Le manager et le carburateur

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Deuxième partie de l’article consacré à l’enthousiasmant Eloge du Carburateur (Essai sur le sens et la valeur du travail) de Matthew B. Crawford.

Les 10 idées principales du livre sont exposés dans la première partie. Elles attaquent de front la société de la connaissance et le caractère aliénant de ses organisations.

L’objectif de cette seconde partie est de répondre à ces points depuis un point de vue de travailleur de la connaissance et de manager, et de montrer qu’il peut exister une noblesse du management dans les organisations.

L’épanouissement à travers la confrontation au réel

Il s’agit de l’idée principale du livre à laquelle je souscris pleinement. La pratique et l’expérience de la mise en oeuvre du savoir sont de mon point de vue essentiels pour se situer dans le monde qui nous entoure et ainsi faire sens de notre contribution.

Reste que cette confrontation n’est pas nécessairement matérielle (Crawford aime le métal et la vitesse et chante les vertus pédagogiques du retour de kick douloureux au démarrage des veilles motos). En tant que personnes différentes, nous avons une notion du réel différente.

Pour un informaticien ce sera le monde des applications logicielles ; pour un écrivain ce sera les livres ; pour un mécanicien ce sera la mécanique ; pour un chef ce sera la cuisine ; pour un ébeniste ce sera le bois. Ce qui est essentiel c’est de ne pas établir de hiérarchies entre ces activités incomparables et toutes nécessaires à nos sociétés.  Et là je rejoins Crawford et Mike Rose (cité par Crawford) qui condamnent la condescendance la société de la connaissance à l’égard des métiers manuels.

Ce qui importe pour l’épanouissement du travailleur c’est l’indépendance acquise par l’expertise professionnelle, la reconnaissance par les pairs, le sentiment indubitable d’être utile, la possibilité d’exprimer activement ces compétences ; aussi : une vision claire et cohérente de la mission globale de l’organisation et comment la contribution de chacun s’inscrit dans cette mission.

On retrouve ici les points clefs cités par Dan Pink dans The Surprising science of motivation pour motiver les travailleurs de la connaissance.

En répondant à ces points, on peut tout à fait être un knowledge worker épanoui, aligné sur les principes essentiels relevés par Crawford.

Division  du travail et aliénation

Là encore un point indiscutable. En séparant le penser du faire et en dépossédant le travailleur des organisations du sens de son intervention, la division du travail est source d’aliénation. Benjamin Pelletier sur son blog Gestion des Risques Interculturels a bien relevé combien cette dimension est particulièrement développée en France où :

“l’homme qui se perçoit comme cultivé vivra souvent comme un rabaissement voire une déchéance, s’il est obligé à se livrer à des tâches manuelles ou à des activités matérielles. On en arrive ainsi à cette absurdité de revendiquer sont incapacité manuelle comme une force de noblesse intellectuelle”.

Organisations publiques et privées : même combat

Un point qui me semble fondamental et qui n’est pas traité dans Eloge du Carburateur : l’aliénation des organisations n’est pas uniquement liées aux entreprises privées. On entend souvent le fait que l’impératif des bénéfices met ne pression phénoménale et stresse les employés. Cette aliénation se retrouve tout autant dans les organisations publiques.

Un sociologue invité au Grain à Moudre sur France Culture (désolé pas de nom ou de date) rappelait ainsi que le plus grand nombre de dépressions dans la fonction publique apparaissaient dans les postes les plus “tranquilles” des préfectures et pas dans les services d’urgence des hôpitaux où le stress est important et les heures de travail considérables.

La raison invoquée par ce sociologue : dans  les services d’urgence les personnes ont une gratification immédiate en ce qu’ils sauvent des vies. Cette gratification donne un sens incroyable à leur contribution. En revanche les fonctionnaires de grandes institutions publiques telles les préfectures ont beaucoup de mal à faire sens de la leur, écrasés par la bureaucratie de leur monde professionnel.

Comment minimiser cette aliénation ? En éradiquant impitoyablement la culture officieuse plaçant la préservation de l’organisation et des statuts comme but principal de l’organisation. Et en alignant son objectif principal sur les 3 rôles définis par Eliyahu Goldratt : créer de la richesse (rendre des services de qualité pour les organisations publiques), prendre soin de ses clients et prendre soin de ses employés.

Démagogie du travail créatif

Il s’agit d’un travers justement relevé par Crawford dans The Rise Of The Creative Class de Richard Florida (par ailleurs cité et loué sur #hypertextual). Crawford attaque la dernière partie démagogique ou Florida voit dans le travail créatif des opportunités pour que les petits boulots deviennent épanouissants.

C’est la partie la plus faiblarde de l’ouvrage de Florida. En partant d’un postulat de base intéressant et vérifiable (la classe créative) Florida discrédite son discours dans cette partie démagogique. L’hygiène rhétorique que propose Scott Berkun avec son bullshit detector aurait été de bon conseil pour Florida et doit être appliquée par tout bon manager.

Unlearn your MBA !

Dans sa critique du management, Crawford rejoint une critique philosophique du management moderne que l’on retrouve dans le célèbre article de Matthew Stewart (The Management Myth).

Plus généralement, cela évoque  une défiance croissante à l’égard des business schools. Défiance incarnée par David Heinemeier Hansson de 37Signals (Unlearn Your MBA) ou dans le livre de Gary Hamel (The Future Of Management).

Dans cet essai,  Hamel loue les méthodes de management alternatives de John Mackey (Whole Foods Market), Larry Page et Sergey Brin de Google ou encore Bill Gore (WLGore). Le premier est philosophe, les seconds mathématiciens, le troisième chimiste. Hamel insiste sur le fait que n’ayant pas été formatés par des business schools, ces dirigeants n’ont pas appris ce qu’ils ne devaient pas faire. Le résultat est qu’ils ne se censurent pas et sont innovants dans leur méthodes de management.

Le monde professionnel de leurs entreprises n’est pas structuré autour de processus rigides contrôlés par des systèmes d’informations stricts qui dépossède les employés de leur self-reliance et self-agency chers à Crawford. Chez WLGore ou Google il y a cette notion de leader où quiconque peut proposer un projet innovant et constituer une équipe avec les personnes qui croient en ce projet et souhaitent s’y investir.

Cette approche du management privilégiant le leadership au contrôle s’avère fructueuse dans une économie ou l’innovation est devenue la source de richesse et offre un environnement propice à l’épanouissement des employés.

Une proposition imparfaite

Ce qui gêne le plus à la lecture d’Eloge du Carburateur est cette position conservatrice. Un conservatisme affiché : Crawford se présente comme un conservateur progressiste. Une vision malgré tout traditionaliste de l’épanouissement dans le travail bien fait et l’expertise acquise par une longue expérience de l’artisan solitaire.

La question qui se pose est quelle est la pertinence de cette position aujourd’hui. Joseph Heath et Andrew Potter (auteurs du formidable Révolte Consommée), philosophes enseignants l’éthique, ont cette question pour valider l’éthique d’une proposition : que se passerait-il si tout le monde faisait ainsi ?

Peut-on dans les sociétés occidentales tous être mécaniciens ou électriciens (sur des motos vintages qui plus est) et créer suffisamment de richesse pour subvenir à nos demandes, notre confort et, accessoirement, notre soif de savoir ? Crawford y répond en partie : parallèlement à son métier de garagiste il est chercheur à l’IASC de Virginie et on peut y voir deux motifs : arrondir les fins de mois et assouvir une soif de connaissance que la seule activité manuelle ne parvient à étancher.

La noblesse du management

La situation  des artisans d’il y a 30 ans était-elle plus épanouissante que ne l’est celle des employés de grandes organisations aujourd’hui ? Je n’en suis pas convaincu, ou tout au moins cela dépend de l’employeur. Si je partage le constat de l’auteur sur l’absurdité du management moderne dans la majorité des organisations, à la différence de Crawford je pense qu’il existe des alternatives et qu’il ne s’agit pas d’une fatalité.

Il existe un moyen de créer des organisations où la contribution est justement récompensée, où on peut nourrir un contexte favorable à la motivation des employés, leur permettre de développer une expertise dans un monde même virtuel (i.e l’informatique) ; et surtout permettre de donner du sens à l’activité de chacun en fluidifiant les relations au sein de l’entreprise.

Dans ces organisations l’ego est abandonné : on rejoint ainsi la citation de Murdoch dans l’essai de Crawford. On rejoint aussi les notions d’Egoless Knowledge Worker et Egoless Manager défendues activement par #hypertextual.

Il ne s’agit pas d’utopie : de grandes entreprises telles Whole Foods Market , WLGore, Google, FAVI (en France), HCL de Vineet Nayar (en Inde), Semco de Ricardo Semler (Brésil), des start-ups telles 37Signals connaissent un succès remarquable en ayant construit des cultures d’entreprise basées sur la confiance, la transparence et en ayant placé la liberté et l’égalité intrinsèque de leurs employés au coeur de leurs préoccupations. L’absurdité des hiérarchies y a été dissout, très souvent en même temps que le statut de manager, pour le bien de tous.

Nous vivons une époque charnière : l’avènement des réseaux sociaux et leur intégration en entreprise sous-tend un profond changement de la culture des organisations. Et ce changement s’oriente naturellement vers les méthodes de management alternatives issues des travaux de Chris Argyris ou Douglas McGregor mises en oeuvre par les entreprises ci-dessus.

Même si je partage le constat de Crawford, je préfère regarder l’avenir des organisations à travers ces succès éclatants plutôt que prôner un retour à des valeurs traditionalistes.

6 Comments

  1. Une question qui me vient à l’esprit à la lecture de ce passionnant “comput” (je plussoie d’ailleurs sur le stress des agents du public, pas forcément pour les mêmes raisons en revanche) :

    Ou trouver le temps ?

    Comment aménager dans une logique de prod’ et de stats, des temps intermédiaires ou l’on pourrait mettre en commun ces lieux d’échanges (lieux matériels ou immatériels) avec cette autre difficulté qui est de ne pas transformer ça en prise de parole ou en logorrhée stérile ?

  2. Bonjour Joseph,

    Merci pour votre commentaire. Serge Soudoplatoff cite en exemple dans sa présentation ce forum d’échanges de bonnes pratiques par les enseignants de l’élémentaire.

    L’idéal est d’inscrire ces outils dans les tâches et routines quotidiennes pour que naturellement ces échnages se créent.

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