L’origine de la division du travail

Profitons de la fête du travail pour parler de sa division.

Jusqu’à très récemment j’étais persuadé que la division du travail datait de Frederick Winslow Taylor. Je me trompais. Officiellement, cette division du travail provient d’une étude de Adam Smith, l’auteur de Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations et inventeur du fameux concept de “la main invisible du marché”.

Ou tout au moins c’est ce que l’on croyait car la vérité est toute autre. Grâce soit rendue à Vincent Lextrait (Directeur du développement à Amadeus) qui rend à César ce qui lui appartient, ceci dans une remarquable présentation à l’Université du SI en 2011 et dans son e-book sur le mentofacturing.

Adam Smith

Lextrait explique qu’à partir d’une étude de cas dans une fabrique d’épingle, Adam Smith “observe” que la division du travail permet une productivité 500 fois plus élevée. Cette productivité accrue est dûe essentiellement au fait qu’avec la division du travail, l’ouvrier n’a plus besoin de changer d’outil, opération particulièrement coûteuse en terme de temps dans la chaine de production. L’idée est donc “d’attacher” l’ouvrier à son outil pour optimiser la performance de la chaine de production.

Il semblerait que ce soit un plagiat. Jean-Louis Peaucelle enseignant-chercheur à la Réunion rapporte que cette étude de cas sur la production d’épingles et la notion même de division du travail sont tous deux issus d’un article de l’Encylopédie : le chapitre Art de l’épinglier de Réaumur et Duhamel du Monceau.

« Il n’y a personne qui ne soit étonné du bas prix des épingles ; mais la surprise augmentera sans doute quand on saura combien de différentes opérations, la plûpart fort délicates, sont indispensablement nécessaires pour faire une bonne épingle. Nous allons parcourir en peu de mots ces opérations pour faire naître l’envie d’en connoître les détails ; cette énumération nous fournira autant d’articles qui feront la division de ce travail. »

L’origine de la division du travail est donc française : cocorico ! La seule valeur ajoutée de Smith sur cette étude étant les calculs de rapport de productivité, calculs qui se sont avérés légèrement gonflés par la suite.

La Faute à Descartes

Dans deux entretiens accordés à #hypertextual, Pierre Pezziardi et Yves Caseau en arrivent à la même conclusion lorsque je demande quelle sont selon eux les sources de notre réticence hexagonale à l’adoption de principes ou outils de rupture tels que le Lean Management ou les plateformes de réseaux sociaux au sein des organisations. Leurs réponses convergent vers un seul et même fautif : Descartes. Notre esprit analytique et rationaliste fait de nous les rois des systèmes complexes. En conséquence de quoi, la division du travail en général et le Taylorisme en particulier résonnent d’un écho particulier chez nous.

Ma perception est légèrement différente, moins mathématique et plus sociologique. Au delà de cette familiarité de culture scientifique, la division du travail nous semble naturelle car elle permet d’asseoir notre statut dans l’entreprise et dans la hiérarchie. Une étude du World Value Survey montre ainsi que la France est de tous les pays de l’OCDE celui pour lequel l’activité professionnelle joue le rôle le plus important dans la vie de ses citoyens tant en terme de construction identitaire que de révélateur de réussite sociale.

Quoi qu’il en soit, avec le recul, que la division du travail émane de notre culture semble d’une évidence biblique.

La puissance du ALT-TAB

Dans la seconde partie de sa présentation Vincent Lextrait explique comment dans l’économie de la connaissance, grâce à informatique, le changement d’outil prend une fraction de seconde : c’est un CTL-ALT ALT-TAB sur le clavier.

Attention, il ne s’agit pas là d’un changement de contexte, d’une interruption d’un fil de pensée nécessitant une vingtaine de minutes pour être à nouveau “in the zone” comme le dit Jason Fried. Non, nous parlons là d’un changement d’outil pour assurer la continuité dans la procédure de réalisation d’une tâche donnée sur laquelle nous sommes concentrés.

Cette observation tendrait, à elle seule, à disqualifier la pertinence de la division du travail dans le contexte de celui de la connaissance.

Descartes et le 21ème siècle

Matthew Crawford rappelle lui comment la division du travail revêt un caractère aliénant en ce qu’elle dépossède l’homme qui travaille de sa source de satisfaction principale. Selon Crawford  (qui cite Alexandre Kojève) cette satisfaction du travailleur est le spectacle de sa propre oeuvre à travers le monde effectivement transformé par le travail effectué.

En limitant à un périmètre très restreint le champ d’intervention du travailleur spécialisé, la division du travail en supprime non seulement les éléments cognitifs mais aussi la perspective générale.  

En synthèse, la division du travail dont il semblerait que l’on puisse s’enorgueillir de la paternité, s’avère aliénante et contre-productive. Malgré cela, pour des raisons historiques, sociologiques et culturelles, nous, français, y sommes profondément attachés et avons beaucoup de mal à nous en départir.

Il s’agit pourtant d’une émancipation essentielle si l’on veut avoir voix au chapitre dans l’économie du 21ème siècle.

4 Comments

  1. Bravo pour ce pertinent essai qui, en creux, annonce la disparition de la “tâche” en tant que mesure atomique du travail (sur l’avènement du geste comme unité de ressource, voir “http://SEUILS.org/me”).
    Qu’adviendra-t-il alors de la critique du multi-tasking ?

    Une précision facultative et néanmoins utile: Le raccourci clavier CTL-ALT (ou plutôt CTRL-ALT) ne change pas d’outil.
    Ce sont ALT-TAB (avec miniatures et fuite mémoire), ALT-ESC (sans transition ni fuite mémoire) ou WIN-TAB (avec 3D sous Win7) qui permettent à certains knowledge workers de permuter.

    Notons que les digital natives les plus aguerris vont jusqu’à économiser ces keystrokes, en se contentant de surfer sur leurs tâches iconifiées sans lâcher la souris (pratique connue sous le nom de “extreme desktop”).

  2. Bonjour,

    Merci pour ce commentaire. Vous avez tout à fait raison c’est ALT-TAB et non pas CTL-ALT. J’ai modifié …

    Je ne savais pas pour l’extreme desktop et vais regarder le sujet d’un peu plus près. merci.

  3. Un billet très intéressant, je suis content d’y voir une référence à Jean-Louis Peaucelle qui est un de mes maitres à penser en termes d’économie du système d’information. Je pensais aussi qu’Adam Smith était le père de la division, donc je suis content d’apprendre cette paternité antiérieure, même si on peut arguer que c’est la diffusion et non l’émission des idées qui est importante 🙂
    Sur le sujet “la taylorisation est-elle une aliénation ou une protection ?”; je recommande de lire François Dupuy, en particulier “Lost in Management”. François Dupuy, qui critique la bureaucratie, explique de façon très pertinente ses mérites. La répartition des tâches, l’attribution de responsabilités et de périmètres clairs et cohérents, réduisent le stress et ont des tas de vertus. La critique du lean, qui prone la collaboration transverse et une dé-silotisation, est pertinente, mais elle ne doit pas faire oublier que ces “nouveaux modes de travail”, fondés sur la synchronicité, la coopération et la mise en tension permanente, sont générateur d’un stress. Tout l’art de la culture du management de demain est d’en faire un stress positif, avec les protections et gardes-fous nécessaires (no pun intended).
    Donc tout l’art de la transition du 20e au 21e siècle est de ne pas passer d’un extrême à l’autre ..

  4. Bonjour Yves,

    Merci pour ce commentaire. Je n’ai qu’à moitié aimé l’ouvrage de Dupuy. Je trouve quelques idées plutôt belles et justes mais la posture générale plutôt condescendante et manquant parfois de recul sur certains points. J’en ai fait une chronique ici.

    Ta conclusion sur le stress positif est très intéressante et éclairante. En fait je le traite selon une autre perspective dans le billet sur le management du 21ème siècle et les valeurs féminines

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