Un été de lecture sous le signe de Walden

hossegor

Adoncques, comme presque tous les ans (voir 2007, 2008, 2009, 2010 et 2012) #hypertextual, le blog lecteur compulsif revient sur ses lectures de l’été pour partager le simple et beau plaisir de lire.

Un été de lectures sous le signe de Walden donc, l’ouvrage de Thoreau qui incarne toujours aujourd’hui la coupure volontaire du monde, une coupure nécessaire pour se reposer et se ressourcer, parfaitement de saison. L’ouvrage n’est pas revu ici (voir la chronique de l’impeccable Scott Berkun [EN] pour cela) mais son ombre bienveillante veille incidemment sur la plupart des ouvrages ci-dessous dévorés sous le soleil …

Dans les forêts de Sibérie (Sylvain Tesson)

On débute avec l’aventure la plus radicale, celle de Sylvain Tesson en Sibérie. Grand bourlingueur devant l’éternel, du genre à faire le tour du monde en vélo, à traverser l’Himalaya à pied ou les steppes d’Asie centrale à cheval. L’auteur ferait passer Thoreau pour une seriale shoppeuse de Manhattan avec son aventure : 6 mois coupé du monde dans une cabane perdue au fin fond de la Sibérie dans le confort le plus sommaire (ouais : sans Wifi), en compagnie de 2 chiens et avec les premiers voisins à 1 jour de marche.

Comment a-t-il fait pour tenir vous demanderez-vous ? La lecture (dont des guides de la faune et la flore locales afin d’éviter de mal nommer les choses, ce qui est ajouter au malheur du monde comme le disait Valery), l’écriture et la vodka, un tryptique qui a fait ses preuves.

On se retrouve confronté à une écriture semblable à la nature entourant l’auteur : flamboyante, lyrique et sans retenue. Parfois on regrette un peu l’absence de cette dernière mais les conditions de solitude sont tellement extrêmes que l’on reste profondément reconnaissant et bienveillant envers Tesson. Un TP de profonde réflexion sur le conflit Culture / Nature, conflit dont on oublie les tensions dans le confort bruyant de la ville mais en plein milieu duquel on se retrouve lâché ici, vulnérable et contemplatif avec une sensation de froid qui nous fait tressaillir. Un récit magnifique qui évoque les conditions de l’extraordinaire roman de David Vann Sukkwan Island. Il y a ce très beau passage sur l’amour inconditionnel que porte les chiens à leur maître, passage que j’aurais voulu cité ici mais que je n’ai pas retrouvé. Du coup vous aurez celui-ci qui montre que le bonhomme ne se laisse pas aller à l’auto-complaisance :

“Le courage serait de regarder les choses en face : ma vie, mon époque et les autres. La nostalgie, la mélancolie, la rêverie donnent aux âmes romantiques l’illusion d’une échappée vertueuse. Elles passent pour d’esthétiques moyens de résistance à la laideur mais ne sont que le cache sexe de la lâcheté.”

Tijuana Straits (Kem Nunn)

Il s’agit d’un polar qui se déroule de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les Etats Unis. Un contraste saisissant entre la belle et riche San Diego et la polluée et l’ultra violente Tijuana. Du côté américain un anti-héros ex-surfer qui s’est coupé du monde pour s’occuper de sa ferme vermicole et qui, pour boucler ses fins de mois, chasse les chiens errants sur la côte. De l’autre côté un jeune femme déterminée et courageuse qui lutte contre les violences faites aux femmes. La rencontre impossible entre Sam et Magdalena aura lieu et le potentiel héroïque des deux personnages pourra s’exprimer. Un roman noir comme la mélasse, dans lequel la mythologie américaine de la rédemption (incarnée ici par le surf) s’extirpe difficilement des marais saumâtres de la violence crade d’un monde dirigé par les armes, la drogue et la brutalité aveugle.

L’écriture de Kem Nunn est sêche comme de juste, innervée par un sens du rythme avéré et des personnages (même les plus antipathiques) qui ont une authentique consistance romanesque. L’auteur ne propose pas de jugement, juste un regard neutre et dépassionné sur cette frontière au contraste insoutenable. Si dans la relation entre les héros il y a quelque chose de Prisonnière du Désert, le regard de l’auteur évoque lui Miss Bala le très beau film de Gerardo Naranjo.

Une femme fuyant l’annonce (David Grossman)

Une femme Israélienne dont le fils part pour une mission militaire volontaire de 3 jours décide de s’enfuir de la ville pour éviter l’annonce terrible que l’armée pourrait être amenée à lui faire, hence le titre. Elle part ainsi en randonnée en Galillée avec son ancien amant, père du fils téméraire pour se couper du monde et, à travers cette randonnée, faire le point sur l’histoire mouvementée de sa famille.

Un peu à la façon de Kundera il montre l’insupportable intrusion de l’Histoire avec un grand H dans la petite histoire des gens communs qui s’efforce de vivre, d’aimer et de construire une famille dans le maelstrom d’une guerre absurde qui n’en finit plus.

La superposition des deux narrations (les 20 ans de l’histoire commune des protagonistes et du fils absent et celle du périple de quelques jours en pleine nature) donne la force d’un fleuve en crue à cette histoire. Grossman, qui porte ici le cliché de la mère juive jusqu’à son point d’incandescence, au delà du bon ou du mauvais goût, nous amène vers le point d’orgue de l’histoire avec des allers retours de plus en plus rapides et nous fait vivre le drame passé du père en une résonnance de celui craint par la mère. Du très grand art romanesque.

A moi seul bien des personnages

Comment résister à une telle couverture et à un tel titre lorsqu’il s’agit d’un des plus grands auteurs américains de sa génération ? Pour dire la vérité, je reste un admirateur éperdu du Monde Selon Garp mais n’ai jamais retrouvé ce souffle et cette inventivité dans aucun des autres ouvrages que j’ai lus (L’oeuvre de dieu la part du diable, Une prière pour Owen, un enfant de la balle). A ce titre, A moi seul rejoint un peu ces ouvrages avec cette histoire au final classique de la vie d’un romancier et de ses inclinations sexuelles multiples (les filles mais aussi et surtout les travestis). La famille organisée autour de la troupe de théâtre pourra paraître un peu convenue (en particulier le grand père aimant se travestir en femme, comme un écho aux inclinations du héros).

En revanche la partie sur l’hécatombe de toute une génération dans les années 80, hécatombe due au sida, est un travail de maître : la visite des anciens camarades d’université dans des centres médicalisés se révèle particulièrement poignante. Attention, même si nous ne sommes pas au niveau du chef d’oeuvre Garpien (et si le pont avec Walden reste très difficile à trouver), on retrouve l’essentiel des thèmes récurrents chers à l’auteur et cela reste hautement recommandé.

Pause (The Winter of our disconnect) – Susan Maushart

De très loin mon ouvrage favori de l’été, englouti en quelques jours. L’histoire vraie de Susan Maushart, une journaliste et sociologue New Yorkaise basée à Perth en Australie qui décide de supprimer tous les médias electroniques de sa maison durant 6 mois, au grand dam de ses trois ados de 17, 16 et 15 ans. Le motif de la décision : le sentiment étouffant de ne plus vivre ensemble tant l’attention de chacun est engloutie par ces objets connectés.

Une histoire autobiographique très drôle (ah l’humour des journalistes new yorkaises …), sous l’influence affichée de Walden auquel elle n’a de cesse de revenir, où se superposent les perspectives de la mêre, de la journaliste et de la sociologue. Cette dernière donne une approche très scientique à ce que la famille appelle l’Expérience, en s’appuyant sur un matériel conséquent (de nombreuses références à des recherches sociologique ou économiques) qui donne beaucoup de pertinence à la démarche. On y dézingue ainsi de nombreuses légendes urbaines, en particulier celui du fantasme de la génération Millenials aux capacités cognitives multi-tâches – ce que la science a démontré impossible en de multiples occasions. Voilà un camouflet pour Don Tapscott (pourtant célébré ici) – qui propage ses fantasmes de multi-tasking à cette génération alors qu’il n’a pas d’enfants. Là encore l’observation de la famille depuis les différents points de vue (des individus pour la sociologue, des témoins pour la journalistes et des objets d’amour inconditionnels pour la mère) donnent une dimension unique à ce livre. Plus personnellement cela vient aussi alimenter une réflexion familiale où ma chérie et moi constatons les mêmes problèmes avec nos ados. Au delà de la satisfaction matérialiste et très superficielle (oh il sait déjà se servir d’un iPad, il est en phase avec le monde d’aujourd’hui !) il demeure un vrai problème sur la capacité d’attention et d’être ensemble, déjà évoqué ici à travers les travaux de Sherry Turkle.

Au final, après ces 6 mois d’épreuve, l’auteure constate de meilleurs rythmes de sommeil, habitudes alimentaires et résultats scolaires chez ses enfants, assite à la transformation de son fils qui a converti ses heures de pratique de jeu vidéo en pratique du saxophone (une pierre dans le jardin pixelisé de Jane McGonigal) et un profond sentiment de liberté Waldenienne chez elle-même. Pourtant, et c’est là que je livre est épatant, au terme de ces 6 mois chacun va reprendre ses objets connectés mais riche d’une expérience qui leur aura donné un recul salutaire dans leur utilisation de ces iTrucs. Nous ne sommes pas ici dans la condamnation bas du front mais dans l’incitation à l’expérience de la déconnexion pour développer une relation plus mûre à notre monde hyperconnecté. Admirable et hautement recommandé.

La lamentation du prépuce (Shalom Auslander)

Second roman de Shalom Auslander qui a un sacré sens du titre (le premier s’intitulait Attention Dieu Méchant), ce roman évoque l’enfance de l’auteur dans une famille juive orthodoxe de la banlieue de New York et comment celle-ci conditionne la relation de l’auteur à la naissance imminente de son fils (et du prépuce de ce dernier). Une vision féroce et ambivalente de l’éducation orthodoxe où la relation à Dieu passe d’un problème métaphysique à un accablement moral permanent. Shalom le jeune passe ainsi son temps à secrètement marchander ses bons et mauvais points avec Dieu, oscillant du statut de pratiquant scrupuleux qui connait toutes les bénédictions alimentaires à celui de pêcheur iconoclaste sombrant dans l’immoralité.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans ces aller-retours schizophrènes incessants et dans ce grand écart imposé aux enfants dans les familles très pratiquantes : l’observation des règles religieuses strictes dans le monde d’aujourd’hui. Cette double contrainte peut rendre fou comme le rappelait Michael Ballé et a sérieusement amoché notre auteur (sa stratégie complètement absurde pour assister aux matchs de hockey de son équipe fétiche en finale) qui ne doit son salut qu’à la rencontre à son épouse. Un livre vendu comme hilarant mais perçu ici plutôt comme un extrait d’humour féroce et douloureux, comme pour expurger les dommages que peuvent causer la stricte observance des pratiques religieuses chez un adolescent post moderne. La coupure du monde est ici celle, symbolique, d’avec la famille et de son enfance.

Quand la beauté nous sauve (Charles Pépin)

Que serait la retraite estivale sans la méditation et la philosophie ? Pour la pratique de la méditation je ne saurais trop vous recommander le beau et profond Méditer au Quotidien et, pour ce qui est de la philosophie, ce très beau texte de Charles Pépin, philosophe cité à plusieurs reprises ici, et intervenant dans Philosophie Magazine. La question de ce livre n’est pas de réfléchir à la beauté dans l’art ou la nature mais plutôt à ce que cette beauté produit chez nous alors que nous y sommes exposés. L’auteur, qui est aussi romancier, à la bonne idée d’impliquer une demi douzaine de personnages qui apparaissent de ci de là dans l’ouvrage et d’entremeler ces scènes de la vie quotidienne avec de profondes réflexions théoriques invoquant Kant, Hegel ou Freud.

La première idée, splendide, provient de Kant : soumis au beau de l’art ou de la nature, l’homme est reconcilié avec lui-même. Il ne s’agit plus ici de jugement moral (c’est bien), sensuel (c’est bon) ou rationnel (c’est vrai) mais d’un jugement esthétique : c’est beau. Du coup, aucune des facultés (moralité, sensibilité, réflexion) ne l’emporte sur les autres : elles sont toutes unies pour reconnaître la beauté. La beauté nous permet ainsi de nous réconciler avec nous même. De plus, soumis à la beauté nous l’imaginons universelle et avons la volonté de la partager avec autrui. Durant l’instant esthétique la réconcilation n’est alors plus seulement intime, au niveau du seul individu, mais aussi universelle en ce qu’elle nous unit aux autres. Enfin la beauté active notre intuition car elle est perçue immédiatement par notre corps, ce qui nous ramène à Bergson qui affirmait que l’intuition est la raison qui repasse par le corps, supprimant ici la dualité corps / esprit, reconciliation supplémentaire.

La seconde idée est celle du sens et vient de Hegel : la beauté nous fascine parce qu’elle porte du sens, elle le symbolise. Et ce symbole, nous dit Hegel, incorpore dans sa matérialité une partie du sens auquel il renvoie mais une partie seulement, l’autre étant au delà de la matérialité (et mettant à l’oeuvre la contribution cognitive du lecteur pour Nabokov, essence de l’art de la littérature selon celui-ci NDLR).

La troisième idée, la plus convenue car relevant de la psychanalyse, est celle que la force qui anime la création artistique est celle de la libido. Nos pulsions inconscientes réprimées au quotidien par notre cadre moral (ce satané Surmoi), peuvent alors enfin s’exprimer au grand jour à travers la sublimation de l’art.

Un ouvrage parfaitement adapté à la langueur de l’été avec son rythme d’érudit dilettante, évidemment truffé de magnifiques citations dont celle-ci, sur laquelle je vais conclure, tirée des Cinq Méditations sur la Beauté de François Cheng :

Chaque expérience de beauté rappelle un paradis perdu et évoque un paradis promis.

Bonne lecture !

3 Comments

  1. A part le Tesson – qui m’avait un peu agacé mais je crois que j’en attendais trop – je n’en ai lu aucun.
    Le Shalom Auslander m’attend chez moi depuis un bail, le David Grossman est en réservation médiathèque, les Susan Maushart et Charles Pépin me tentent pas mal.
    (Sinon, je me suis moi aussi lancé dans cette tradition des notes de lecture estivales.)

  2. Salut Ayméric, merci pour le commentaire.

    Ma chérie a lu le Mausfhart encore plus vite que moi, genre 3 jours. Il y a un petit côté agaçant du style humble brag avec sa famille idéale mais elle sauve cela à grand renforts d’humour à son corps défendant et avec cet amour inconditionnel à l’endroit de ses enfants qui transpire dans chaque page. Et bien sûr avec du matériel sociologique de haute tenue.

    J’ai été un déçu par le Auslander mais parce que je m’attendais trop à du Woody Allen. C’est d’un humour moins érudit et beaucoup plus féroce. Pour le Kem Nunn je me suis forcé à lire un polar et ça ne m’a pas déçu c’est très bien. Le Grossman est un pavé de littérature pure. C’était mon premier auteur israélien (je l’ai lu avant Auslander) et c’est bouleversant.

    Le Pépin est bien mais je suis plutôt novice en philo donc il y a un risque à ce que cela semble un peu léger pour un lecteur averti.

    Je me rends compte que j’ai oublié de faire référence à la chronique de Berkun sur Walden – je corrige cela de ce clic !

  3. Une femme fuyant l’annonce est un livre d’une force et d’une intensité extraordinaires, c’est LE chef-d’œuvre de David Grossman. Flaubert a créé son Emma, Tolstoï son Anna, et à présent Grossman a son Ora ? un être pleinement vivant, parfaitement incarné. J’ai dévoré ce long roman dans une sorte de transe fiévreuse. Sidérant, magnifique, inoubliable.

    Merci pour le partage!

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