Entreprise 2.0 : Sortir du pessimisme organisationnel

pessimism

Suite de l’article sur l’entreprise 2.0 et l’utopie qu’elle peut représenter pour certains.

L’objectif de la première partie est de montrer que l’entreprise 2.0 (collaborative, où les employés sont motivés et contribuent spontanément, où les hiérarchies s’aplanissent etc …) n’est pas une utopie (étymologiquement le “Sans Lieu”, le “Nulle Part”) pour la simple et bonne raison qu’elle a été mise en oeuvre dans de nombreuses entreprises, contextes et pays, avec succès.

L’objectif de cette seconde est de montrer que si nous y voyons de l’utopie c’est en grande partie en raison de notre conditionnement culturel : celui de l’entreprise hexagonale.

Sortir du pessimisme organisationnel donc, pour paraphraser Gérard Grunberg, et ne plus voir dans l’Entreprise 2.0 qu’une solution, certes disruptive, mais pragmatique et évidente aux problèmes que rencontrent les entreprises dans la société de la connaissance.

Petits arrangements avec la vraie vie

The Real World must be a truly depressing place to live. It’s apparently a realm where new ideas, unfamiliar approaches, and foreign concepts always lose. I’m told that the only thing that works in The Real World is what its inhabitants already know and already do. No matter how flawed or inefficient that way may be.

People who live there are said to be living Real Life. An existence filled with pessimism, despair, and every shade of pitch black imaginable. Yet strangely, these people living Real Lives seem not to be interested in getting out. They are not looking for a change of scenery of the dreary Real World. (David Heinemeier Hansson Who wants to live in the real world ?)

L’argument qui est les plus souvent retourné lorsque nous parlons des promesses de l’entreprise 2.0 est celui de la vraie vie.  On identifie le discours optimiste 2.0, mettant en avant de nouvelles vertus telles que la collaboration, l’implication des employés, leur autonomisation etc … à une sorte d’angélisme un peu cruche.

Je peux comprendre l’agacement suscité par l’opportunisme de consultants peu scrupuleux dont le discours marketing guimauve discréditent le discours de professionnels plus consciencieux. Reste que si des entreprises se laissent berner sans demander d’engagements par de tels discours ce n’est pas le problème de l’entreprise 2.0 mais du manque de perspicacité des entreprises clientes.

La question est donc celle-ci : quelle est donc cette vraie vie dont tout le monde nous parle tant ? Celle, Dickensienne, que dépeint DHH ci-dessus ?

L’exemple de l’Entreprise.dk

Ce que m’a appris l’expatriation : ce qui nous est asséné depuis notre enfance comme des vérités universelles incontournables ne sont souvent que les fruits de notre conditionnement culturel. Notre vision de l’entreprise, de la relation hiérarchique, des jeux de pouvoirs au sein des organisations, du caractère absurde de processus bureaucratiques est profondément marqué par notre culture.

Mon sentiment est qu’à travers le prisme cynique et résigné qui marque la vision française de la vie professionnelle, la vraie vie de l’entreprise censure automatiquement tout optimisme ou toute possibilité d’influer sur son contexte professionnel. Il s’agit là d’un motif profond de frustration et, accessoirement, un des motifs pour lesquels l’innovation hexagonale rencontre de si nombreux freins culturels.

Dans la discussion qui suit la première partie, je pose la question suivante : au Danemark +80% des employés sont heureux dans leur travail : et s’il s’agissait là de la vraie vie ?

Depuis cette perspective, l’Entreprise 2.0 n’apparaitrait plus que comme une solution pragmatique et pleine de bon sens, qui s’appuie sur un exemple solide (la réussite du logiciel libre ou de Wikipedia) et des outils appropriés pour créer de la richesse dans la société de la connaissance. Toujours depuis cette perspective, notre vision hexagonale désabusée apparait alors comme profondément pessimiste voir machiavélique.

La réponse de Thierry de Baillon, s’appuyant sur un article du Monde : il s’agit essentiellement pour les Danois de conditionnement culturel. A travers une telle réponse, on sent bien la volonté de fermer définitivement la porte à toute question embarrassante sur la spécificité de la relation qu’entretiennent les français avec le monde du travail. Notre référentiel devient ainsi le seul possible : les dimensions absurdes, politiques, lourdes, l’incapacité à changer etc …sont consubstancielles à l’entreprise en général et on juge la vision positive danoise soumise à un diktat culturel.

En y regardant de plus près, on peut expliquer cette vision Danoise à l’aide d’un certain nombre de facteurs objectifs. En premier lieu la confiance qui innerve la société Danoise, l’absence de corruption et un grand sens civique. Ensuite, et surtout, par une approche du travail et du management que le Danemark revendique haut et fort dans son guide Living and Working in Denmark: an Expat Perspective : le flat management.

Je vous invite à lire cet article très instructif de Gestion des Risques Interculturels dans lequel, Benjamin Pelletier s’appuie sur les travaux du sociologue Geert Hofstede (travaux qu’#hypertexual a cité ici) et compare les profils culturels du management au Danemark et en France. Ce qu’il transparait de cette étude :

D’emblée, on note une profonde divergence sur les grandes tendances culturelles entre ces deux pays, notamment sur la distance hiérarchique (« plate » au Danemark, vertigineuse en France), le rapport à l’incertitude (décontracté au Danemark, facteur de stress en France) et le type de valeurs qui prédomine (résolument engagées dans le consensus, la solidarité et la qualité de vie au Danemark, hésitantes entre ces dernières et l’affirmation de soi, de la force et de la réussite en France).

Si l’on conjugue ces trois divergences, on réalise à quel point la notion d’individualisme n’a pas le même sens dans les deux pays bien qu’ils se trouvent au même niveau sur cette dimension. Alors qu’au Danemark, l’individualisme est associé à une forte autonomisation des individus, en France il est couplé à une forte hétéronomisation (l’individu s’insère dans un système hiérarchique qui lui impose sa loi) et à une compétition entre égos où les intérêts individuels ont tendance à primer sur l’intérêt du groupe.

En route pour la joie

Confiance, flat management, soutenabilité des rythmes de travail, pragmastisme et agilité par rapport à l’incertitude, grande autonomisation des individus, puissant esprit d’équipe, forte contribution des employés aux décisions : voilà des notions que l’on nous présentent comme angéliques lorsqu’il s’agit de l’entreprise 2.0 et qui sont érigées en tant que principes directeurs du management dans un pays tout entier où +80% des employés sont satisfaits de leur travail.

Plutôt que prétendre que les consultants Entreprise 2.0 ont des lunettes roses, si on émettait l’hypothèse que c’est nous qui portons des lunettes noires et opaques ?

Qu’attendons-nous pour les ôter : le Danemark nous donne la voie en terme de management et les réseaux sociaux d’entreprise nous fournissent le bras armé (pour citer Bertrand Duperrin) pour mettre ces principes en oeuvre.

Sortir du pessimisme organisationnel ne tient qu’à notre aptitude à nous questionner sur notre vision de l’entreprise et passer outre le confort conservateur et aliénant du ce n’est pas comme cela que ça se passe dans la vraie vie.

9 Comments

  1. “A travers une telle réponse, on sent bien la volonté de fermer définitivement la porte à toute question embarrassante sur la spécificité de la relation qu’entretiennent les français avec le monde du travail”

    Loin de moi cette intention, Cécil. Mon propos était de mettre en lumière (il est dommage que je n’ai pas retrouvé de référence au dossier cité) la complexité des questions relatives à la culture. Ce qui pourrait apparaître comme un exemple à suivre – ou simplement à méditer – ne doit l’être qu’en pleine connaissance de tous les aspects, parfois implicites, liés à cet exemple. Je ne jugeais rien, je changeais juste la position de l’éclairage.

    A titre d’exemple, j’ai eu la chance de vivre au Japon au début des années 80, à une époque où l’Occident s’était épris du management à la japonaise et citait ses pratiques et processus en exemple. Malheureusement, pour un Deming, combien de gourous du TQM, du 6Sigma, du Kaizen, etc. Force est de constater que la plupart de ces zélateurs n’ont jamais pris la peine de chercher à comprendre la psychologie japonaise, de se rendre compte que ces belles théories ignoraient la notion de giri, qui conditionne l’ensemble des relations interpersonnelles des japonais. J’ai vécu ce qu’était la “vraie vie” au Japon, et qui ressemblait bien peu à ce que tant d’auteurs, au demeurant fort respectables, décrivaient à l’intention des managers Européens et Américains. L’herbe est toujours plus verte ailleurs…

    Oui, la culture française du travail est lourde, ankylosée, bureaucratique. Mais comme toute culture, elle porte en elle ses propres paradoxes, et sans doute les germes qui permettraient d’en faire émerger les aspects positifs. N’oublions pas, malgré cette inertie, que le mouvement qui a, au XVIIIème siècle, transformé le monde, a pris naissance en France. Plutôt que de regarder ailleurs (n’est-ce pas là d’ailleurs l’équivalent d’une autre paire de lunettes roses ?) sans doute faudrait-il chercher quels sont les leviers qui peuvent transformer le pessimisme ambiant. Une recherche qui nécessite de faire appel à la psychologie, à l’histoire, à la philosophie, à la sociologie… mais seule à même de donner une issue enrichissante à un débat somme toute vain entre utopie et pragmatico-pessimisme. Une recherche qui, je l’avoue, dépasse de loin mes compétences, mais à laquelle je me joindrais volontiers si elle venait à ma connaissance.

    Thierry

  2. Bonjour Thierry,

    Merci pour ton commentaire. Il n’est pas question de remettre ici en cause l’influence des lumières sur les démocraties occidentales.

    J’imagine que je dois un peu passer pour un obsessionnel sur le sujet mais j’ai beaucoup de mal à accepter ce fatalisme qui nous inflige une vision nécessairement pessimiste et qui traite de simplets ceux qui prônent une vision différente, pas nécessairement aussi noire.

    Un peu comme pour les résultats de notre système éducatif, on a beaucoup de mal à accepter les comparaisons internationales.

    J’observe que pour ce qui est du management, nous ne sommes pas très bons. On dispose d’une multitude de signaux à ce sujet. Soit on regarde la vérité en face et on accepte une remise en cause – l’entreprise 2.0 est une formidable opportunité – soit on continue à se raconter des salades et on traite de bisounours ceux qui ne partagent pas notre vision.

    L’exemple du Danemark est beaucoup plus significatif à mon sens que celui du Japon. Par la proximité géographique et culturelle tout d’abord : un pays d’Europe Occidentale. Ensuite pour sa tradition sociale forte.

    Enfin ce qui rend la comparaison croustillante c’est la formidable analogie entre les valeurs du travail au Danemark exprimées par ce guide aux expatriés et celles de l’entreprise 2.0.

    Pour ce qui est du questionnement interculturel, sujet qui me passionne tout autant que le 2.0, il existe une littérature abondante sur le sujet : Sortir du pessimisme Social, La société du Malaise, La société de défiance, Le Capitalisme d’héritiers, La Société de déception pour parler de livre dont parle #hypertextual ou La Logique de l’Honneur de D’iribarne (sont très éclairants à ce sujet.

    Le blog de Benjamin Pelletier est aussi une source inépuisable d’informations sur cette problématique.

  3. Tout à fait d’accord avec toi, Cécil.
    Un peu moins de déterminisme, et un peu plus de candeur, nous permettraient de sortir de notre coquille franco-pessimiste et de tirer parti de ce qui existe dans d’autres cultures.
    Attention toutefois de ne pas remplacer un modèle par une vision forcément réductrice et biaisée d’un autre… C’est ce qui s’est passé avec le modèle japonais, et, malgré ton enthousiasme, je ne suis pas tout à fait certain que l’exemple danois soit exempt de chausse-trappes.
    Je viens de lire un excellent article qui illustre mon propos: Moving Past Austerity—Let’s Make 2011 the Year of Honesty, Humanity and Generosity. L’article -et son commentaire- offrent à cet effet un raccourci sublime.

  4. Bonjour Thierry,

    Bien entendu, tous les modèles ont leurs points forts et points faibles. Le commentaire de Povl Henningsen est très éclairant et rejoint ce que tu disais : “l’herbe est toujours plus verte ailleurs” :

    Danes are generally very calculating – noget for noget – something for something. The message of giving to get will be a challenge for Danes.

    Mixing cultures in new and innovative ways is another key to new ideas and new ways. This also means being stupid in terms of looking at other cultures. Avoid getting caught up in stereotype thinking – which is often harder than you think.

    N’en demeure pas moins qu’il est remarquable que le Danemark avance comme motif principal pour attirer les expatrié leur méthode de management. Cela prouve une grande maturité sur le sujet. Essaye 2 secondes d’imaginer un guide identique en français. C’est complètement irréaliste au pays de Polytechnique (je ne juge pas ici l’école, excellentissime mais la déviance statutaire qu’elle octroie).

    Il y a un vrai questionnement à avoir. C dans l’air en a d’ailleurs fait une émission hier soir : pourquoi les français font la gueule ?.

    Avec notamment la présence de Philippe Gabilliet qui a publié Eloge de l’optimisme. Comme quoi d’autre personnes se posent la question.

    Après c’est une question de choix : en ce qui me concerne je me refuse au fatalisme post-moderne qui identifie le pessimisme anxiogène à de la lucidité ou du réalisme : ça c’est du bullshit en barre je rejoins tout à fait DHH ci-dessus. Cela sert d’excuse à l’absence de prise de risque, au statu quo éternel, au conservatisme et à une atmosphère délétère.

    Ce que j’observe : les gens/entreprises plutôt optimistes réussissent et donnent envie. Les gens/entreprises pessimistes consomment de notre énergie et donnent envie de fuir.

    Ma position est plutôt : si d’autres y arrive pourquoi pas nous ? Tant que nous nous donnons les moyens d’y parvenir, que nous identifions les risques, que nous tirons les enseignements de ceux qui sont passés avant.

    Si j’avais écouté les apôtres de la “vraie vie”, je me serais bien moins réalisé professionnellement et humainement.

  5. encore une source de réflexion : Le Goût de la Jérémiade par Eric le Boucher dans les échos : http://www.lesechos.fr/opinions/chroniques/0201053048205.htm

    Ahurissant sondage ! Les Français sont les plus pessimistes du monde sur l’économie en 2011, selon un sondage BVA-Gallup paru en début de semaine. La sinistrose est plus répandue chez nous qu’en Irak, en Afghanistan ou en Islande, pourtant frappés par la guerre ou la crise. La valeur des réponses et des comparaisons est évidemment sujette à questions mais la réalité semble bien celle d’un pays très sérieusement déprimé.

  6. Autre hypothèse : dans un pays où la révolution a remplacé la religion, nourrissant le rêve d’un grand soir comme incarnation du jugement dernier, le pessimisme est nécessaire pour légitimer une action radicale et insurrectionnelle.

    Ne pas s’adonner au pessimisme c’est donc trahir la croyance révolutionnaire.

  7. Très intéressante réflexion…

    Mais il s’agit pour moi d’une conséquence et non d’une cause. En essayant de pousser un peu plus loin, je dirais que le rapport entre réflexion et action a profondément changé depuis la Révolution, mais que nous, Français, n’avons jusqu’à maintenant pas été capables de suivre ce changement.
    Je m’explique: aujourd’hui, tout s’est accéléré, et aucune pensée véritable ne peut se construire en-dehors de l’action, voire en être précédée. L’action est ici paralysée, tant pour des raisons culturelles (notre tendance à précéder toute action d’une réflexion, à douter avant d’agir) que sociétales (“fatalisme” politique, difficultés économiques, rigidité du marché de l’emploi, etc), le résultat induit un décalage de plus en plus grand entre la réalité qui est en train de se construire et ce que vivent les Français. La croyance révolutionnaire devient de plus en plus utopique au fur et à mesure que s’éloigne notre aptitude à l’action. Pessimisme ? Je dirais même dépression…

  8. J’aurais plutôt tendance à penser l’inverse : la manifestation étant une action politique (qualificatif que l’on a cette fâcheuse tendance a obligatoirement assimilé à intellectuel) nous n’hésitons pas. J’aurais même tendance tendance à dire que nous sommes plutôt bons et plutôt réactif.

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