a pour corollaire d’exalter l’individualisme, d’alimenter le soucis de distinction et, ce faisant, le capitalisme.
2 – La société capitaliste représente un continuum de l’Allemagne fasciste.
La critique psychanalytique du fascisme des contestataires des années 60 ( Wilhelm Reich, Theodor Adorno et Herbert Marcuse) scellera les fondations de la pensée contre-culturelle. Théorie : si le fascisme a pu naitre dans une des sociétés les plus culturellement avancée, c’est que pour eux, le nazisme représente l’évolution naturelle de la société moderne.
Ainsi Herbert Marcuse, en toute simplicité : “Les camps de concentration (…) sont les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de la domination”. Une continuité donc entre l’Allemagne fasciste et la société capitaliste.
Conséquence : décrédibilisation de l’activisme politique réformateur car tout le système est vicié.
3 – Changer la conscience est un acte politique
Dans ce grand mouvement d’auto-célébration, les théoriciens de la contre-culture prétendent que les gestes de résistance culturelle ont d’importantes répercussions politiques. Aussi, pour changer la société il faut changer la culture et donc la conscience des individus. Charles Reich (“la révolution doit être culturelle“), T. Roszack (“Changer le mode de conscience, c’est changer le monde“) ou Abbie Hoffman qui rejetait avec mépris la notion de “révolution politique” au motif que celle ci n’engendre “que des organisateurs” alors que la révolution culturelle engendre des “hors-la-loi“, participeront à couler le béton de cette façon d’appréhender le monde moderne.
Pensée incarnée par les deux figures emblématiques des oeuvres contre-culturelles :
- le héros non-conformiste, identifié comme une menace déstabilisatrice par Le Système : il doit mourir pour, d’une part, illustrer l’hégémonie de la société sur l’individu opprimé et, d’autre part, pour anéantir l’individu libre dans sa tête qui met en péril cette société uniformisatrice : American Beauty, Easy Riders, Bonnie & Clyde …
- L’Adversaire, incarné par les âmes perdues qui adhèrent consciemment au système. Elles sont immanquablement opprimées par la société et ont atteint un tel niveau de souffrance et de refoulement qu’il s’agit obligatoirement de tarés à la sexualité distordue. Millenium est un autre parfait exemple, comme le notait Charles.
Conséquence : des milliers de consommateurs de LSD et de marijuana persuadés que le changement social passe par une transformation de notre conscience, pensaient changer le monde tout en gobant des cachetons tout au long des 70s.
4 – La société et ses nombreuses règles oppressent l’individu qui refoule ses passions instinctives
Pour éliminer l’aura psychanalytique qui entoure le rejet obsessionnel de la société de masse par les théoriciens contre-culturels, les auteurs opposent ici les théories de Sigmund Freud et de Thomas Hobbes
Selon Freud : L’insécurité de la condition naturelle de l’homme révèle un trait profond de la psyché humaine. Alors que l’homme primitif pouvaient exprimer (et ainsi s’en libérer) les passions instinctives (agression, destruction), l’homme moderne, socialisé doit les refouler. La société est donc par nature un source d’oppression. Nous y avons cependant un intérêt commun (nous vivons ainsi plus longtemps et en sécurité) et la raison nous dit d’y contribuer même si nos pulsions sont irrévocablement destructrices.
Selon Hobbes : cette violence ne révèle rien de profond. En absence de règles notre intérêt commun à coopérer ne motive pas nécessairement l’individu à le faire. La raison nous conduit à des problèmes d’action collective. Les hommes ne sont pas gouvernés par un instinct de violence. Dans l’état naturel nous ne pouvons pas nous faire confiance. La violence exprimée est selon Hobbes une réaction rationnelle à une situation de méfiance mutuelle. Et la création de l’ordre n’exige pas de répression massive de nos instincts mais juste l’application d’une force suffisante pour aligner des motivations individuelles sur le bien commun. La civilisation est essentiellement une solution technique aux problèmes d’interaction sociale.
Selon les auteurs, Freud (et avec lui toute la critique de la société de masse) surestime la somme de renoncement nécessaire à l’entrée dans la société et la somme de répression qu’elle exige. En s’appuyant sur l’exemple de la course aux armements (image récurrente utilisée par Heath & Potter) durant la guerre froide, ils discréditent cette théorie pour souscrire à celle plus pragmatique de Hobbes. Pour les tenants de la contre-culture, à la grille de lecture nécessairement Freudienne, les règles et normes sont imposées : il s’agit d’oppression.
Conséquence : Dévalorisation systématique de toute forme de norme sociale, et son corollaire, une valorisation de tout actes de transgression, pour une conséquence évidente : le déclin du civisme.
5 – La consommation est infligée aux masses laborieuses par la bourgeoisie intrigante
Dans leur constant soucis de proposer des théories alternatives à celles qui constituent le socle de la pensée contre-culturelle, les auteurs opposent Thorstein Veblen à Karl Marx.
Selon Veblen : “les biens produits sont appréciés moins pour leurs valeurs intrinsèques que pour leur rôle en tant qu’indice de réussite relative”. Il s’agit ici d’un blasphème pour toute la critique de la société de masse qui tente de sauver la position de Marx contre celle de Veblen. Son péché ? Il impute le blâme de la société de consommation aux consommateurs. Il ne s’agit plus de la consommation infligée aux classes laborieuses (à travers un conditionnement culturel, la publicité etc …) par la bourgeoisie intrigante.
Ou encore Fred Hirsch qui définit les biens positionnels en les opposant aux biens matériels. Les premiers sont intrinsèquement rares (immobilier, avantages statutaires …). Les auteurs reviennent alors à leur analogie entre la croissance économique et la course aux armements. La concurrence pour l’obtention de bien positionnels s’avère être une escalade infinie, un jeu à somme nulle où tout le monde est perdant. . C’est ainsi qu’au lieu de réduire la frustration, cette croissance économique l’exacerbe, en particulier dans les classes inférieures où ce besoin d’acquisition de biens positionnels est plus vif.
Nous sommes ici, on le voit, à l’opposée d’un Gamsci dont la finesse de l’analyse illustre bien la pensée contre-culturelle certifiée ISO-9001 : “Le capitalisme crée une fausse conscience chez les classe laborieuses. Toute la culture reflète la pensée bourgeoise et il faut donc s’en débarrasser pour que la classe ouvrière s’en émancipe.”
Conséquence : un siècle d’aveuglement dans notre analyse sociétale.
6 – Le travailleur laborieux s’échine pour acheter des biens inutiles
Bien que tous deux universitaires, les auteurs n’épargnent pas leur classe. Ainsi l’exemple de la maison achetée par Heath en centre ville de Toronto est bien ramenée à son statut de bien positionnel. Ou encore lorsqu’étrillant Baudrillard (une fois de plus), ils se demandent avec malice si finalement le critique de la consommation ne serait pas le critique de ce que les autres achètent. Les autres étant ceux qui ne sont pas universitaire, quadragénaire et citadin.
Il ne se désolidarisent pas de cette caste, mais remettent en doute sa probité intellectuelle en rappelant qu’elle habite nécessairement en centre ville ou à la campagne pour ne pas discréditer son activité de recherche.
Conséquence : la banlieue (home of the middle class) immanquablement identifiée à un désert cérébral. Verdict donné par une classe qui n’y a jamais vécu.
7 – L’art est universel et transcende les classes sociales
Les auteurs citent ici La Distinction de Pierre Bourdieu. Selon Bourdieu, les goûts culturels sont des sources de distinction. Bourdieu remarque que l’identification du mauvais art est reparti de telle sorte que cela coïncide exactement avec les divisions de classe.
Le bon goût s’identifie autant parce qu’il n’est pas que par ce qu’il est. Parce qu’il est ancré dans la distinction, le jugement esthétique joue un rôle extraordinairement puissant dans la reproduction des classes sociales. Le bon goût confère un sentiment de supériorité inattaquable.
Enfin, Bourdieu montre que les individus qui occupent des échelons supérieurs de la hiérarchie sociale méprisent tout ce qu’apprécient les gens qui leur sont socialement inférieurs (cinéma, sport, télé, musique …). Le bon goût est donc inéluctablement un bien positionnel.
Un élément que Verblen avaient déjà identifié : les signes de cherté s’amalgament aux traits admirables de l’objet, acceptés comme des éléments de beauté.
Conséquence : Nous achetons des produits culturels plus comme des attributs de distinction et de définition socio-culturelle que comme des objets de découverte et d’enrichissement intellectuel, hypothèse que Heavy Mental évoquait maladroitement dans un des premiers billets.
8 – La société dominante formate des individus conformistes car elle en a besoin pour subsister
La rébellion contre-culturelle met un point d’honneur à rejeter les normes de la Société Dominante. Pas de blague avec cela, c’est devenu une source de distinction. Thomas Franck :
La rébellion continue de remplir sa fonction traditionnelle : justifier avec une admirable efficacité les cycles d’obsolescence sans cesse plus rapide de l’économie. depuis les 60s l’anti- establishment est le vocabulaire avec lequel on nous enseigne comment nous débarrasser de nos anciens objets pour en acheter de nouveaux.
Conséquence : la rébellion alimente sans relâche la société de consommation
9 – La société est devenue un système de manipulation complète, une technocratie.
Une citation de Théodore Roszack et de son Vers la contre-culture.
Conséquence : une théorie prégnante du complot, la paranoïa d’une société de défiance, l’incapacité à distinguer la dissidence (acte politique dans l’intérêt de tous pour lutter contre des lois injustes) de la déviance (acte égoïste, de transgression dans l’intérêt du seul acteur). Et le refus de mettre en oeuvre des solutions pragmatique au motif que seule l’action radicale peut résoudre les problèmes inhérents à notre société.
10 – L’habillement est un moyen d’exprimer sa nature unique et créatrice.
Les auteurs rappellent comment la contre culture dans son combat à mort contre le conformisme et l’uniformisation s’est élevée contre les uniformes en milieu scolaire. Ils épinglent à ce titre le bouquin débile d’Alissa Quart qui fait preuve du péché capital de la critique contre-culturelle.
Conséquence : Au lieu d’accepter une solution pragmatique et efficace (l’uniforme) pour préserver nos enfants de l’aliénation par les marques et absorber les différences sociales, sources de conflit et de frustration, l’auteure suggère une solution inapplicable : chaque élève dans une tenue rebelle et insoumise. A l’image de son propre exemple quand elle était ado : t-shirt Ramones et Converses. Ce qui fait tout de même hurler de rire aujourd’hui quand on sait qu’il s’agit de l’uniforme de facto dans les collèges et lycées de notre beau pays.
11 – Il n’est pas possible d’être un artiste intègre et d’avoir un succès planétaire
Conséquence : Le fusil dans la bouche de Kurt Cobain.