Réflexions sur l’Âge de la Multitude de Colin et Verdier

age de la multitude

“Du chemin a été parcouru par les entreprises qui, dans certains secteurs du moins, ont appris à faire levier sur la multitude et leurs employés (…) Le “toyotisme” est une démarche qui prend le contrepied de l’organisation tayloriste de la production et parvient à la battre sur les deux indicateurs de performance d’une chaîne : sa productivité et la qualité des produits qui en sortent (…) Les équipes d’une usine organisée selon les principes du “toyotisme” fonctionnent peu ou prou comme la multitude. Elles sont partiellement affranchies des liens de subordination hiérarchique qui irriguent l’organisation et contribuent à la rigidifier.”

Il y a quelques années, ce blog regrettait de ne pas avoir en France, dans notre langue, des intellectuels et des acteurs de l’économie qui pensent de manière constructive aux incidences de l’avènement du numérique dans notre société. Nicolas Colin et Henri Verdier se positionnent clairement avec cet ouvrage dans sa 1ère édition en 2012 et dans sa nouvelle édition parue cette année : c’est un peu notre Here Comes Everybody à nous, quoi. Ne boudons pas notre plaisir.

D’autant qu’ils expriment au travers de cette citation une intuition qui anime ce blog depuis un an maintenant : le Lean est la stratégie d’exécution des entreprises à l’ère du numérique et de la multitude. Notons rapidement qu’ils parlent plutôt de “toyotisme” ce qui indique le souhait de se démarquer de la déclinaison occidentale souvent discutable de cette approche de management.

L’ami Stéphane Schultz m’avait toutefois prévenu : tu n’apprendras rien dans ce livre que tu ne sais déjà. Mais ce n’est pas le motif principal de frustration. Malgré les fulgurances de Colin et Verdier (voir ce dernier article de Colin comme exemple) et le caractère incontournable de l’ouvrage qui offre une première perspective exhaustive et brillante sur le sujet, cette lecture me laisse en effet sur ma faim pour plusieurs raisons …

1. Les “Should Management Book”

Dans sa présentation à l’USI 2015, humblement intitulée “What you’ve been taught about management is wrong”, Mark Horstman (le confondateur du site éminemment pratique Manager Tools) explique qu’il faut fuir les livres de management qui emploient le conditionnel. Assertion que je ne peux que partager : depuis que je lis régulièrement des ouvrages consacrés au management lean, en particulier ceux de dirigeants qui expliquent leur parcours, la plupart des livres de management me tombent des mains.

La rigueur intellectuelle des premiers expose la superficialité des autres ouvrages à la lumière crue de l’implacabilité de l’esprit classique. Car dès lors que l’on emploie le should, nous sommes dans de l’incantation, et le rapport à la réalité n’est plus une priorité. A mon humble avis, les livres de management apportent davantage de valeur lorsqu’ils se contentent de restituer la réalité d’expériences vécues.

La première frustration à la lecture de ce livre est donc son caractère incantatoire avec des exemples qui sont toujours les mêmes : les GAFA, des exemples de “seconde mains” tirés d’autres ouvrages etc… C’est d’autant plus dommage que Colin et Verdier ne sont pas que des penseurs de l’ère du numérique. Ils en sont résolument des acteurs : Colin avec sa participation à TheFamily, un incubateur de start-up internet et Henri Verdier, directeur d’Etalab, qui aurait pu s’appuyer par exemple sur l’histoire du re-développement du site data.gouv.fr, histoire que ce blog a déjà citée.

Nous aurions aimé que le livre s’étende plus longuement sur des histoires dans lesquelles les deux auteurs ont été directement impliqué : quel était le problème ? quelles mesures ont été mises en place ? pour quel résultat ? quels en sont les enseignements ? La différence avec la démarche et l’ouvrage de Scott Berkun sur WordPress, à hauteur d’homme, est à ce titre criante et en défaveur des auteurs français.

Je comprends que ce livre s’adresse à des dirigeants et des politiques et la stratégie qui se devine derrière la démarche des deux auteurs est de montrer du spectaculaire pour impressionner ces derniers. Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse de la meilleure stratégie pédagogique.

2. La société de l’immatériel

Un second point qui est particulièrement frustrant est le refus obstiné de nos intellectuels de parler du concept de société de connaissance, concept énoncé par Peter Drucker dès 1959 et de lui privilégier le plutôt fumeux société de l’immatériel, concept d’Antonio Négri, concept qui date de 2011. On retrouve aussi cela chez les philosophes français réfléchissant au travail au 21ème siècle.

J’imagine qu’il est plus acceptable pour des intellectuels français de citer un philosophe marxiste plutôt qu’un des gourous majeurs du management du XXème siècle, gourou qui, dans un moment d’égarement, à aussi proposer l’idée de management par objectifs (ce qui lui attirera, justement, les foudres de l’immense Edwards Deming, une des influences majeures du Toyotisme).

N’en demeure pas moins que la pensée de Drucker construite autour de la société de connaissance me semble davantage visionnaire (dès 1959). C’est cette même pensée qui innerve la culture de l’entreprenariat numérique.

On regrettera que les auteurs citent de façon un peu désinvolte Drucker, aux côtés de Guy Kawasaki car c’est tout un pan de la culture numérique qu’ils court-circuitent ici.

3. La Stratégie est l’exécution

Si les deux premiers points sont plutôt sur la forme, ce dernier est lié au fond : il s’agit de celui qui me gêne le plus. Dans l’Âge de la Multitude, les succès phénoménaux du numérique sont racontés a priori comme s’il s’agissait d’une stratégie business élaborée de façon parfaitement consciente, parfaitement claire puis exécutée comme prévu pour obtenir les résultats attendus.

Il s’agit d’un point qui me semble essentiel et qui est développé dans un second billet. Billet que l’on peut résumer à la citation suivante : à la question “Où serez-vous dans dix ans ?”, Jason Fried répond “Still In business. Beyond that I have no idea”: voilà la stratégie de ces dirigeants.

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