Liberté & Cie par Isaac Getz et Brian M.Carney

Que peuvent avoir en commun des leaders aussi différents que Bob Davids, Robert Townsend (Avis), Rich Teerlink (Harley Davidson), Jean François Zobrist (FAVI), Robert McDermott (USAA), Bill Gore (WL Gore) ou Lisa Joronen (SOL) ?

Ces leaders oeuvrant dans des industries aussi éloignées que celle des jouets, de la location de véhicules, de la moto, de l’automobile, de l’assurance, des matériaux innovants ou des services de propreté ont imprimé dans leur organisation une culture de la libération et de l’égalité intrinsèque des employés pour des résultats remarquables en terme de performance, de satisfaction client, de longévité et d’engagement des employés.

Isaac & Brian

Nous avons déjà discuté (en anglais) d’Isaac Getz sur ce blog après la parution de son papier sur les entreprises libérées. De cet article il a développé un ouvrage en compagnie de Brian M. Carney qui est journaliste économique et contributeur au Wall Street Journal. Isaac Getz est docteur en management ET en psychologie, enseignant à l’ESCP et conseiller de nombreux chefs d’entreprise (il a en outre un faux air malicieux de Jeff Goldblum mais cela n’a rien à voir avec cet ouvrage).

Au delà de l’empowerment

La notion d’Empowerment (encapacitation en français ?) est une notion du management occidental moderne qui a beaucoup été discutée ces 15 ou 20 dernières années. Pour ce qui est de la mise en pratique, c’est une autre histoire : comme l’évoque les auteurs au sujet du légendaire CEO de 3M “La culture que William McKnight a instaurée chez 3M a fait plus d’admirateurs que d’émules.”

Isaac Getz

La proposition de Getz et Caney (cf le blog) va au delà de ce concept avec une notion de liberté qu’ils appuient sur celle d’égalité intrinsèque : des leaders au service des employés. On retrouve ici la notion de Servant Leadership de Robert Greenleaf appliquée par Robert Townsend de Avis, ou encore ce que Zobrist appelle “délégation à rebours”, idée que, comme nous en informe les auteurs, on retrouve dès le 13ème siècle chez St Thomas d’Aquin sous la forme de “subsidiarité”.

Opérationnellement, cela s’incarne dans une absence d’organigramme chez l’Avis de Townsend ou chez des employés de Gore qui sont tous des associés et n’ont pas de titre précis. Cela se retrouve aussi dans la suppression des privilèges et des symboles de pouvoir chez les cadres, l’élimination pure et simple des postes de RHs ou des managers chez FAVI.

Une radicalité qui paye sur le long terme pour une raison d’une évidence biblique énoncée à travers une citation éloquente de Konosuke Matsuhita le fondateur de Panasonic, citation datant des années 80 et faisant écho au Management Lean :

“Pour vous [l’occident industriel] les patrons se chargent de la réflexion, et les ouvriers manient le tournevis ; l’essence d’une bonne gestion consiste à faire jaillir les idées de la tête des patrons et les faire exécuter par les ouvriers. Nous avons dépassé le modèle de Taylor. Le monde économique est devenu si complexe et si difficile, la survie des entreprises si périlleuse et pleine de dangers qu’elle exige la mobilisation au jour le jour de la moindre parcelle d’intelligence.”

Pour les auteurs, tout comme le Taylorisme, l’idéal de l’administration bureaucratique selon Max Weber (qui traite tout le monde de façon impersonnelle et équitable) a vécu :

Weber n’envisageait pas de troisième voie entre le favoritisme personnel de la féodalité et les réglementations “équitables” : il n’imaginait pas que les relations entre ceux qui exercent des responsabilités à différents niveaux puissent être personnelles et équitables. En fait la libéralisation du lieu de travail commence par la débureaucratisation et l’humanisation des relations (…) afin que les salariés aient le sentiment d’être des êtres humains et non des ressources humaines.

La société “Pourquoi” et la société “Comment”

S’appuyant sur l’exemple de l’entreprise FAVI et de son leader Jean François Zobrist, les auteurs distinguent les sociétés “Pourquoi” des sociétés “Comment”. Dans les premières, pour la moindre initiative :

Il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de son supérieur qui lui même devra l’obtenir du sien etc … dans une interminable chaîne de comment. Le résultat est qu’il devient impossible de faire son travail sans désobéir à un chaînon de la voie hiérarchique.

Dans les secondes, on remplace la myriade de “comment” par une question unique : “pourquoi faites-vous ce que vous faites ?” avec une seule et unique réponse : la satisfaction des clients.

Brian M. Carney

Manager pour les 3%

Dans la société “Comment” où le management a une forte inclination vers le Command & Control il y a une tendance à vouloir tout contrôler, faire peu confiance aux équipes et organiser les procédures en fonction de la minorité (les 3%) inciviques qui trouve tous les stratagèmes possibles pour éviter de se soumettre aux règles et principes de l’organisation. Cela a pour effet d’accentuer les réglementations et d’infliger cette réglementation etouffante au 97% restant avec pour effet de profondément les démotiver et les désengager par ce manque patent de confiance.

Le résultat observé est que ces entreprises Comment ne présentent pas une forte croissance organique avec leur nouveau produits en raison d’une faible capacité d’innovation. Le motif selon les auteurs qui citent Richard Florida et Martin Kenney (The Breakthrough Illusion) :

“La plupart des laboratoires de R&D des entreprises conservent un modèle d’organisation spécialisé de type chaîne de montage qui les rend sourds et aveugles aux idées qui n’émanent pas de la bonne source car les chercheurs en col blanc se montrent arrogants à l’égard des ouvriers de base”.

La grâce et l’audace

L’idée ici, est de traiter les employés avec ce que Bob Koski (Sun Hydraulics) appelle la grâce, que les auteurs définissent comme “une disposition à la gentillesse, à la compassion, à une bonne volonté bienveillante” pour obtenir de la part des équipes un comportement audacieux, propice à l’innovation et à la satisfaction des clients – comme un écho à la fameuse citation de Richard Branson : “The way you treat your employees is the way they will treat your customers”.

Car cette approche a aussi une conséquence directe sur la motivation des personnes. Les auteurs s’appuient sur les travaux séminaux de McGregor (Theory X et Theory Y) et d’Edward Deci et Richard Ryan pour insister sur le fait que l’on ne peut PAS motiver des équipes. On peut simplement mettre en place un contexte dans lequel les équipes pourront s’auto-motiver.

Liberté, petites entités, responsabilisation et vision

Tout cela est bel et bien mais comment s’assurer que la libération des employés n’aboutit pas à un chaos organisationnel ? Plusieurs pistes sont évoquées par les auteurs. Des petites entités autonomes qui sont en charge de l’ensemble d’une ligne business plutôt qu’une organisation avec des grosses entités fonctionnelles en charge d’une partie du travail. Cela permet aux équipes de prendre la responsabilité sur une l’intégralité d’une tranche d’activités économiques et de voir directement les effets de leur contribution.

Un second élément, celui sur lequel les auteurs insistent le plus est celui de la vision : une vision claire et partagée qui permet aux équipes de comprendre comment leur contribution s’inscrit dans cette vision et leur permet aussi de prendre les bonnes décisions. On retrouve ici une idée centrale du leadership que John Kotter a aussi admirablement exprimée [EN].

Un troisième est lié à la gouvernance :

Les règles du jeu d’une entreprise libérée ne sont pas imposées par une instance supérieure. Elles se développent organiquement à partir des interactions réciproques des salariés eux-mêmes. Et comme elles viennent de la base, tout le monde les applique naturellement, il n’y a pas une caste de cadres dirigeants autorisée à imposer les directives aux échelons inférieurs.

Enfin, un dernièr est lié à la diffusion de “l’information universelle”, concept cher au regretté Bob Koski, intimement lié au principe de relations d’adulte à adulte (lui même lié à celui d’égalité intrinsèque). On retrouve bien évidemment cette idée dans toute la mouvance Entreprise 2.0 mais aussi chez Edgar Schein qui en fait un des enjeux principaux de la culture d’apprentissage de l’organisation [EN].

Comment se libérer ?

La question se pose donc : comment parvenir à libérer les équipes et appliquer cette approche de leadership pour profiter de ses bénéfices (innovation, résilience, longévité, satisfaction des clients et des employés) ? Les auteurs proposent une approche articulée en 4 points que l’on retrouve dans un grand nombre d’ouvrages ou articles sur le leadership :

  1. Cesser de parler et commencer à écouter. Puis supprimer tous les symboles et privilèges qui empêchent d’entretenir un sentiment d’égalité intrinsèque
  2. Partager ouvertement et activement sa vision de l’entreprise pour que les employés se l’approprient. (cela nécessite aussi de définir cette vision, simple et claire, ce que les auteurs n’évoquent pas mais qui est essentiel pour l’appropriation NDLR)
  3. Cesser d’essayer de motiver les salariés – les méthodes standards échouent et engendrent du cynisme et de la frustration. Réfléchir plutôt à un contexte propice à l’auto-motivation des employés (cf les trois axes proposés par Daniel Pink : autonomie, maîtrise et raison d’être NDLR)
  4. Rester vigilant et implacable (appliquer la méthode du No Broken Window, NDLR). Dès lors qu’apparait un semblant de deux poids deux mesures, l’éradiquer aussitôt comme le recommande Bob Davids.

Courage to Free your people

Un ouvrage de pur leadership, éclairant et s’appuyant sur un matériel important. Le parti pris méthodologique s’appuyant non seulement sur la recherche mais aussi sur des nombreux entretiens et de l’observation sur place donnent une épaisseur remarquable au livre. Par ailleurs la triple compétence business, managériale et psychologique des auteurs permet de multiplier les perspectives et contribue à la capacité de conviction des thèses soutenues.

Tout cela semble si évident que l’on en vient à se demander pourquoi il ne s’agit pas des méthodes standard de management. Ma réponse, que la lecture de cet ouvrage conforte, est celle-ci : parce qu’il s’agit là de courage. Pas de compétence, de diplôme, de capacité d’abstraction ou d’esprit analytique (ces éléments étant nécessaires mais pas suffisants), mais de pur courage.

On parle ici du courage permettant de lâcher prise, de tourner le dos à la facilité tentante du Command & Control, d’avoir confiance envers ses équipes. On parle du courage permettant de mettre en oeuvre une pratique managériale enfin alignée sur ce que l’essentiel du management de ces 50 dernières années nous enseigne et sur ce que le bon sens nous recommande. Ce qui nous ramène une fois encore à la question essentielle de l’alignement des actions sur le savoir, ce que Pfeiffer et Sutton appellent le Knowing Doing Gap.

Le courage d’aller à l’opposé des pratiques existantes que l’on continue à employer malgré la lassitude et le cynisme, cette « formule d’échec » telle que l’a définie Bill Gore et dont le pilotage par les coûts ignore les coûts cachés considérables du gaspillage, de la non qualité, du désengagement, du mécontentement du client ou encore des innovations qui ne sont pas advenues. Un courage, comme le montre les auteurs, souvent né de l’exaspération de nombre de ces leaders à l’égard de l’absurdité kafkaïenne du système existant.

En guise de conclusion et pour paraphraser les légendaires Funkadelic : Free your people, the business will follow.

10 Comments

  1. Ce livre est passionnant. La preuve qu’il existe depuis longtemps des modèles différents qui non seulement fonctionnent, mais en plus rapporte de l’argent. Loin des utopies, loin des dogmes du management actuel de l’hyper gestionnaire héros, ce livre offre une réponse concrète à ceux qui cherche une autre voie.

  2. Bonjour Gilles et merci pour ce commentaire. Ce livre offre effectivement une excellent synthèse argumentée des résultats que l’on peut obtenir sur le ong terme en jouant gagnant-gagnant-gagnant entre direction-employés et clients.

  3. Bonjour et merci pour votre commentaire qui, si je peux me permettre, gagnerait à être plus spécifique.

    Votre question me rappelle cette remarque d’un ami américain : nous aux US on fait des organistions pour faire du business et vous en France on a l’impression que c’est l’inverse : vous faites du business pour pouvoir faire des organisations. Le but de l’entreprise est de créer de la richesse pour les employés, les actionnaires et les communautés des endroits ou elle est implantée. C’est autour de ce but qu’elle s’organise – le juridique est une des fonctions support qui doit se mettre au service de cet objectif.

    Je ne suis pas certain de répondre à votre question…

  4. Bonjour, je trouve cela assez rigolo personnellement.

    J’ai le sentiment que les “entreprises libérées” dont la principale motivation demeure capitaliste (assurer sa pérennité, développer sa croissance en valeur et en volume…blablabla) cherchent à s’approprier le potentiel énorme de leurs salariés, une plus grande part de leur énergie.

    Et au prétexte de “redonner du pouvoir” et une légitimité à l’humain, ces entreprises demandent surtout à leurs salariés des efforts comparables (pour ne pas dire identiques) à ceux requis par l’entreprenariat (prise de risque, capacité d’inventivité – innovation accrue, adaptabilité à l’environnement…).
    A ce stade je dis : soyons tous entrepreneur ! La liberté retrouvera alors toutes ses lettres de noblesse et les question de la motivation, du contrôle… ne se poseront plus. Quoi de plus motivant que de faire les choses qui relèvent de son propre schéma ?

    Ne resterait alors que nous, des Hommes, et notre capacité personnelle d’adaptation (ce qui à mon sens n’empêche pas de se regrouper pour faire appel au collectif – mais sans autorité discutée et discutable – quand l’envie nous en dit, et une vie guidée par l’envie vaut mieux que mille guidées par autrui ;).

    Cordialement, Léane B.

  5. Bonjour Léane, ce point de vue est très intéressant : développer l’intrapreunariat des collaborateurs. Ceci dit, je pense que l’entreprise doit être aussi faite pour que ceux qui souhaitent “juste” faire leur travail aient une place.

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