François Dupuy est sociologue des organisations et directeur du Think Tank l’Ami Public, groupe créé par Christian Blanc.
S’appuyant sur de nombreuses enquêtes et des centaines d’entretiens menés au sein de différentes organisations européennes, il a rédigé Lost in Management avec pour objectif de dresser un portrait de la vie en entreprise au 21ème siècle.
Un essai à la lecture agréable même si l’utilisation abusive du jargon un peu abscons et parfois ampoulé des organisations françaises peut fatiguer. Le matériel ramené des enquêtes est très riche mais les analyses sont parfois discutables. Malgré un très beau titre et quelques idées intéressantes, l’ouvrage laisse comme un goût d’inachevé …
1974 : le point de rupture
Commençons avec les belles idées. Pour l’auteur la rupture a lieu en 1974. Jusqu’alors, le sens de la création de richesse est Sud – Nord : les pays du Nord s’enrichissent grâce au faible coût des matières premières exploitées au Sud. C’est le temps de la tendance endogène des organisations. Il y a rareté du produit, peu de compétitivité et les entreprises ont une grande latitude quant aux conditions qu’elles imposent à des clients, dociles, qui sont en demande.
Avec le choc pétrolier la dynamique s’inverse. Le flux de richesse est Nord – Sud : les pays de Sud s’enrichissent grâce aux produits qu’ils vendent aux pays du Nord. Les produits abondent, la concurrence est rude et nous passons d’une économie où le produit est rare et le client docile à une économie où les produits abondent et les clients devenus rares sont très exigeants.
Le contexte de production et les contraintes de productivité sont démultipliées. La spirale des organisations endogènes se retrouvent confronté à la violence d’une réalité exigeante.
Intégration et Processus
La seconde idée intéressante du livre, la plus importante d’ailleurs est la suivante : les entreprises sont en passe de perdre le contrôle d’elles mêmes. Plus on rajoute des processus, du reporting, plus on complexifie l’organisation, et plus il facile de se dissimuler, de trouver des failles au système et de rendre impossible le contrôle. Voire ou lire Yves Morieux du BCG qui a développé ce sujet avec un certain écho.
D’où tu parles ?
François Dupuy offre une perspective plutôt bienveillante à l’égard des cadres de proximité. Il les décrit comme victime de la “bureaucratie intermédiaire”, cette engeance vorace de cadres éloignés du terrain qui travaillent de concert avec des consultants et infligent des processus à ces cadres de proximité, esseulés et pris entre le marteau d’une organisation absurde et l’enclume des opérateurs revêches. Une vision assez juste que #hypertextual a déjà défendue [EN].
Dupuy parlent assez peu des “opérateurs” si ce n’est pour leur donner la parole par rapport aux problématiques des cadres de proximité. Un positionnement un peu gênant qui peut donner une perspective vaguement condescendante.
Du 21ème siècle ? Vraiment ?
Si l’objectif du livre est de décrire la vie en entreprise au 21ème, il y a un élément considérable qui est complètement ignoré et qui peut à lui seul discréditer l’intitulé de l’ouvrage : la diffusion de l’information au sein des organisations grâce aux nouvelles technologies de communication.
Par ailleurs certains propos tenus ici sont assez déroutants. Selon Dupuy, la hiérarchie Taylorienne présente l’avantage de protéger les opérateurs du contact client (c’est chiant un client non ? plaisante-t-il dans un entretien pour Technikart). Par ailleurs, il avance que spontanément, les gens n’ont pas envie de collaborer. Là encore, selon Dupuy, le silo hiérarchique préserve le travailleur de la confrontation avec ses pairs.
Il s’agit là d’une vision très 20ème siècle, hexagonale et plutôt déprimante de l’épanouissement professionnel à une époque ou The Cluetrain Manifesto, Drive de Dan Pink, ou l’éblouissant Eloge Du Carburateur, ont apporté une nouvelle et profonde réflexion sur le sens du travail.
L’indifférence au contexte culturel
Un second point complètement omis : celui des différences culturelles. A travers les enquêtes menées dans différents pays européens, on sent chez Dupuy la volonté de considérer l’entreprise comme une entité abstraite indifférente aux cultures locales. On peut y voir cette volonté très française d’universaliser des travers qui sont souvent hexagonaux.
Il s’agit là encore d’une position intellectuelle discutable à l’aune des travaux de Geert Hofstede ou de Philippe D’Iribarne (cette aversion pour la relation client qui fait rire Dupuy a été magnifiquement expliquée par ce dernier à travers notre crainte d’une position servile).
Enfin, il est intéressant de noter que nous avons une relation particulièrement compliquée aux deux éléments essentiels qu’invoquent Dupuy pour un meilleur fonctionnement des organisations : la confiance et la simplicité. Yann Algan (Meilleur jeune économiste français en 2008) a longuement écrit sur notre société de défiance. Quant à la simplicité, comme le rappelle Benjamin Pelletier, notre culture sacralise l’obscurité et identifie le pragmatisme à de la vulgarité.
Good Boss Bad Boss
Est le titre d’un ouvrage de Bob Sutton. Il s’agit de la suite du culte No Asshole Rule (traduit en français sous le titre Objectif Zéro Sale Con).
Dans cet ouvrage bien plus irrévérencieux (dont l’éditeur de Dupuy a copié sans vergogne la couverture) Sutton rappelle un élément qui semble complètement ignoré par l’ouvrage de Dupuy : les managers sont fréquemment des personnages odieux (des sales cons, quoi), enivrés par leur pouvoir, obsédés par leur statut et par le contrôle. L’impeccable Scott Berkun a écrit un joyeux rant sur le sujet : Top 10 reasons why managers are asshole [EN].
Le fait que ce travers ne soit jamais évoqué par Dupuy prouve un certain manque d’objectivité, un regard volontairement partisan et contribue, là encore, à discréditer son ouvrage.
Lost in Lost In Management
Un ouvrage de management richement documenté, à l’attention des cadres. Plutôt partisan, vaguement méprisant à l’égard des opérateurs, il ne met jamais en perspectives les spécificités culturelles ni les travers ou abus des managers.
Il demeure concentré sur l’ancienne économie (déterminée par la capacité de production plutôt que par l’aptitude à l’innovation) et va jusqu’à complètement ignorer la redistribution des équilibres apportée par les nouvelles technologies de l’information au sein des organisations.
Au final un ouvrage plutôt consensuel, qui n’ose pas trop taper ou cela fait mal et qui n’est pas vraiment représentatif de l’entreprise au 21ème siècle.
Peut-être que l’éditeur a fait une faute de typo sur la couverture? C’était pas XXI mais XX… et que le bouquin était resté sur une étagère pendant plus de 10 ans.
Lire que la hiérarchie Taylorienne présente l’AVANTAGE de protéger les opérateurs du contact client !! On reste ci devant une telle dose de modernité dans la réflexion !!
Merci de l’avoir lu pour nous, on va occuper notre temps à des mises en perspectives plus innovantes, audacieuses et porteuses de sens et de valeur 😉
Bonjour Claude, merci de ton commentaire.
Il ne prétend pas qu’il s’agit de la panacée mais reconnait ce qu’il identifie à une vertu.
Ce qui m’a le plus mis mal à l’aise est sa longue dythirambe sur une entreprise française de cosmétique leader sur son marché (Garnier ? L’Oréal ?) qui a une organisation très floue et éminemment politique. Il dit que ça fonctionne et cherche des explications très fumeuses sur la mécanique interne pour décrire son fonctionnement.
Demeure des analyses enrichissantes et non dépourvues d’intérêt même si comme le dit David (salut David !) tout cela semble être d’un autre âge. Un peu comme notre CSA.
Merci du temps pris pour cette lecture. Encore une approche dans un but: sortir une théorie à démultiplier ailleurs…
Ce qui peut fonctionner ici ou là ne va pas le faire dans un autre système.
Merci aux nouvelles technologies d’avoir redistribuer le pouvoir!
Plus les organisations veulent contrôler, mesurer et mettre les individus dans des cases et moins ils collaborent.
Oui, les entreprises de demain n’auront pas de leaders mais des collaborateurs qui fonctionnent en communautés. Ils choisissent d’y aller et de s’engager. Le plaisir de travailler et de faire de belles choses!
J’ai vu des ouvriers parler des produits qui sortent de leur usine avec grand talent qui donne aux clients envie d’acheter !