Le Lean IT Summit approche à grands pas et c’est un bon moment pour rencontrer les conférenciers et comprendre leur perspective du Lean dans l’IT. Dans ce cadre, un entretien avec le président de l’Association Nationale des DSIs s’imposait.
Pierre Delort a mis en oeuvre cette approche de management dès 1991, avant même la parution de l’ouvrage séminal de Womack et Jones. Non content de cette première expérience il a ensuite fait un PhD sur le sujet à l’école des Mines Paris Tech.
Il nous raconte ici son parcours, sa vision et en quoi aujourd’hui le sujet du Big Data qu’il a piloté à l’INSERM s’inscrit dans cette démarche. Un entretien qui offre une perspective complémentaire à celle de Ludovic Cinquin sur la DSI de demain …
Bonjour M. Delort et merci de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs d’hypertextual ?
Je m’appelle Pierre Delort, je suis ingénieur. J’ai débuté dans le conseil (en particulier avec Gemini) durant 5 ans puis j’ai entamé un cycle de 10 ans en Operation Management ; Logistique & Strategie Logistique à Darty, puis responsable organisation dans l’assurance. Dans le cadre d’un projet de Wokflow et de GED j’ai mis en place le Lean en management en 91. Nous avions déjà démarré le processus lorsque le livre de Womack et Jones (The machine that changed the world) est sorti en France en 92. J’ai mis en place un nombre d’éléments caractéristique du Lean, en particulier sur la polyvalence. Ce que j’ai fait a intéressé l’Ecole des Mines et je leur ai « vendu » une recherche : c’est ainsi que j’ai fait un PhD dans cette école en m’appuyant sur mon expérience-terrain dans l’assurance. Cela m’a permis de creuser cette approche de management et qualifier en quoi ce qu’on avait fait était du Lean. Nous nous sommes inspirés d’un certain nombre de points, notamment le Heijunka (lissage de la production), Jidoka (détection automatique d’erreur au plus tôt dans le processus).
J’ai, après soutenance de ma thèse, entamé un cycle de management et créé la DSI de RFF (Réseau Ferré de France) puis devenu DSI de l’INSERM. Je préside aujourd’hui l’association nationale des DSI (ANDSI). Une centaine de directeurs pour des DSIs de toutes tailles. Ce n’est pas une organisation commerciale comme beaucoup de clubs de DSI ; les membres choisissent les sujets et nous sommes dirigés par des DSI, ou anciens DSI. J’ai travaillé également avec le CIGREF qui est d’avantage une association d’entreprises alors que l’association des DSIs est une association de personnes.
On retrouve dans votre parcours une volonté permanente de creuser des sujets et de vous former : PhD Mines Paris Tech, école militaire pour la sécurité numérique : quels sont les éléments qui vous font vous orienter vers un domaine d’étude particulier à un moment particulier ?
Tout d’abord une partie est liée à l’intérêt personnel, bien sûr. Aussi le fait que je pense, à ce moment-là, que ces sujets sont de vrais sujets d’avenir. Au début des années 90, je pensais que le Lean était un système de production qui permet aux opérateurs de se développer : j’ai observé qu’une bonne partie des gains dégagés venaient de la polyvalence. J’ai découvert le Big Data à l’INSERM il y a 3 ans. C’est un vrai sujet même si aujourd’hui nous sommes toujours dans une phase de définition très vague, pour ne pas dire de baratin (rires). La sécurité aussi est un vrai sujet : à l’INSERM nous avons aidé les labos à progresser avec leur informatique de recherche, à avancer sur les sujets de sécurité, ce qui est de plus en plus demandé par les industriels partenaires. Cela me semble être des sujets porteurs pour l’avenir.
Comment s’est produite votre rencontre avec le Lean ? Pourquoi cela a-t-il suscité chez vous cette volonté de faire de la recherche sur le sujet ?
Alors que j’avais mis en place un certain nombre de changements de processus, j’ai découvert en février 92 le livre de Womack et Jones et je me suis dit : tiens, là, il y a quelque chose qui ressemble à ce que nous avons mis en place. Cela m’a conforté dans notre approche. Pour moi le Lean est très lié à la polyvalence. Nous avons joué sur la formation des personnes et leur capacité d’adaptation et d’apprentissage. Nos principes n’étaient évidemment pas encore très matures : aujourd’hui c’est bien sûr plus structuré, nous ça l’était moins mais cela a été qualifié de Lean : processus courts, opérations standard gérées en flux continu par des équipes polyvalentes. Cela a été je pense une des conditions également qui ont fait que notre projet de Workflow a été un des rares en France à généraliser sur toutes les branches de la compagnie. Cette réussite, cette efficacité m’ont fasciné. Pourquoi un PhD ? Pour étendre et généraliser des savoir-faire empiriques. J’ai été fasciné non seulement par le Lean mais également par ce qu’on pourrait voir comme expansion du Workflow au delà du Lean, mais là-dessus je me suis complètement trompé (rires). C’est aussi porteur d’enseignements d’imaginer des futurs qui ne se présentent finalement pas. Grace à l’ouverture d’esprit des Mines, cela m’a aussi permis de développer de nombreux sujets (économie, gestion d’entreprise, statistiques …).
Vous travaillez aujourd’hui sur le domaine du Big Data. Quels sont selon vous les enjeux derrière cette technologie ?
Ce qui est en jeu c’est un monde qui se numérise (la métrique est paradoxalement floue : quelle est la part du monde qui est numérisée ?) et des choses surprenantes que l’on peut faire avec. Avec les volumes de données existants on ouvre des champs de prévision, de compréhension et d’action extraordinaires. J’ai découvert le sujet dans le dossier de Nature en 2008. La discipline de l’étude des Big Data n’est donc pas si récente. Et même si on en entend parler beaucoup depuis seulement quelque mois, cela fait longtemps que cela a transformé le monde de la recherche. Cela alimente de façon significative la recherche en génétique avec l’objectif de la médecine personnelle et le traitement du cancer. J’ai œuvré au mieux pour que les labos soient aidés / supportés / aidés sur ces sujets-là. A titre d’exemple, des labos INSERM ont vu leur volume de données multiplié par 100 en 5 ans. Les séquenceurs ADN (100 To environ de données brutes par génome) ont multiplié leur capacité par 10 000 en 10 ans, un facteur 100 par rapport à la loi de Moore, d’où l’importance du Big Data dans les biosciences. Je pense que c’est un sujet auquel les DSIs commencent à s’intéresser et doivent continuer à s’intéresser.
Quelle est votre vision de la DSI dans l’entreprise Lean ? Quels sont selon vous aujourd’hui les obstacles à la réalisation de cette vision ?
Il me semble qu’il y a un aspect qui est étroitement lié à l’ergonomie dans les applications : voilà un sujet. Il y aussi le fait d’avoir un processus de création du code en modifiant le processus, en ayant des temps de cycle assez courts pour être aligné sur les besoins du business. On retrouve des principes d’organisation pour l’entreprise Lean. Toutefois, je n’oppose pas les différentes approches de développement du code. Le Versioning, le séquentiel, le Lean ou les méthodes agiles. A l’association nationale des DSI, j’ai lancé un cycle d’exploration (composé de visites en entreprise) pour développer notre compréhension sur le style pertinent pour créer des applications relativement aux caractéristiques business. Quand j’ai créé une partie du SI de RFF, nous avons utilisé une approche séquentielle et cela s’est avéré adapté. Dans quantité d’autres circonstances, l’agile ou le Lean sont tout à fait adaptés. Je ne pense pas aujourd’hui qu’il y ait un style qui soit nettement meilleur que les autres. La question est qu’il soit adapté aux caractéristiques business. Le cycle d’exploration (nommé Software Asset Building) est composé de visites d’entreprises (Société Générale, Google, …) pour comprendre comment fonctionnent les équipes qui créent du logiciel et à quelles caractéristiques business conditionnent ces approches. Je ne suis pas sûr du one-size-fits-all. En d’autres termes, la DSI de l’entreprise Lean doit être adaptée aux contraintes business de l’entreprise. Je suis allé voir Pierre Masai à la DSI Europe Toyota c’est exactement ainsi qu’ils procèdent (voir entretien #hypertextual et compte rendu du LIS 2012 NDLR). A RFF, nous avons procédé par temps de cycle de 18 mois et il n’y avait pas besoin d’adapter finement l’application à des modifications de besoins utilisateurs, alors que l’important était de créer les grands piliers du SI ferroviaire. Dans d’autres cas il serait stupide de faire ainsi. A ce sujet, nous cherchons aujourd’hui des organisations qui utilisent une approche Lean de développement pour leur rendre visite.
Nous avons échangé ici même avec Ludovic Cinquin (DG Octo Technology) sur les nombreuses technologies de rupture apparues ces dernières années ainsi que leur impact sur la DSI et plus particulièrement le rôle du directeur des SI. Comment voyez-vous ce rôle évoluer avec l’évènement de la digitalisation, de la mobilité, du cloud et du Big Data ?
Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse de sujets de rupture même s’ils peuvent être très discutés. Par exemple j’ai encadré cette année deux étudiants sur le Big Data et ils ont eu du mal à trouver un cas d’étude en entreprise (même si la Harvard Business Review écrit qu’il s’agit du métier le plus sexy du XXième siècle NDLR), aujourd’hui le Big Data s’exprime d’avantage sur l’offre que sur la demande. Le sujet que je vois aujourd’hui est celui de la consumérisation de l’IT. Jusqu’aux années 80 c’était les militaires qui généraient l’innovation en informatique. Puis dans les années 1990s / 2000s ce furent les grandes entreprises. Aujourd’hui c’est l’informatique « grand public » (voir l’article d’#hypertextual à ce sujet : The Growing Digital Divide NDLR).
Il y a un grand rôle dans l’utilisation des données pour le business. Nous avons besoin d’approches statistiques (mathématiques) pour mieux utiliser les données, savoir en acheter, en vendre, actionner un régulateur. Il y a aussi un rôle sur la protection de ces données : protéger ses collègues et leurs données personnelles et protéger un des actifs de l’entreprise : ses données.
C’est une agréable surprise de voir un expert du Lean à la tête d’une association de DSI. Pourtant lorsque l’on va sur le terrain dans les DSI des grandes organisations on voit bien peu de Lean dans les pratiques quotidiennes. Comment expliquez-vous cette distance ?
Je ne sais pas s’il y a une telle différence, je ne l’ai pas mesurée. Même si ce que vous avancez était vrai, il y a toutefois un Lean IT Summit qui atteste que dans les DSIs cela est reconnu comme un vrai sujet. On pourrait plaisanter sur le fait qu’il n’y a malheureusement ni Lean Marketing Summit ni Lean finance and administration Department Summit.
Peut-on voir une certaine ironie dans le fait que le management visuel soit en train de s’implanter massivement dans les DSI, que ce soit à travers des mises en œuvre de méthodes agile ou d’approches Lean. Que cela vous inspire-t-il le fait que l’on gère ces environnements très technologiques avec des outils aussi lo-tech que des Post-its et du papier kraft ?
La thèse de Michael Cusumano (Harvard, 1984) sur laquelle est basée son livre The Japanese Automotive Industry compare les modèles Nissan et Toyota et montre très bien que ce n’est pas l’entreprise la plus technophile qui a connu un tel succès et est devenue numéro 1 mondial. Nissan était à l’époque le plus grand importateur IBM au Japon. Du coup je ne vois pas de contradiction. Au contraire j’aurais tendance à dire que cela montre que bien que dans un environnement technologique, il est sain de privilégier des approches pragmatiques et fonctionnelles, plutôt que le fétichisme technologique. J’ai plutôt tendance à y voir une preuve de maturité.