On doit pouvoir trouver une utilité à ce que l’on fait : d’une façon ou d’une autre, le travail doit laisser une trace pour avoir du sens, or rien de ce qui serait accompli dans la machine à expérience ne laisserait véritablement de trace. Qui plus est, on n’apporterait aucune contribution à la vie des autres. Finalement l’existence n’aurait pas de conséquence véritable.
Une réflexion sur le sens du travail qui résonne d’un écho particulier alors que je viens de procéder à un changement de direction dans ma carrière. Une citation qui nous renvoie en outre à cette notion de dent in the universe par 37Signals.
Lars Svendsen est docteur en philosophie et professeur associé à l’université de Bergen en Norvège. Son ouvrage Le Travail regroupe un ensemble de textes autour non seulement du travail mais aussi des loisirs. Ne vous fiez pas au sous-titre de l’édition française, ostensiblement racoleur (“Gagner sa vie pour quoi faire ?”) et à côté de la plaque bien que l’ouvrage ait été édité dans une collection dirigée par Alexandre Lacoix (impeccable rédacteur en chef de Philomag par ailleurs).
Svendsen avance ici avec une pensée d’une grande clarté et des références culturelles souvent pop (The Smiths, The The – références qui résonnent évidemment chez moi) sur notre rapport à nos activités en général et professionnelles en particulier. Sa conclusion sur les loisirs est particulièrement croustillante :
D’après moi, si aujourd’hui autant de personnes se plaignent d’être exténuées ou déprimées, ce n’est pas parce qu’elles travaillent trop mais plutôt parce que leurs loisirs les épuisent.
Le passage sur la division du travail est très éclairant en ce qu’il rappelle qu’Adam Smith lui même était conscient de l’aspect aliénant dans cette forme du travail.
Je suis évidemment un peu moins à l’aise avec la critique froide et acerbe du management moderne (Le nouveau management pénètre l’âme de chacun des employés. Au lieu de leur imposer une discipline de l’extérieur, il les motive de l’intérieur).
Son regard sur les systèmes d’entreprise comme nouveau taylorisme est saisissante :
Les systèmes d’entreprise représentent l’incarnation la plus récente du taylorisme : ce que Taylor avait fait pour les ouvriers est appliqué aux cols blancs, on essaie de standardiser chacune de leurs opérations et d’en accroître l’efficacité.
… mais peut être vue comme imprécise du point de vue du management Lean. Car dès lors que l’on met les équipes en conditions pour être les acteurs de l’amélioration continue, et de la standardisation, on fait advenir l’appropriation du travail et un but quotidien aux activités des équipes. Donc c’est moins la standardisation des opérations et la recherche d’efficacité qui taylorise le travail d’aujourd’hui que le fait qu’elles soient pensées par les cadres pour une mise en oeuvre soumise des équipes. Ce qui nous renvoie à la division du travail.
Svendsen voit juste à travers sa lecture de l’état de l’art actuel de la littérature managériale :
Mon impression générale à la lecture d’une grande partie des ouvrages de gestion actuels est que l’on a affaire à une nouvelle version des slogans de la contre-culture des années 60 et 70 : liberté, individualité et imagination ; tous les vieux clichés hippies mais avec un emballage corporate.
il cite même Richard Florida en disant qu’il est sceptique par rapport à cette proposition mais lui reconnait tout de même une certaine pertinence. Il partage le point de vue de Peter Drucker au sujet du pari perdu de Marx selon lequel le capitalisme est tellement injuste qu’il causera sa propre perte à travers la révolution à venir.
Là où le bât blesse réside plus dans le choix des ouvrages choisis pour attaquer le management moderne : des bouquins de leadership de gare du genre s’amuser au travail, diriger comme Moïse … On préférerait le voir se confronter à Drucker qu’il évoque à peine, Schein, Christensen, Kotter, Deming, Ohno ou Mintzberg : sa réflexion n’en saurait que plus pertinente.
Un livre éclairant et très facile à lire qui nous rappelle que la philosophie n’a pas besoin d’être illisible pour être profonde. Moins riche cependant que l’indéboulonnable Eloge du Carburateur auquel je n’ai cesse de revenir. Bonne lecture !
Merci pour cette critique argumentée. Je souhaitais acheter le livre, ce que je vais faire cette semaine. Et je vais aussi découvir “l’Eloge du Carburateur”.