“Recrutez des écrivains” – entretien avec Kristin Aardsma responsable Support de Basecamp

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(In english)

Je me rappelle très bien ce jour de 2006 quand mon ami (et collègue alors) Fred Brunel est venu me voir et m’a dit : “Cecil, lis ce livre, cela va changer ta manière de voir le travail et le business.”

Cet e-book (disponible en ligne) était Getting Real – the smarter, faster, easier way to build a successful web application par Jason Fried et David Heinemeier Hansson, respectivement CEO et CTO d’une obscure entreprise nommée 37Signals. Cette startup fournissait des services et des outils collaboratifs en ligne. Des services avec un point de vue affirmé, chantant les louanges du moins (moins de travail, d’heures, de fonctionnalités, de réunions), une approche minimaliste avec une expérience utilisateur fluide et sans accroc. La startup décida plus tard de concentrer son énergie sur son produit phare, se renommant dans le processus : c’est ainsi que 37Signals est devenue  Basecamp.

Et ce livre a eu un effet phénoménal sur moi. Il a complètement changé la façon que j’avais de regarder le travail – pour toujours. Un des chapitres se nomme Stay Lean. Comme un écho prescient du tournant que prendrait ma carrière 5 ans plus tard. Ce blog a depuis inlassablement écrit sur 37Signals, Jason Fried ou DHH alors que ces deux dirigeants devenaient une inspiration majeure de ce blog. Depuis Getting Real (2006), Jason Fried et DHH ont publié Rework (2010 – sorti le jour de mon anniversaire, merci les gars !), Remote (2013) et viennent de publier It Doesn’t Have to be Crazy at Work (2018).

Inutile de préciser que j’étais extrêmement impatient de rencontrer Kristin Aardsma, responsable du support client chez Basecamp lors du Lean Digital Summit 2018 qui s’est tenu les 18 et 19 Octobre 2018 à Lisbonne. Comme on peut s’y attendre de la personne en charge des clients dans cette entreprise, Kristin a fait une présentation étonnante, simple, avec de nombreuses prises de positions radicales et contre-intuitives pour une entreprise phare de la culture du numérique. Le titre : Ramener de l’humanité dans l’activité du support. À l’heure où le support est de plus en plus pris en charge par des bots (qui avec la Yolocracy peuvent aussi prendre dans l’application Trello le rôle de managers – une présentation effrayante vue à Paris), Basecamp a misé sur l’humanité de vraies personnes, qui savent écrire et faire preuve d’empathie.

Pour notre plus grand plaisir, Kristin a accepté de nous consacrer du temps et nous en sommes infiniment reconnaissants (entretien mené conjointement avec Catherine Chabiron de l’Institut Lean France) …

Bonjour Kristin, merci beaucoup pour cette superbe keynote et pour nous accorder un peu de votre temps. Pourriez-vous vous présenter et nous expliquer votre parcours avant de rejoindre Basecamp ?

Je suis une écrivain avec deux diplômes en poésie. J’ai passé mon début de carrière à lire de la littérature et à enseigner la poésie, la littérature et l’écriture créative. J’ai aussi travaillé dans un théâtre, rédigeant des textes pour aider les étudiants à contextualiser les pièces dans lesquelles ils jouaient ou auxquelles ils assistaient. Une amie a vue l’annonce du poste et a tout suite pensé que cela coïncidait avec mes compétences et mes aspirations. Je recherchais alors quelque chose de stable. J’ai rencontré Jason et la semaine suivante j’étais embauchée par 37Signals.

Quelle a été votre plus grande surprise lorsque vous avez rejoint l’entreprise ?

Le niveau de confiance qui nous est accordé (voir le billet de Jason à ce sujet). J’avais une certaine appréhension en rejoignant une entreprise, je craignais la culture “du bureau” car jusqu’à présent ma vie professionnelle était bohème en tant qu’artiste et professeure. J’ai vite réalisé que ce n’était pas du tout la même chose que la vie professionnelle qu’endure mon père. J’avais l’opportunité d’améliorer les choses sans le poids de la bureaucratie. Une belle surprise, en effet.

Vous avez dit durant votre présentation que la compétence la plus importante que vous recherchez dans votre équipe de support client est l’écriture. Il y a ce slide qui laisse peu de place à l’ambigüité : “Hire Writers”. Comment expliquez vous que cette compétence si importante soit à ce point négligée aujourd’hui dans la plupart des entreprises du numérique ?

Je pense que les personnes du monde du numérique en général et les managers et dirigeants en particulier sont obsédés par les codeurs [rassurons Kristin : c’est probablement le cas aux US mais cette évidence n’a pas encore percée en France]. On en a bien sûr besoin, ce sont eux qui crée la valeur dans le numérique. Mais je pense qu’on ne met pas suffisamment l’accent sur la façon dont nous communiquons en ligne les uns avec les autres. D’un côté nous avons ce besoin de communiquer avec des clients aux quatre coins de la planète et de l’autre, eh bien, il y a des auteurs qui aiment écrire. Car notre définition du support chez Basecamp se résume ainsi : écrire avec de l’empathie. Le problème est que les programmeurs n’aiment pas écrire, et quand ils sont dans une équipe de support cela devient un authentique obstacle.

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Lors de votre intervention vous avancez qu’aujourd’hui, dans le monde des services en ligne, le niveau est si bas que “traiter les clients avec un peu d’humanité” est suffisant. Pourriez vous développer ? 

Lorsque je lis ce que disent les clients à notre sujet, le fait qu’ils sont surpris que nous soyons de vrais humains et pas des robots, je trouve cela terrible. Ils nous approchent comme si nous n’étions pas humains. Il nous demande de prouver que nous sommes humains. C’est effrayant.

Vous parlez de comprendre le problème du client, de son processus, au sein duquel votre solution est utilisée, comme un de vos principaux objectifs lorsque vous échangez avec eux. Cela semble une démarche tellement évidente. Cependant, comment expliquez vous que ce n’est pas le cas dans d’autres services support d’autres entreprises ?

Pour vous dire la vérité, je ne savais pas que les entreprises ne le faisaient pas. Lorsque j’ai démarré, j’étais tellement nerveuse à l’idée de ne pas être une super experte du produit .Mais l’expérience montre que les clients s’en fichent un peu. Ils veulent des personnes qui font preuve d’empathie et qui essayent vraiment de comprendre leur problème, ce qu’ils essaient d’accomplir avec le produit.  Cela m’a pris du temps pour comprendre que les personnes apprennent alors qu’ils expliquent et reformulent leur problème. C’est un sentiment à nul autre pareil.

Quel est ce tour de magie qui vous permet de prendre en charge 2.8 millions d’utilisateurs alors que vous n’êtes qu’une équipe de 15 personnes, tout en traitant les collaborateurs et les clients avec humanité ?

En premier lieu, comme l’a bien rappelé Nigel Thurlowe de Toyota Connected en faisant la transition avec sa présentation : n’ayez pas une application pleine de bugs. Rendez facile la compréhension de l’application par les utilisateurs. Si vous êtes inondé de bugs eh bien corrigez les. Nous avons la chance de ne pas recevoir 5000 messages par jour. Ensuite, la botte secrète est de comprendre votre capacité. Le nombre de messages que vous recevez. Enfin, écouter votre équipe et regarder sans cesse. Si vos clients en comprennent pas ou ne sont pas capable de comprendre comment cela ça marche, ce n’est pas parce que ce sont des idiots, c’est parce que vous dissimulez l’information dans votre application, et parce que ce n’est pas suffisamment évident pour eux. Il suffit juste de concevoir l’application de telle sorte qu’ils n’aient pas besoin d’envoyer des mails.

Vous insistez sur le besoin de former l’équipe. J’imagine que c’est aussi un démarche dans les autres entreprises du numérique. Aussi comment expliquez-vous que malgré cela les collaborateurs des équipes support soient à ce point démotivés dans la majorité des entreprises ?

Je pense que c’est un sujet de confiance et d’autonomie. Par ailleurs j’ai le sentiment qu’ils n’embauchent pas des personnes qui aiment écrire. Il faut mieux recruter et être un peu créatif, regarder à des endroits où vous n’avez jamais regardé avant : des personnes qui aiment et qui ont l’habitude d’écrire, des serveurs, des personnes qui aiment et ont l’habitude d’aider les clients. Le problème est que si on ne fait pas cela, la documentation qui définit précisément notre manière de faire n’est plus mise à jour et devient obsolète, morte. Nous embauchons les personnes deux par deux. Nous nous retrouvons alors à deux personnes pour les former. Nous travaillons sur les différents modules, qui peuvent avoir une forme différente (billets de blog, vidéos, feuilles excel, atelier d’écriture d’emails …). Et puis on fait des pauses durant lesquelles tous les quatre nous nous concertons sur ce que nous avons appris et comment les modules existants doivent être mis à jour pour refléter ces apprentissages. Ce que nous faisons aussitôt pour s’assurer qu’ils sont à jour et qu’ils intègrent les derniers enseignements de cette session de formation.

Catherine : Une chose qui m’a intriguée est cette information selon laquelle “Nous sommes tous mis en capacité d’utiliser notre propre voix et prendre nos propres décisions”. Pouvez vous nous dire davantage sur les décisions que les collaborateurs peuvent prendre de façon autonome ?

Les clients viennent à nous avec de nombreux problèmes différents et c’est à l’équipe de faire preuve de créativité pour les résoudre. Il n’y a pas une seule façon d’utiliser Basecamp, aussi n’y a-t-il pas qu’une seule manière pour traiter leurs demandes. Nos collaborateurs résolvent les problèmes au cas par cas, à leur façon en fonction du contexte. Ils et elles sont aussi autorisé(e)s à procéder à tous les remboursements qu’ils jugent nécessaires. Nous pouvons aussi étendre les période d’essai gratuites de l’outil, envoyer des bons ou des cartes de remerciement et organiser des entretiens téléphoniques s’ils jugent que le cas le nécessite. Il n’y a pas de limite à l’individualisation de l’aide que nous fournissons à nos clients.

Quel conseil donneriez-vous à une manager d’équipe support pour rendre son travail et celui de son équipe plus épanouissant ?

Je l’inviterais à échanger avec son équipe et à demander un feedback direct et honnête sur sa manière d’animer l’activité et sur comment l’ensemble de l’équipe peut s’améliorer. Elle devrait être une adepte du “Leading by Following” afin que l’équipe puisse lui faire savoir ce qu’ils ont besoin d’améliorer et ce que la manager peut faire pour les aider à s’améliorer.

Merci beaucoup Kristin !

Durant son intervention, Kristin nous a invité à contacter le support Basecamp, ce que Catherine a fait. Voici l’échange de mails (non traduit pour ne pas dénaturer la l’échange) :

Catherine : I am in the Lean Digital Summit in Lisbon and Kristin Aardsma suggested we test your reactivity. What would you say makes a real difference between Basecamp support versus any other support team ?

Hi there, Catherine!

Thanks for getting in touch and I hope you’re having a great time in Lisbon.

One of the main things that I feel makes a real difference here at Basecamp is that we are able to be ourselves. We’re not a default corporate voice, held back by excessive rules and restrictions. We are each able to use our own voice and make our own decisions. That allows us to provide much better support with a quicker turnaround. We are treated like real people and given the support that we need in order to support others.

And we also get to spend the day with our pets, which is a bonus! Luna says hi!

Enjoy the rest of your Friday!

Chris Joyce

Basecamp and Highrise Customer Support – Manchester, UK

Ci-dessous les slides de l’excellente intervention de Kristin au Lean Digital Summit 2018.

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