Après Petit Guide Lean à l’usage des managers, Cécile Roche vient de publier son second livre : Le Lean en Questions.
Il s’agit d’un ouvrage remarquable pour plusieurs raisons. La toute première est la grande sagesse qui en émane. On sent dans les cas qui illustrent les thématiques avancées beaucoup de recul et d’expérience. Ce livre semble imprégné d’une sagesse inspirée par des aller-retour entre la pensée et l’action, les dirigeants et les opérationnels, l’ingénierie et la production. Probablement un des livres de management les plus important à lire cette année.
Le second point est qu’il s’agit d’un ouvrage pacifié. On ne remet personne en cause ici. On cherche à comprendre les motifs qui font que certaines personnes agissent selon des modes que d’autres stigmatiseraient. Le livre est comme pacifié avec un regard empreint de bienveillance. Une qualité rare et si importante.
Enfin ce livre fournit un gros effort pédagogique en s’efforçant de donner des définitions claires et simples des principes clefs du Lean. Celle de la bienveillance est en tout point admirable.
Cécile a accepté de répondre aux nombreuses questions que nous a inspiré cet essai fortement recommandé …
Bonjour Cécile, merci de vous rendre disponible pour cette interview. Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis aujourd’hui directrice du Lean et de l’agile du groupe Thales, en charge de la performance industrielle. Je suis depuis une dizaine d’années sur le sujet Lean. Auparavant j’ai suivi une carrière d’ingénieure classique avec du développement et divers métiers. Mon dernier poste avant le Lean était responsable des opérations sur une unité technique. Dans le cadre de ce poste, nous travaillions avec un ou deux centres de production qui avaient une approche Lean. Je trouvais cela intéressant et c’est ainsi que l’on a démarré notre réflexion sur le sujet.
J’avais un patron haut placé qui a eu un authentique coup de foudre pour cette approche. Je pense qu’il avait une vraie conviction qu’il fallait écouter les gens. Il a donc lancé une démarche à grande échelle et on a été une cinquantaine de personnes sollicitées et finalement six à monter dans le bateau à ce moment là. J’ai rencontré Michael Ballé très peu de temps après, dans le cadre de conférences.
Est-ce ainsi qu’il est devenu votre Sensei ?
Non, cela a été plus long et douloureux. Je l’ai vu à une conférence Lean en France : je trouvais ces présentations très intéressantes et j’ai souhaité échanger au nom de Thales avec la communauté. Il m’a dit oui et puis, lorsque je lui ai soumis le support de ma présentation comme on fait avant les conférences, il a commencé à m’expliquer avec beaucoup de délicatesse que je n’étais pas sur le bon sujet. Il m’a fait refaire la présentation pour raconter une histoire (plutôt que présenter des slides) et surtout pour mettre en lumière ce qui était intéressant et novateur, et mettre de côté l’approche « chantier et plan d’actions ». J’ai trouvé qu’il m’apprenait pas mal de choses mais à ce moment-là chez Thales, on travaillait avec beaucoup de consultants et je ne pouvais pas proposer une aide extérieure de plus.. Du coup durant 4-5 ans on a fait beaucoup de bêtises, celles que l’on fait sur ce genre d’initiatives, avec un gros consultant, du DMAIC, des projets et en se concentrant sur les processus. Et Michael m’a fait comprendre qu’il y avait peut-être mieux à faire. Bien évidemment, cette initiative n’a pas donné les résultats escomptés : on a fait beaucoup d’améliorations ponctuelles, mais il n’y a pas eu de transformation durable.
Puis la gouvernance a changé, et une autre initiative a été lancée au niveau du Groupe cette fois-ci. A ce moment j’ai souhaité être accompagnée par Michael. J’ai réussi à me faire inscrire au CES Lean. J’ai profité de l’éclairage du Sensei via le CES. Cela a été ma façon détournée de travailler avec Michael. Le groupe a depuis bien évolué. J’ai introduit le mot de Sensei qui est aujourd’hui un vocabulaire connu et accepté mais cela a pris du temps.
Je trouve votre livre remarquable. Pacifié, très pédagogique, on sent les aller-retour entre la pensée et l’action, les dirigeants et les opérationnels, l’ingénierie et la production.
C’est intéressant que vous parliez de cela car il y a 6 ou 7 ans je me suis fait une grille personnelle pour évaluer et embaucher les candidats à rejoindre mon équipe. Et je cherche à voir si la personne sera capable d’avoir cet équilibre entre des points apparemment contradictoires : théorie/pratique, parler à un dirigeant/un opérateur, avoir du leadership/ laisser grandir les gens … Pour la petite histoire, j’ai réécrit 3 fois le livre. L’idée initiale était de comparer coaching et Lean : j’ai eu une formation de coach d’où le lien. Je l’ai fait relire par ma coach et mon Sensei : ils m’ont tout deux dit de laisser tomber la partie coaching et de revenir sur le Lean. Je l’ai réécrit complètement.
Vous citez les travaux du psychologue Yves Clot et de ce besoin de bien faire, qu’il ne peut y avoir de bien être sans bien faire. Pourtant lorsque l’on arrive dans des équipes, on est souvent étonné du peu d’intérêt que chacun accorde à la qualité. Comment expliquez-vous ce décalage ?
En fait, je pense que « bien faire » ne veut rien dire et que les gens au bout d’un moment ne savent plus. Le fait de travailler avec eux pour s’accorder sur ce qui est bien, pour le définir clairement, ça leur enlève un poids. Il existe une telle pression sur les délais, des choses qui leur tombent sur la tête : ils font « au mieux ». La qualité passe au travers mais de façon évidente, les gens n’aiment pas faire de la « merde » car, malgré tout, produire de la non qualité ça ne plaît à personne. Dans la tête de l’opérationnel, c’est quoi « pas bien », c’est quoi « bien » ? On reste dans une zone grise ou chacun a sa propre définition, celle qui l’arrange et lui permet de ne pas se faire engueuler. Cela me rappelle ce directeur de la qualité, un monsieur qui approche de la soixantaine, assez traditionnel, très consciencieux et à chaque fois qu’il vient me voir après avoir vu une de mes présentations, il me dit que je lui fais revivre une époque révolue où ces notions (qualité, client) avaient de l’importance. Pour revenir à la question, la première chose à faire c’est s’accorder sur une définition commune du bien faire. Faire du mieux qu’on peut ce n’est pas la même chose, c’est malhonnête de laisse les gens se débrouiller avec ça.
Vous parlez de manière particulièrement éloquente de la bienveillance et vous avancez que le Lean est une approche qui permet de mettre en œuvre cette bienveillance : comment selon vous ?
En fait c’est en arrêtant de mettre en place un système pour le 1 % de personnes qui ne jouent pas le jeu et en valorisant les autres 99 %. La bienveillance c’est penser que c’est en développant les personnes que l’on va développer l’entreprise et pas en décrivant à la virgule près ce qu’on n’a pas le droit de faire et en l’imposant aux équipes. La bienveillance c’est donner les moyens aux 99 % qui veulent bien faire le boulot plutôt que mettre en place des systèmes de coercition en raison des 1 %.
Une analogie que l’on retrouve dans Freedom Inc. de Isaac Getz
J’ai vu des conférences de Getz. Je ne suis pas toujours d’accord sur les solutions proposées mais je partage de nombreux points d’analyse.
Vous vantez les valeurs du flux tiré, avançant que cela permet de faire apparaître les problèmes dans l’ordre dans lequel on doit les traiter. Comment parvenez-vous à « vendre » cette approche dans les équipes, approche qui peut ressembler à un saut vertigineux dans l’inconnu ?
Je ne sais pas comment je suis arrivée à le vendre mais il y a un an le patron de l’industrie a dit deux choses qui m’ont fait plaisir. « 1/ Je pensais savoir ce qu’était le Lean mais je ne savais pas » et « 2/ le secret du Lean c’est le flux tiré ». Là je me suis dit qu’on avait franchi un cap. J’y suis arrivée je ne sais pas trop comment … peut-être parce que je le répète beaucoup (rires). J’ai monté une formation Gemba avec les top-managers de la production. Le flux tiré c’est un échafaudage pour faire émerger les idées des gens. C’est une machine à faire péter les problèmes et sortir les idées des gens. On a deux ou trois sites où ça marche et les patrons l’ont compris. J’ai mis 5 ans à me faire comprendre, ce n’est pas fini mais honnêtement je ne sais pas dire comment j’ai réussi à les convaincre. Sans doute que je ne l’avais initialement pas compris, j’ai mis longtemps à le comprendre, et du coup je sais mieux l’expliquer.
Vous parlez beaucoup de l’apprentissage et du savoir faire. Pourquoi selon vous attachons-nous davantage de valeur au savoir plutôt qu’au savoir faire, (un point remonté par ailleurs par le philosophe Matthew Crawford dans son admirable Eloge du Carburateur) ? Pourquoi préférons-nous accorder de l’énergie à comprendre plutôt qu’à apprendre ?
Parce que c’est beaucoup plus facile ! C’est tellement plus facile de raconter une histoire que tu as lue ou apprise (comprendre) que de le faire et de savoir dire dans quel cadre tu as réussi à le faire (apprendre). Le savoir-faire, c’est-à-dire l’autonomie dans la mise en œuvre des savoirs, est lié à des cas de figures. Ma grand-mère avait le permis de conduire, elle était autonome pour aller en voiture acheter du pain mais je ne l’aurais jamais lâchée sur la place de l’Etoile ! Plus on élargit les cas de figure, plus les gens deviennent autonomes. J’ai le permis de conduire mais ça ne veut pas dire grand chose : est-ce que je sais conduire en Grande-Bretagne à gauche ? Ce n’est pas pareil et c’est ça qui est intéressant.
Vous travaillez dans un grand groupe international et vous vous déplacez de pays en pays. Avez vous constaté des tropismes spécifiques en fonction des pays favorisant l’adoption de cette pratique ? Comment le Lean permet-il de « lisser » ces différences culturelles ?
Je ne crois pas qu’il existe une culture d’un pays qui présente une meilleure « appétence » que d’autres au Lean. Dans le même pays, j’ai des sites exemplaires et d’autres qui sont dans les derniers de la classe. Je crois que la dimension culturelle intervient dans la façon dont on parle aux gens. Cela crée des facilités pour certains aspects du Lean. Je suis allé au Japon et la première chose que j’ai découverte c’est que le Lean ce n’est pas japonais : c’est Toyota. Ils ne sont pas plus prêts à faire du Lean que nous. Quand je vais à Singapour et que je parle de standards, il n’y a pas de problème. En revanche quand je parle d’améliorer les standards cela devient un problème car pour eux cela sous-tend que l’on fait les choses mal. Alors qu’en France c’est parler de standard qui pose problème. Sur le Lean je n’ai pas constaté qu’il y avait une culture adaptée. En même temps, il n’y a pas de pays où tu peux dire « ce que tu as fait est bien, mais comment peut-on faire mieux ? » sans que cela ne crée un léger malaise. Il n’y a pas de culture spécifique où cela fonctionne, ce n’est pas spontanément humain. Il y a des habitudes liées au pays et il faut apprendre à travailler avec ce contexte culturel.
Selon les cas, le Lean peut avoir l’image d’une démarche productiviste impitoyable (cf. articles de presse ou émissions de TV) ou au contraire l’image d’une initiative de Bisounours. Comment expliquez-vous ce très large spectre de perception ? Et comment faire ce que votre livre préconise, à savoir passer d’un système gentil-gentil à un système gagnant-gagnant ?
C’est pour cela que j’aime bien la représentation du Lean sur 2 axes. (NDLR L’axe vertical est celui qui joint le client (en haut) aux employés (en bas). L’axe horizontal est celui de la performance opérationnelle avec la tension créatrice entre le flux tiré et la qualité à chaque étape).
Les gens qui ont la première vision (productiviste) sont ceux qui s’arrêtent à l’axe horizontal : ils considèrent le flux tiré comme une fin en soi mais pas comme un révélateur pour faire réfléchir les collaborateurs (ce n’est pas toujours le cas mais ça existe). Et puis il y a l’axe vertical : on fait le syndrome du mur des lamentations où chacun vient montrer sa peine et son lot de frustrations. Le flux tiré est le préalable pour faire de l’amélioration continue. Les gens aiment bien savoir qu’on travaille pour des clients, que ça marche et que ça plait : le flux tiré permet aussi de créer ce lien. En cela, le Lean est un système complet.
Vous racontez l’exemple d’une équipe où tout se passe bien et qui, du coup, est peu spectaculaire (pas de grand incendie à éteindre) et n’intéresse personne au niveau des dirigeants … Comment ces équipes doivent-elles faire pour donner de la visibilité à leur réussite et en quoi le Lean peut-il les aider à gagner de la considération ?
Plusieurs aspects : d’abord, le fait de travailler sur du visuel permet de rendre visibles un certain nombre de choses de façon simple. Ah ! Ces équipes qui se plaignent qu’on ne les écoute pas etc… Comment faire pour sortir de la psychanalyse et entrer dans le factuel ? Alors, qu’est-ce que cela veut dire « on ne vous aime pas ? » Quels sont les éléments qui vous font penser cela ? Dès lors que l’on met du visuel qui leur permet d’objectiver de façon précise ce qui ne va pas avec les autres équipes avec qui ils travaillent : on entre ensuite dans une autre dynamique de collaboration. Ensuite, le fait qu’on soit dans une démarche qui consiste à dire que quand tout est vert, il faut qu’on fasse un pas supplémentaire, cela évite de s’endormir. Le plaisir au travail vient aussi du challenge. Le stress vient de l’écart qui existe entre ce que l’on doit accomplir et les moyens dont on dispose. Le challenge c’est autre chose : dans le Lean on essaye de mettre chacun en position de réussir et le challenge est aussi un moyen, en travaillant sur des problèmes, de développer ses compétences. Le fait de tout le temps se mettre dans la démarche amélioration continue, ça remet du mouvement et du challenge dans les équipes. Je connais une équipe comme ça : ils livrent des bases de données tous les mois pour un client dans l’aéronautique. Jusqu’à l’an dernier, tout semblait OK pour leurs managers, puisqu’ils livraient à l’heure tous les mois, même si en réalité ils se sentaient sous pression en permanence. Aujourd’hui cette équipe a mis en place du visuel et de la résolution de problèmes, et elle est devenue proactive, elle fait des propositions pour apporter davantage de valeur, ce n’est plus du tout la même équipe ni la même dynamique.
Vous évoquez l’ouvrage Mindset de Carol Dweck et la différence entre les Growth Mindset (personnes ayant l’esprit tourné vers l’amélioration) et les Fixed mindset (celles qui pensent que rien ne peut changer). Comment selon vous peut-on parvenir à identifier les premières ?
Je ne suis pas sûre d’y arriver, et je me trompe peut-être. Mais la question que j’utilise est celle-ci : « Racontez-moi un de vos échecs et ce que vous en avez appris ». Cette question donne pas mal de pistes : en fonction de la nature de l’histoire, comment elle est racontée, sur la capacité à admettre un échec. J’ai vu quelqu’un la semaine dernière et il a mis 15 minutes à en trouver un et pour finir c’était la faute de son manager. Là je sens bien que je ne suis pas avec un « Growth Mindset ».
Vous parlez à de nombreuses reprises de « Analysis Paralysis » et de la difficulté à inciter les équipes à essayer quelque chose de nouveau, pratique au cœur du Lean. Comment expliquez-vous que nous soyons spontanément si rétifs à l’idée d’expérimenter, en particulier avec une population d’ingénieurs ayant eu une formation scientifique ?
Cela fait partie des paradoxes des populations scientifiques. Les ingénieurs qui sortent des écoles ont entendu pendant toutes leurs études que leur job c’était de connaître et d’appliquer des solutions. Cela veut dire savoir à l’avance. Faire des expérimentations cela veut dire que comme l’on n’est pas sûr, on teste, c’est admettre que l’on a des problèmes. C’est encore plus difficile de leur faire changer de modèle sur des sujets non techniques (processus, méthodes etc …). Par exemple il faut leur demander à de nombreuses reprises pour qu’ils acceptent enfin d’essayer le flux tiré.
On rejoint la question du « Growth mindset ». Si l’on admet que l’on doit passer sa vie à apprendre, alors avoir des problèmes est normal, expérimenter est normal. Si au contraire l’on veut croire que la connaissance est finie, que le passé éclaire le futur, alors on se cantonne à des solutions existantes, et l’on refuse d’essayer autre chose.