Michael Ballé est une des personnalités phare et un des acteurs majeurs du Lean en France et en Europe. Fils du pionnier de la discipline dans l’hexagone (Freddy Ballé qui, chez Valéo, a cotoyé des ingénieurs de Toyota dès 1975) Michael Ballé est chercheur à Telecom ParisTech où il est co-fondateur du Projet Lean Entreprise (lean.enst.fr). Il est également co-fondateur de l’Institut Lean France et Associé d’Operae Partners. Ses ouvrages ont été récompensés par deux Shingo Prizes.
Son parcours universitaire (Doctorat en Sciences Sociales et Sciences de la Connaissance à la Sorbonne) inspire une vision humaniste et durable du Lean qu’il définit comme stratégie d’apprentissage. Une vision qu’il viendra défendre à la deuxième édition du Lean IT Summit de Paris les 22 et 23 Novembre, le grand rendez-vous européen des applications du Lean dans le monde des systèmes d’information.
Il porte un jugement très lucide sur le management Tayloriste qui a colonisé nos esprits et voit dans la philosophie industrielle des Toyoda et Taiichi Ohno, l’opportunité de mettre en place en place une stratégie gagnant-gagnant-gagnant entre la direction, les employés et les clients.
Michael n’est pas du genre à mégoter. Il est intarissable sur ce sujet qu’il maîtrise parfaitement et qui l’habite d’une passion communicative. Il se montre aussi radical dans ses propos : les ersatz d’initiative Lean qui se soldent immanquablement par des échecs ont du mal à gagner sa sympathie.
Nous avons dû partager cet entretien fleuve en deux articles tant le contenu de ses propos est riche et éclairant avec à la clef une bonne dizaine de candidats pour les Citations du Dimanche). Mille mercis à Florence Préault du Lean IT Summit pour avoir rendu cette rencontre possible. Premier épisode à un clic d’ici … (second épisode disponible)
1) Bonjour M. Ballé et merci de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous présenter ainsi que votre parcours qui vous a amené à aujourd’hui être une référence incontournable du monde du Lean en France et en Europe.
Bonjour, et merci de vous intéresser à mes travaux, c’est très flatteur. Je suis tombé dans le Lean tout à fait par hasard il y a plus de vingt ans alors que je faisais des recherches pour ma thèse de doctorat sur les « modèles mentaux » – je cherchais un terrain où des personnes regardaient la même situation avec des perspectives différentes, ce qui est en fait plutôt rare (même lors de désaccords sévères, le cadre est souvent le même).
Mon père, qui est le véritable pionnier du Lean en France depuis qu’il a découvert les progrès de Toyota en 1975 dans leurs usines au Japon, était alors en train de mener une expérience dans une usine Valeo, où des ingénieurs méthodes étaient coachés par des ingénieurs de Toyota. Après quelques réticences (l’usine ? vraiment ?) je suis allé observer ce chantier et je n’en suis pas revenu – j’ai eu la grande chance d’assister à bien plus que de simples différences de perspectives : deux paradigmes qui s’affrontaient sur la même cellule de production.
On n’a pas tous les jours l’occasion de voir de visu un changement de paradigme, et c’est ce qui m’a amené au Lean. Par la suite, les ingénieurs de Toyota m’ont convaincu que ce n’était pas une théorie mais une pratique : pour comprendre il fallait faire. J’ai donc commencé à animer des chantiers Kaizen. Cela m’a permis de comprendre que pour établir le pont entre le paradigme classique et le paradigme Lean, il était plus intéressant d’essayer de reproduire la courbe d’apprentissage de Toyota que de copier les pratiques actuelles de Toyota en les plaquant sur le paradigme existant.
Cette idée à été très bien accueillie par Dan Jones et Jim Womack, les fondateurs du mouvement Lean, qui m’ont soutenu sur nombreuses activités, en publiant les ouvrages The Gold Mine et The Lean Manager, d’une part, et en m’aidant à fonder avec Godefroy Beauvallet et d’autres des projets de recherche et de partages de pratiques comme le Projet Lean Entreprise de Telecom ParisTech ou l’Institut Lean France. Le Lean est avant tout le domaine de la pratique, et c’est de passer deux ou trois jours par semaine sur des terrains variés à voir et écouter les efforts de nombreuses équipes de management qui compte, plus que la rédaction des conclusions elles-mêmes.
En particulier, cette approche par la pratique nous a permis de plus mettre en avant la dimension humaine du Toyota Production System (The Thinking Production System) , qui était jusque-là peu traitée dans les livres de juste-à-temps, en publiant avec Godefroy Beauvallet, Art Smalley et Durward Sobek un article sur la part de la résolution de problèmes dans le Lean, ce qui a contribué à progressivement orienter le mouvement vers le respect des personnes plus que la productivité brutale de ses origines dans l’automobile.
2) Dans une première partie de votre carrière vous étiez plutôt concentré sur le re-engineering (vous avez publié 2 livres sur le sujet). Vous avez concédé lors d’une conférence que ce n’était pas la bonne approche et que vous avez appris depuis. Qu’est-ce qui vous gêne aujourd’hui avec cette approche et en quoi le Lean vous semble plus adapté pour résoudre les problèmes que rencontrent les organisations ?
Ah, oui. Si on pouvait rappeler des livres comme des voitures, je le ferais sans doute (rires). Comme la plupart des gens à l’époque, j’étais fasciné par l’aspect flux du Lean et la promesse d’application de l’amélioration des flux à l’organisation dans son ensemble. On découvrait ce qu’était un processus transverse, et nous étions beaucoup à imaginer des entreprises construites autour de la notion de transversalité. Mais, alors que je prenais part à des projets de re-engineering, tout en écrivant le livre, j’avais quand même un sérieux doute. Certes, la notion de re-engineering enthousiasmait les directions, mais les résultats sur le terrain n’étaient guère probants (au-delà de l’idéologie) et créaient souvent un tel chaos organisationnel que l’entreprise s’arrêtait plus ou moins de travailler pendant deux ans. J’ai commencé à en discuter avec Dan Jones à l’époque, ce qui m’a conduit à introduire une note de caution dans le livre : les silos fonctionnels sont également des lieux d’apprentissages techniques.
Ce petit paragraphe a été le début d’une réflexion qui, quinze ans plus tard a amené une vision totalement différente du Lean fondée sur l’apprentissage individuel et collectif et où les liens entre spécialités fonctionnelles sont créés par le flux tiré et le travail en équipe. Le re-engineering est pour moi maintenant l’exemple type de la volonté de créer une entreprise plus Lean sans remettre en cause le paradigme Tayloriste qui veut que les experts définissent le « meilleur process » et l’appliquent aux opérationnels. En pratiquant le re-engineering j’ai fini par me sentir comme un homme préhistorique qui polit une hache de pierre pour la faire ressembler à la hache de bronze de la tribu voisine. Comme l’écrit Taiichi Ohno, l’un des pères fondateurs du TPS, on apprend en admettant ses erreurs – mais cela reste embarrassant.
3) On constate une grande effervescence aujourd’hui autour du Lean Management. Comment expliquer cette tendance forte au niveau des organisations ?
Ce n’est pas mystérieux – la promesse en est incroyable. Les entreprises françaises qui pratiquent le « vrai » Lean ont une croissance à deux chiffres dans l’industrie et dans le contexte actuel. La déroute industrielle qu’attestent tous les chiffres nationaux n’est pas une fatalité, et le Lean en apport la preuve. En faisant les bilans, une grosse PME de 100 millions d’euros progresse en 3 ans de +61% de chiffres d’affaires, +62% de cash, +73% de marge et créée 16% plus d’emplois (sans compter la sous-traitance).
Une petite PME qui pèse 10 millions d’euros passe près du dépôt de bilan à cause de la crise de 2008 et, ces trois dernières années, affiche une croissance double quasiment son chiffres d’affaires (+93%) sans dégrader son cash et en augmentant son EBITDA de 173% avec 20% d’embauches. À l’autre extrême du spectre, une très grande entreprise de plus d’un milliard d’euros multiplie sa valeur par un facteur de 3 en quatre ans.
Les critiques diront toujours qu’on fait dire ce qu’on veut aux chiffres, mais je connais ces entreprises de l’intérieur et les résultats reflètent effectivement une transformation, dont un facteur non des moindres est une amélioration sensible de l’ambiance et des relations sociales au sein de l’entreprise. En parallèle, les modes managériales de la fin du siècle dernier semblent s’être épuisées, et donc il n’y a pas beaucoup d’approches d’amélioration viables sur le marché. D’un coté la promesse est grande, de l’autre les alternatives sont rares – il n’est pas surprenant que beaucoup d’entreprises se tournent vers le Lean.
La difficulté est plutôt du coté du mouvement Lean. Des résultats comme ceux-ci nécessitent de passer par la porte étroite du changement de paradigme, ce qui requiert d’une part une détermination d’apprentissage de la part du patron et la rencontre avec un bon coach versé dans la pratique du « vrai » Lean. La probabilité de chacune de ces propositions est déjà faible, et la rencontre d’autant plus. Notre échec, dans le mouvement Lean, est de ne pas avoir su former beaucoup plus de consultants au Lean transformant qui permet d’obtenir de tels résultats, par rapport au Lean productiviste (application du Lean dans le paradigme Tayloriste) qui ne fait qu’aggraver les difficultés à moyen terme de l’entreprise (malgré des résultats locaux immédiats séduisants) au détriment de la confiance mutuelle.
4) De nombreuses initiatives sont mises à l’œuvre aujourd’hui dans un grand nombre d’organisations complètement différentes. Pourtant, le taux de réussite de ces initiatives de changement demeure faible. Comment expliquez-vous cela ? Par ailleurs, ces nombreux échecs ne risquent-il pas de nuire à l’image de cette philosophie organisationnelle ?
Nous sommes tous tellement conditionnés par le Taylorisme qu’il nous paraît parfaitement normal de séparer les têtes des bras et de faire concevoir par des gens intelligents des processus qui seront ensuite appliqués par les opérationnels – l’informatique permet de verrouiller ce mécanisme encore mieux en forçant l’application dans ses derniers détails. Le résultat : des agents démotivés esclaves de leur processus qui travaillent mal et sans passion.
Le mouvement Lean n’a pas échappé à ce conditionnement. Au début, en étudiant les chantiers menés par Toyota, j’ai cru comme tout le monde qu’une fois qu’on avait compris la méthode pour doubler la productivité, réduire les défauts par deux et réduire les en-cours de 80%, il suffirait de l’appliquer à chaque cellule de l’usine pour obtenir un résultat transformant. Ce n’est simplement pas le cas. Ce que travailler avec mon père nous à permis de comprendre est que le véritable intérêt du chantier en usine mené par Toyota chez son fournisseur résidait dans les visites fréquentes que mon père, en tant que PDG faisait sur les chantiers avec un Sensei (un maitre du Lean chez Toyota). Qu’on le veuille ou non, le PDG a une influence énorme sur son entreprise, et il ou elle prend des décisions, grandes ou petites, toute la journée qui façonnent les comportements de tous les employés. Lorsque le PDG apprend, toute l’entreprise apprend.
Dans le management classique, le manager financier délègue la méthode d’amélioration à un groupe d’experts, délègue son application à sa ligne hiérarchique, et pilote par les chiffres. Il est facile de coller l’étiquette Lean sur n’importe quelle méthode productiviste et de fonctionner dans ce cadre sans jamais comprendre que l’on est en train de mettre en place un accident industriel – c’est ce que font les entreprises lorsqu’elles mettent en place un programme Lean, souvent piloté par des consultants, et sans l’exigence des visites de terrain par le patron. Inversement, dès que le patron a le déclic et qu’il lance des chantiers par les opérationnels et qu’il vient voir régulièrement les progrès et s’intéresse aux idées qui en émergent, la magie du Lean se met en route. Il faut vivre ces moments où toute la hiérarchie, du PDG à l’opérateur se penche ensemble sur un sujet pointu de valeur ajoutée au niveau de l’opérateur ou du client. Plus tard, il faut aussi vivre le moment où le PDG change d’avis sur la stratégie de ses observations des réclamations client ou problèmes rencontrés par les opérateurs. Ce n’est plus la même entreprise. Tant que les débats se font en salle sur base de rapports ou d’analyses, même les plus intelligentes, on peut parier sans prendre beaucoup de risques que le point de sortie sera un compromis politique qui ne tiendra compte ni des clients ni des opérateurs, et qui ne fera rien pour améliorer la situation de l’entreprise.
Il est certain que c’est agaçant de voir le label Lean attaché à de telles inepties, mais, en vingt ans, on observe qu’il y a toujours quelques gens sérieux pour faire du vrai Lean et obtenir les résultats correspondants. Finalement, on est forcé d’admettre que le Lean n’est pas fait pour tout le monde, et que si les patrons choisissent de continuer à réduire leurs coûts plutôt que d’améliorer la satisfaction et la fidélité de leurs clients, où qu’ils choisissent d’écouter des raisonnements financiers plutôt que de se pencher sur les vrais problèmes de leur boîte, c’est leur plein droit. Comme l’a dit Deming, « Il n’est pas nécessaire de changer. La survie n’est pas obligatoire. »
5) Existe-t-il des consignes particulières dans la gestion du changement dans ce type d’initiatives ? On a pu voir émerger une littérature abondante sur la gestion du changement ces quinze dernières années avec les ouvrages de John Kotter, de William Bridges, le projet latéral en France ou plus récemment des frères Heath : ces pratiques génériques de gestion du changement sont-elles applicables à une initiative Lean ?
Je ne sais comment vous répondre sans buter de nouveau sur le problème du changement de paradigme. La notion même de gestion du changement est inscrite dans le paradigme Tayloriste. Dans le Lean, le changement ne se gère pas, il est continu, il fait partie du travail de tous les jours. La performance des entreprises Lean vient de leur dynamisation, pas de l’application rigide de leurs procédures.
Je vais essayer de répondre un peu différemment. Frederick Taylor n’a pas appelé sa méthode « Taylorisme ». Il appelait cela le management scientifique. A ses débuts, Toyota considérait aussi que le Lean était l’application de l’esprit scientifique au business – ça ne nous aide pas. Le fait est qu’entre les années 1880 et 1950 notre compréhension de la science à changé. A la fin du XIXème siècle, le monde est vu comme un gigantesque mécanisme dont on découvre les rouages un à un. L’idée est qu’une fois que l’humanité aura toutes les réponses, le travail sera fait et on pourra imaginer un âge d’or de raison et de fraternité. La vision de la science au cours du XXème siècle suite au progrès de la mécanique quantique est radicalement différente : ce sont les questions qui sont scientifiques, pas les réponses.
Le management scientifique de Taylor est une recherche de réponses à appliquer. Le management scientifique de Toyota est une série de questions (Comment satisfaire les clients ? Comment détecter des défauts plus fins plus tôt ? Comment mieux lisser et tirer les flux ? Comment plus impliquer les opérateurs dans la conception et l’organisation de leurs espaces de travail ?) auxquelles les réponses ne sont que l’occasion de poser la question plus finement. C’est précisément cet attachement aux questions qui permet les résultats spectaculaires mentionnés plus haut.
Travailler les questions permet au dirigeant de continuellement évaluer et affiner ses stratégies sur des marchés très turbulents d’une part, et, d’autre part d’associer l’ensemble des employés à des projets plus motivants que de faire gagner de l’argent aux patrons. Respecter l’humanité des gens signifie comprendre que si la motivation extrinsèque par la reconnaissance et les incitations (une invention de Taylor) est nécessaire dans les grandes lignes, la passion au quotidien ne se trouve que dans l’engagement à résoudre des questions intéressantes dans son propre poste. Le Lean propose donc une façon concrète d’offrir à chaque employé une source de motivation intrinsèque qui lui permet de s’intéresser à son job tout en contribuant au projet global de l’entreprise. Le changement n’est pas vu comme du changement, mais des expériences répétées pour explorer son sujet – les résultats suivent, et les gens peuvent s’éclater au travail, et vice versa.
6) A l’image du regretté Eliyahu Goldratt, vous avez utilisé la fiction comme support de vos deux ouvrages sur le Lean (The Gold Mine et The Lean Manager). En quoi cette forme rédactionnelle répondait mieux à votre besoin ?
A vrai dire, je n’ai eu connaissance du But d’Eliyahu Goldratt qu’après la parution du Gold Mine – Mon guide sur le roman de business était un petit livre plus obscur (mais, à mon sens, génial pour tous ceux qui sont à leur compte): The Wealthy Barber de David Chilton. Au début, mon père et moi avions essayé d’écrire une méthode classique, mais nous sommes très vite tombés sur le fait que le lean est un système, donc très difficile à décrire linéairement.
La forme romanesque nous a permis, grâce aux dialogues, de mettre en valeur les liens entre les idées de manière beaucoup plus souple. En écrivant, nous nous sommes rendus compte que le roman permet aussi de mettre en valeur la dimension pratique du lean en l’inscrivant dans un contexte précis. Nous ne sommes pas les seuls à avoir rencontré ce problème: il y a plus de romans de business en Lean que dans aucun autre secteur.
(à suivre … dans le second épisode)
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