“Nos adolescents vont apprendre à gérer leur relation au numérique” : entretien avec Cyrille (@vinvin) de Lasteyrie

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Cyrille de Lasteyrie (aka @vinvin) est un personnage singulier dans le monde des médias francophones. Conférencier, observateur particulièrement pertinent des impacts sociétaux de l’avènement du numérique, comédien, Twittos et Blogueur Superstar, Cyrille est surtout une très fine plume qui a su profiter de l’avènement des médias numériques pour devenir un de blogueurs les plus prolifiques du net.fr et un écrivain de notre relation au numérique. Avec Rachel Vianier (qui est aussi intervenue à a conférence) un autre exemple d’écrivain compulsif et talentueux qui fait levier du numérique pour publier et publier encore. #hypertextual a déjà parlé de son regard très acéré et informé sur le sujet du numérique.

J’ai croisé Cyrille lors de la conférence BlendWebMix à une session de signature de son nouveau livre : 20/20 peut mieux faire, une ensemble de textes autobiographiques présentés sous forme de tranches de vie.

Malgré son emploi du temps chargé Cyrille a eu la gentillesse de m’allouer de son temps pour développer un peu plus, dans cet entretien, sa perspective sur la transformation technologique et sociale que nous voyons advenir sous nos yeux. Nous en avons aussi profiter pour discuter de son livre …

Bonjour Cyrille qu’est-ce qui t’a poussé dans les bras du numérique ?

C’est un collaborateur en 2004. Je dirigeais une agence de conseil et communication et il m’a dit “Cyrille va voir ce qu’il se passe avec les blogs – ça peut être un vrai outil pour notre métier”. J’y suis donc allé, au début pour le boulot. J’ai eu envie de comprendre ce nouveau canal. J’ai plongé en une semaine. J’ai commencé à écrire sur du marketing pendant un mois. Ça ma rapidement saoulé et je me suis décidé à plutôt écrire pour moi. Je notais tout ce qui m’arrivait. C’est ainsi que j’ai ouvert le blog 20/20, ce qui a donné naissance à mon pseudo 20/20. Oui c’est ça : c’est plus mon pseudo qui m’a choisi que moi qui l’ai choisi.

Ce que je fais aujourd’hui ? Je me présente un peu comme un Storyteller. J’écris des histoires pour tous les médias. Ce qui me nourrit ce sont les conférences en entreprise. J’interviens pour présenter l’impact des technologies depuis ma perspective d’être humain. J’essaye d’expliquer avec humour ce qui arrive.

Et je refais aussi du théâtre, je suis en train d’écrire un standup pour 2018. J’avais déjà écrit une pièce que j’ai jouée en 2014 (“À mon cher moi”) et une autre en 2015 avec Stéphanie Jarroux, “Et il est où le bonheur ? DTC”. Je suis aussi associé dans une société de production audio visuelle StoryCircus.

Quels sont, selon toi, les trois éléments technologiques majeurs qui vont avoir le plus d’impact sur nos sociétés ? 

En premier : l’Intelligence Artificielle. Elle est en train de s’insérer dans tous les domaines de notre vie quotidienne (emploi, santé, éducation). Si on n’y prend pas garde et si on n’y porte pas l’intérêt nécessaire, on va se laisser déborder par la rapidité et la puissance de la Chine et des USA sur ce sujet.

En second, la Robotique, liée à l’intelligence artificielle. Nous en sommes à ses balbutiements. Ce qui m’intéresse c’est le rapport entre l’homme et la machine, ce que cela va modifier dans tous nos groupes sociaux (famille, entreprise, communauté, ville).

Enfin en troisième position je dirais la Voix. Il s’agit d’un énorme eldorado, c’est pour cela que les géants du web investissent massivement dans cette technologie. Quand on y réfléchit, c’est une aberration d’avoir les mains prise par nos smartphones. Mon hypothèse est que dans 10 ans il n’y a aura plus de téléphone. Tu seras connecté en permanence avec les mains libres, cela pourra passer par tes lunettes, une cordelette je ne sais quoi mais on sera tout le temps connecté. Il y aura d’autres façons d’interagir avec les écrans. Le téléphone est un truc qui va muter. Cela me parait logique et aller dans le sens de l’histoire.

Tu as beaucoup écrit sur l’addiction que l’on peut développer envers le numérique. Quels sont selon toi les points de vigilance à conserver à l’esprit dans notre utilisation de ces outils ?

C’est un vrai sujet. L’addiction est liée à notre génération, celle des 30 – 50 ans, car nous avons découvert le numérique, nous ne sommes pas nés avec. Du coup c’est devenu une sorte de drogue, un peu comme l’alcool ou la cigarette. Je ne pense pas que ce soit la même chose pour nos enfants. Ce qu’on appelle addiction c’est pour eux une norme. Il y a six ans j’aurais dit que c’est vraiment dangereux. C’est à cette époque que je me suis déconnecté pour aller chez les moines (voir billet #hypertextual) j’y suis retourné depuis à deux reprises.

La question qui se pose c’est : est-ce au final une addiction ou un mode de vie ? Peut-être que ce n’est pas grave, qu’il s’agit juste d’une nouvelle façon de vivre. Les milliards qu’investissent Facebook dans la réalité virtuelle sont à ce sujet symptomatiques. Ce n’est pas de l’addiction mais un nouveau mode social. En fait lorsque l’on regarde nos adolescents, ils ne sont pas sur un écran, ils sont en groupe, en soirée, ensemble, tout le temps. Je leur fais confiance : ils vont gérer cela, ils vont apprendre à prendre la bonne distance. Je fais maintenant gaffe à ne pas avoir de réaction de vieux cons. J’essaye de réfléchir si c’est lié à ma vie ou la leur.

Qu’as-tu pensé tu de la conférence BlendWebMix ?

J’ai aimé tout particulièrement trois conférences parmi celles que j’ai vues. La première c’est celle sur la conception d’un robot d’interaction par Amélie le Cordier et Jade Le Maître. Une est spécialisée en AI et l’autre en hardware. C’était passionnant.  L’autre était sur Snapchat par Clarisse Gratecap, une experte très pédagogue, très éclairante.

Le troisième était sur la lecture, par Nicolas Princen : le rapport à la lecture. Je suis vert d’avoir loupé Annie Atkins qui bosse avec le cinéaste Wes Anderson. J’aurais beaucoup aimé assister à sa présentation.

C’était effectivement super. Voir l’envers du décor de The Grand Budapest Hotel était très éclairant. Tu as expliqué dans ta conférence BlendWebMix que ta stratégie de survie à l’ère du numérique était de reprendre des études de philosophie car l’avènement du numérique posait des questions essentielles sur des éléments constituants de notre humanité. Une nécessité dont ce blog partage complètement la pertinence. Comment expliques-tu que ce besoin ne soit pas davantage répandu dans la population, en particulier celle qui est très active sur le monde du numérique ?

Le besoin de philosophie est sans doute un luxe que peuvent se permettre ceux qui ont la chance d’avoir un job, un réseau, du temps pour imaginer l’avenir et l’envie de partager leurs questionnements. La philosophie passe bien après un grand nombre de besoins primaires.

Dans un monde idéal il faudrait la considérer comme un besoin primaire, même et surtout pour les plus fragiles. En attendant ce monde-là, que ceux qui ont cette chance prennent soin des autres en défendant les idées qui vont bien, la liberté, le respect, les relations interpersonnelles, la connaissance, etc, tous ces sujets que le numérique adresse à chaque minute sous nos yeux assoupis.

Tu as débuté ta conférence à Blend avec ce coming-out très drôle : tu es titulaire d’un bac B. Les chapitres de ton livre (et tes billets de blog donc) ont tous une note du genre “03/20 à mes mollets”. S’agit-il d’un hommage espiègle mais affectueux envers l’école républicaine, l’expression amusée d’un traumatisme ou une l’expression de quelque chose d’autre ? 

C’est peut-être en effet l’expression d’un traumatisme que j’avais enfoui. Ce besoin de donner des notes révèle peut-être une envie inassouvie d’enseigner et de sanctionner et de punir et de crier sur les gens ! Non, je crois pas. C’est juste un gimmick pratique pour écrire…

On sent dans tes écrits une influence assez forte de l’univers absurde et brutal de Desproges (à qui une belle histoire fait référence dans ton livre). On sent aussi ce goût conjugué du verbe et de l’insolence que l’on retrouve chez Antoine De Caunes (une influence que l’on retrouvait aussi dans ton émission de télévision avec les déguisements et les contre-plongées). S’agit-il d’influences revendiquées et a-t-on selon toi aujourd’hui des personnes aussi emblématiques pour ce qui est de l’humour dans le monde de la comédie et des médias ?

Ce sont des influences totalement revendiquées, et admirées depuis tant d’années. Desproges dès mon plus jeune âge, puis les Monty Python et John Cleese (que j’ai eu la chance de rencontrer), et enfin les Nuls, De Caunes et Garcia, Dupontel. Ces gens ont façonné mon écriture et gavé mon cerveau de références. Aujourd’hui je vois moins de grands maîtres mais là encore je ne sais pas si c’est parce que je suis plus vieux et qu’en vieillissant on est moins friable, ou si c’est vraiment une phase. Je suis cependant toujours très admiratif des humoristes, auteurs et comédiens, qui mettent leur vie au service du rire. Les saltimbanques me fascinent.

Pour quelle raison as-tu arrêté ton blog en 2012 ? Ce medium n’est-il plus pertinent aujourd’hui selon toi ? 

Je n’avais plus grand chose à écrire hors les programmes que je produisais et animais, c’était l’année où nous tournions beaucoup, en TV et des web séries. J’ai donc naturellement délaissé le blog… Mais j’y reviens doucement, par petites touches, par envie. Il ne faut pas se forcer dans les réseaux sociaux, ça se sent et c’est moche.

Merci Cyrille !

20/20 – Peut mieux faire – Generation X reprezent

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Dans 20/20 Peut mieux faire, Cyrille de Lasteyrie présente une autobiographie sous forme de tranches de vie parfois émouvantes (sa lecture du livre que lisait son père à sa mort) parfois hilarantes (le bricolage ou le proctologue), toujours attachantes. L’auteur fait preuve d’un humour à ses dépens, signe de sagesse dirait André Comte Sponville.

Une autobiographie sensuelle (les bruits et odeurs de sa résidence de vacances, ses relations amoureuses), nostalgique (la profonde amitié qui le lie à son cousin Vincent, les nombreux décès de sa famille), voir spirituelle (les textes sur sa retraite chez les moines) dont la lecture demeure toujours agréable et facile. Son sens de la métaphore est souvent juste et son regard toujours tendre à l’endroit des femmes est un terrain fertile pour exprimer son sens de l’observation et son savoir faire d’écrivain (le texte sur les mamans penchées).

Le lecteur pointilleux regrettera peut-être les quelques digressions métaphysiques auto-centrées. L’autre trait de ce livre qui pourra un peu gêner est une perspective manifestement hégémonique : son statut de marquis avec lequel il est finalement en paix ; sa mère, très belle femme journaliste dans un grand magazine ; les vacances à Saint-Jean de Luz ; le service militaire en Polynésie ; sa résidence secondaire en Bourgogne ; sa carrière dans la communication ou le numérique. Mais ce point est balayé par la profonde honnêteté d’un auteur accablé par les nombreuses pertes autour de lui, un auteur qui ne se donne pas nécessairement le bon rôle. Vinvin partage ici ses faiblesses en toute transparence (ses essais de pratique d’arts martiaux ou de méditation, son admiration pour “les gens équilibrés qui possèdent trois qualités qu’il n’a pas” une phrase qui pourrait être du Hemingway pour sa simplicité belle et brutale).

Au final une autobiographie authentique d’un Génération X avec qui nous partageons l’expérience de nombreux évènements fondateurs de notre adolescence durant les années 80s (la demi-finale de Séville en 82, la finale de Roland Garros en 83) ainsi que de nombreuses références (Monty Python, De Caunes, Desproges, Clint Eastwood).

Un génération X qui comme nous essaye de comprendre et donner du sens à un 21ème siècle renversant. Très recommandé.

2 Comments

  1. Bonjour
    Il est intéressant d’avoir l’avis d’une personne qui évolue dans le monde du numérique depuis plusieurs années et qui a un certain recul. De plus, les questions montrent que vous connaissez le sujet.
    Concernant la question addiction ou mode de vie, je suis partagée (peut-être parce que je n’ai un réel accès à Internet que depuis 6ans). Si cela devient un outil indispensable dans la vie quotidienne, je pense que nous pouvons être qualifié d’ “addic” lorsqu’on n’en décroche plus au point de ne pas poser son téléphone lors des repas en famille ou de ne plus avoir un moment sans numérique (sport, cuisine…).

  2. Bonjour et merci pour votre commentaire. Le numérique est une technologie d’une puissance prodigieuse c’est incontestable. Au début des années 2010, j’ai beaucoup oeuvré contre la diabolisation du numérique en particulier contre les voix qui s’élevaient contre sa diffusion au sein de l’entreprise. Je pense cependant qu’il est essentiel aujourd’hui d’avoir un regard critique et documenté sur le sujet.

    Si le sujet vous intéresse, je vous recommande à ce titre la lecture de Pause de Susan Maushart, un livre brillant et très drôle sur une journaliste, mère de 3 ados, qui se questionne sur comment éduquer ses adolescents dans un monde numérique et qui va faire une expérimentation. Cette vidéo de Sherry Turkle (directrice de recherche au MIT) est aussi très éclairant : elle étudie la relation des adolescents au numérique. Ou encore celle-ci de Adam Alter où on apprend que les dirigeants du numérique protègent leurs enfants des écrans, ce qui pose tout de même question.

    Ne pas se comporter comme un vieux con rétrograde sur le sujet est une chose. Mais nous avons aussi pour devoir de développer un regard critique des adolescents sur le sujet pour ne pas tomber dans l’utopisme technologique. Car comme le disait Vinvin lui-même en 2012, “Les médias sociaux sont une drogue dure, violente parce qu’ils se nourrissent du plus solide moteur de nos êtres : notre besoin de reconnaissance.

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