Culture managériale : les périls de l’implicite

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Avec Double Vies (voir bande annonce en fin d’article), Olivier Assayas nous propose un film anecdotique sur le plan artistique mais passionnant au niveau sociologique. Notons les dialogues ciselés (parfois pompeux) qui font presque regretter qu’il ne s’agisse pas d’une pièce de théâtre et les sympathiques prestations de Vincent Macaigne et la très drôle Nora Hamzawi (qu’il faudrait voir un jour dans un autre rôle que celui d’une parisienne péremptoire et cassante).

Je pensais que tu avais compris

Il y a deux scènes clefs (une séparation, un refus professionnel) ou l’information principale n’est pas donnée de façon explicite mais par sous-entendu. Et à chaque fois le locuteur d’expliquer : “Je pensais que tu avais compris”. Je ne sais pas si le regard d’Assayas est alors complaisant (pour donner une dimension douce amère sur les mystères de la vie, si difficiles à comprendre – ce serait alors un non-dit montré avec beaucoup d’insistance rigolerait Chabrol) ou alors sociologique (et bien voilà le coeur du problème de notre relation dans notre culture : nous ne savons pas construire une réalité partagée).

Je penche pour la seconde option car cette relation à la réalité est présente dans d’autres scènes, je pense à une en particulier, au sein d’une bourgeoisie issue du monde culturel,  détestable de prétention et de didactisme.

Un héritage du siècle des lumières et des intrigues des cours

J’ai vécu neuf ans sein de sociétés protestantes. Chez celle-ci, il n’existe pas cette passion pour le sous-entendu et le non-dit, ce qui résulte en des relations sociales plus simples. Cette découverte a pour moi été comme un soulagement tant je me sens éloigné de ce goût pour l’implicite. Un peu comme ce running joke de la série Big Bang Theory dans laquelle le héros Sheldon Cooper demande sans cesse si ce qu’il vient d’entendre est l’expression d’un sarcasme.

La réflexion que m’inspire ce film est que si nous rencontrons tant de problèmes dans nos organisations, c’est parce que cette culture de l’implicite, est intellectuellement aliénante et nous soumet à des injonctions contradictoires : elle rend l’alignement très difficile au sein des organisations.

Une culture du non-dit héritée du siècle des lumières (voir Les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos ou plus proche de nous le film admirable Mademoiselle de Joncquière de Emmanuel Mouret, adapté de Diderot) et des intrigues de cours, culture que j’ai le sentiment que l’on identifie à une sorte de suprême élégance de l’esprit.

Un processus de construction d’une réalité sociale partagée

Une des choses les plus importantes que m’ont appris ces quinze années à étudier le management (que je regarde comme une sociologie appliquée pour le monde de l’entreprise) c’est que plus on maintient le niveau de l’implicite bas (et donc plus le niveau d’explicite est élevé), plus la performance de l’entreprise et la satisfaction des collaborateurs est élevée. La révélation pour moi a été la lecture d’un ouvrage de Cécile Roche dans lequel elle explique que le rôle du management visuel et des standards dans le lean est de réduire le niveau d’implicite et d’augmenter le niveau d’explicite.

Dans son ouvrage inépuisable Organizational Culture & Leadership, le vénérable universitaire du MIT Edgar Schein, qui a passé sa vie à déconstruire la culture des groupes sociaux en général et de ceux de l’entreprise en particulier, explique que le rôle des dirigeants est de mettre en oeuvre “un processus de construction d’une réalité sociale partagée”.

Il explique qu’il y a 3 niveaux de construction de culture des groupes sociaux : les éléments visibles et discutables (code vestimentaire, éléments de langage, décoration des locaux …) ; les éléments non-visibles mais que l’on arrive à identifier en discutant (principes de travail etc …) ; et enfin les éléments implicites, non dits, qui sont tabous et dont on ne peut pas parler car ils relèvent de croyances profondes que l’on ne peut remettre en cause. Parmi ceux-ci, celui de la relation à la réalité. Est-ce qu’une chose est vraie parce qu’on y croit (religion, communisme, platisme etc …) ou parce que cela a été mesuré et validé avec l’approche scientifique (le pragmastisme).

Une stratégie d’évitement de la réalité

On en revient encore une fois à notre rapport à la réalité, qui est selon moi l’essence de l’esprit lean et agile. Dans son Eloge du Carburateur, le philosophe Matthew Crawford explique que :

L’objectif du langage managérial (vague et aseptisé) est de préserver une marge d’interprétation dans le cas ou le contexte changerait. Il évoque celui des bureaucrates soviétiques. Le succès du management dépend de la capacité d’évitement de la réalité.

La conclusion que je vous propose : une grande partie de nos déboires au sein de l’entreprise provient du fait que nous sommes aveuglés par notre goût atavique et immodéré pour l’implicite en tant qu’outil de navigation dans les groupes sociaux et, qu’en conséquence, nous avons perdu de vue le processus de construction d’une réalité partagée. Et que cette stratégie d’évitement de la réalité nous arrange bien pour partie en ce qu’elle nous permet de préserver une marge d’interprétation en cas de changement de contexte. Elle n’arrange pas du tout le client, mais il s’agit là d’un tout autre sujet.

Il suffit de constater comme il est difficile de s’accorder et formuler clairement les critères de réussite d’un projet. J’ai ainsi accompagné un projet difficile dans lequel les collaborateurs se plaignaient d’une grande confusion (pour dire les choses poliment) au niveau de la vision du projet. Lors de notre première session de travail (15 mois après le début du projet), je leur ai juste demandé s’ils avaient une vision claire et partagée avec le client des critères de réussite du projet pour leur échéance à venir. En fait celle-ci n’avait pas été définie.

Le droit de réussir

Une chose qui insupporte la directrice de l’institut Lean France Marie-Pia Ignace qui défend le droit des équipes à réussir : et que ce droit passe par la clarification des critères de réussite par le management. Il s’agit même selon elle de la première responsabilité du manager.

Comment faites-vous pour lutter contre cette inclination culturelle pour l’implicite et pour améliorer le niveau d’explicite au sein de vos équipes et de vos projets pour les aider à réussir ?

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