Jusqu’à présent, nous ne disposions pas d’ouvrage de référence du management Lean en français. Michael Ballé a co-écrit (avec son père Freddy, pionnier de la discipline dans l’hexagone) plusieurs ouvrages dont deux romans sur le Lean mais tous deux en Anglais : The Goldmine et The Lean Manager.
Même si les ouvrages de référence (Le modèle Toyota de Jeffrey Liker, ou Système Lean de Dan Jones et James Womack) ont été traduits, nous ne disposions pas de livre pensé dans notre langue pour expliquer ce qu’est cette pratique de management et l’assimiler à notre culture organisationnelle.
C’est chose faite avec Le Management Lean. Un ouvrage essentiel servant une vision cohérente et profondément vertueuse. Synthétique et limpide, admirablement bien écrit, on y retrouve la fulgurance des idées de Michael Ballé, qu’#hypertextual connait bien et classe sans la moindre hésitation parmi les plus importants Business Thinker hexagonaux du 21ème siècle. Epaulé par Godeffroy Beauvallet, il éclaire les principes originels de Taiichi Ohno et du Toyota Production System de nombreuses années de pratique et de réflexion dans notre contexte.
Le Lean est parfaitement adapté à la société de la connaissance du 21ème siècle : ni directif ni participatif. Il ne distingue pas les décideurs des exécutants et ne s’inscrit pas dans les dichotomies issues du taylorisme. Le manager crée les conditions d’un travail réussi et donne aux employés les moyens de faire preuve d’initiative et se battre pour atteindre les objectifs que se donne l’entreprise.
Le but
Dans l’introduction, l’ouvrage s’attache a bien définir le but du management Lean : atteindre ses objectifs par le développement des personnes à travers l’autonomie qu’il leur est donnée dans la résolution des problèmes.
Il s’agit d’une approche empirique, par petits pas, à l’opposée d’une approche que dans le monde du logiciel on (dis)qualifie de Big Upfront Design, à travers une réflexion poussée et théorique sur les processus afin de les rendre plus performants. L’idée ici est que l’efficacité des processus réside dans la compétence individuelle de chacun et de l’esprit d’équipe dans l’entreprise.
Ballé et Beauvallet insistent sur la différence profonde, essentielle avec le taylorisme : il ne s’agit pas d’une méthode tayloriste de plus qui peut être détachée à une équipe de spécialistes pour optimiser le travail des employés. L’expérience montre que ces petits changements continus mènent à de plus grandes transformations que les ruptures brutales et conflictuelles.
Pour en conclure sur une vision vertueuse du management. Aristote disait que c’est en pratiquant la vertu que l’on devient vertueux. Les auteurs ici nous invite à penser que c’est en pratiquant le management Lean que l’on devient un manager vertueux et que l’on fait advenir le changement, ensemble.
Le rôle du dirigeant et le Gemba
C’est une approche qui est destinée au dirigeant qui veut agir sur d’adaptabilité de son entreprise au marché d’aujourd’hui en développant dans son entreprise le système d’apprentissage en parallèle au système d’exécution.
Selon les auteurs, pour survivre dans le brouillard de la complexité et de la rapidité des changements, il est grand temps que le dirigeant s’extirpe de la vision abstraite dans laquelle il se tient pour supprimer la distance qui le tient éloigné des équipes et se confronter à la réalité la plus précise du fonctionnement de son organisation :
Chaque fois que le PDG s’intéresse de près à ce qu’un manager de terrain et ses équipes imaginent, envisagent et réalisent, la magie de l’entreprise prend tout son sens. (…) Pour bien des dirigeants, le geste de l’opérateur paraît loin de leurs soucis stratégiques de survie sur les marchés mais pourtant telle est la clef du Lean.
Le Gemba c’est cette confrontation aux faits réels et observés par le dirigeant : c’est de sa pratique que le dirigeant tire sa stratégie, ses décisions et sa philosophie, pas l’inverse. Le Gemba c’est apprendre à voir et regarder les faits à la source. Malheureusement pour eux les dirigeants ont une faible capacité à observer et à se faire leur propre opinion. Sur le Gemba il n’y a pas de grandes stratégies ou de résistance au changement : il y a juste des hommes et des femmes confrontés à différents cas de figure dans différents contextes.
Les auteurs auraient pu citer le philosophe Denis Moreaux restituant Descartes : se défier de la grandiloquence des décisions spectaculaires et parier sur l’efficacité des menus choix, patients, répétés, qui permettent à la résolution de se dire toujours au présent.
Enfin, à la base du Leadership Lean il y a le management visuel qui permet de visualiser l’activité et la rendre évidente (etymologiquement : ex video). On visualise ainsi les objectifs, le travail pas à pas, les critères de jugement (OK / KO), cela pour rendre le travail intuitif et rendre les problèmes visibles.
Manager la résolution de problèmes
Contrairement à ce que propose Gary Hamel, le Lean ne propose pas de supprimer le rôle du manager. Au contraire, son rôle est essentiel :
Manager c’est dynamiser l’entreprise en soutenant la boucle d’apprentissage entre compétence technique individuelle, travail en équipe et performance des processus.
Il est aussi de former les équipes. Cela passe par le feedback et l’accompagnement de celles-ci lors de la résolution de problèmes : PDCA et Kaizen pour mieux comprendre son travail. La formation individuelle est la responsabilité la plus importante du superviseur. Là ou le Lean et Hamel se rejoignent c’est dans l’élimination du pouvoir, inclination naturelle et tellement facile des mauvais managers : ils préconisent en effet de Manager comme si on n’avait pas de pouvoir.
Le problème avec les problèmes, si on peut s’exprimer ainsi, c’est qu’on aime les résoudre. Alors que l’essentiel est d’identifier le bon problème à résoudre. Et être capable d’identifier le bon problème est une des clefs du travail en équipe. L’assigner à la bonne personne pour la faire grandir est aussi le rôle du manager.
Pour ce dernier, la tentation est d’imposer sa vision aux autres. Ce qui est contre-productif, car si les autres ne sont pas d’accord avec sa conception, ils ne seront pas à ses côtés pour la mise en place. Par ailleurs, en imposant sa vision, le manager empêche aux équipes de tester leurs hypothèses et d’apprendre.
Un autre écueil à éviter est celui de la stigmatisation. Le parti délibéré consiste à distinguer les problèmes des personnes et mettre en lumière les écarts sans mettre en cause les individus. En résumé : demander “Pourquoi ?” plutôt que “Qui ?“, principe d’une simplicité biblique permettant instantanément d’intégrer le processus de responsabilité. Et ce “Pourquoi ?”, demandé plutôt 5 fois qu’une va permettre de s’assurer que l’on résout le bon problème en faisant ressortir l’expérience et en supprimant les présupposés.
La Valeur
Cinq fulgurances du livre sur ce sujet. Voir à ce sujet la présentation de Michael au Lean IT Summit 2012.
Au premier plan du Lean se trouve l’obsession de comprendre les soucis et les désirs des clients en vue d’imaginer des produits et services qui leur conviennent, et sur cette base construire le système de production approprié.
Les clients actuels sont non seulement les meilleurs futurs clients mais aussi les meilleurs ambassadeurs d’un produit (ou d’un service).
Le produit est la boussole qui permet à l’entreprise de trouver les marchés porteurs.
Dans quel sens souhaite-t-on faire évoluer le produit et et quels aspects du processus faut-il contrôler plus précisément pour y parvenir.
Une idée claire de la valeur selon le point de vue du client prime sur les business plans à l’euro prêt dans des modèles Excel fantasmatiques.
Gaspillage et Lead time
Voici probablement la plus belle idée du Lean. Belle en ce qu’elle est simple et qu’elle initie un cercle vertueux terriblement efficace. Pour améliorer un processus, il faut le considérer de façon systémique, dans son ensemble et utiliser un indicateur global : le Lead Time, le temps écoulé entre la demande du client et le moment où le produit/service lui est livré. Et pour l’améliorer on réduit le Work in Progress (i.e l’en-cours) pour tendre le processus, faire apparaitre des problèmes, les résoudre et ainsi améliorer le Lead Time.
L’entreprise tayloriste est segmentée par fonctions, il n’y a donc pas de lien entre rythme de production et celui des ventes. Cette césure crée des longueurs de Lead Time considérables car les produits sont fabriqués pour être entreposés et non pour être vendus. Cela implique des surinvestissements massifs, de la surcapacité structurelle et la clef sous la porte. (…) En diminuant de moitié les réclamations clients et le lead-time chaque année, on est en mesure de doubler sa croissance.
Par ailleurs, la réduction du Lead Time amène à la création de cellules autonomes (pour éviter les dépendances externes qui créent de l’attente) qui regroupent tous les procédés pour fabriquer un produit et savent changer de production sans aide externe. On retrouve ici un concept analogue à celui de Pod, présenté par Dave Gray dans un autre ouvrage majeur publié cette année sur le développement d’organisations (The Connected Company), ouvrage sur lequel #hypertextual reviendra très bientôt.
Ce processus s’améliore sans cesse grâce à des Kaizen réguliers, Kaizen dont la portée augmente graduellement, depuis le geste de l’opérateur aux équipements et au processus dans son ensemble.
Réduction des prix, lead-time, suivi des réclamations : 3 disciplines qui permettent de rester en permanence au contact de ce que les clients valorisent vraiment.
Juste à temps
Le juste à temps est une conséquence directe du pilotage par le Lead Time. Une seconde est le travail par petits lots.
La réduction de la taille des lots a un impact spectaculaire sur l’ergonomie des postes, sur le cash de l’entreprise (via la réduction des stocks) et sur la capacité à suivre la demande réelle des clients (sans avoir fait des paris sur le futur).
Ce contexte de juste à temps implique aussi des contraintes de qualité importante. D’où cette notion d’auto-qualité, intégrée dans le processus suivant une approche favorisant le Quality Insurance (qualité intégrée au processus), plutôt que Quality Control en fin de chaîne. Ainsi, cette approche de juste à temps permet de définir de nouvelles conditions d’amélioration de la productivité :
La productivité s’obtient traditionnellement en accélérant les cadences soit par l’automatisation (aux effets bénéfiques souvent surestimés sur le papier) soit par la prise de risque et la pression sur les opérateurs. L’approche Lean est radicalement différente : la chaîne industrielle est avant tout un tissu social dans lequel l’étape suivante du processus est le client (qui tire le flux)
La réflexion sur l’auto-qualité doit être une partie intégrante de la stratégie de l’organisation : si une direction de site ne parvient pas à organiser une inspection de bac rouges (où sont stockées les pièces de qualité défectueuses), c’est le signe qu’elle ne s’intéresse tout simplement pas à sa qualité.
Pour que la transformation de la chaîne de production en tissu social réussisse, il est essentiel de maintenir une atmosphère de confiance et bienveillance et de ne jamais reprocher aux opérateurs la mauvaise qualité de leur travail. Encore une fois on retrouve le principe non-coupable comme clef de l’amélioration car il permet de poser la question Pourquoi? plutôt que la question Qui ?
Entreprise Lean et production de sens
Pour mieux travailler, le Lean résiste à la tentation séduisante de la réorganisation car il ne fait aujourd’hui aucun doute que les réorganisations constantes enseignent une chose aux équipes : le cynisme. Ce qui nous ramène au sujet éminemment important de l’engagement :
S’il est possible d’obliger quelqu’un à faire, il est impossible de le forcer à réfléchir ou prêter attention (…) Le secret de l’attention et de la précision du travail est l’engagement : il faut que chaque individu soit intéressé par son travail.
La structure même de l’organisation porte les principes :
Les liens entre les fonctions sont assurés par des interfaces très précises grâce à la discipline du flux tiré. Une organisation Lean est moins fusionnelle qu’une organisation matricielle ou par projet mais est plus fortement interconnectée. L’enjeu de l’organisation Lean est de passer l’entreprise d’un modèle fortement intégrée dans lequel chaque interaction est faible à un modèle moins intégré où chaque lien est robuste.
Un ouvrage indispensable pour repenser les organisations françaises au 21ème siècle et faire advenir l’organisation apprenante qui gagne de l’argent grâce à tous les problèmes qu’elle a su éviter. Pour un cas d’étude pratique et connu de #hypertextual, voir ce qu’a réalisé Christophe Riboulet dans sa PME de la région Bordelaise en appliquant ces principes, accompagné par Michael.
Merci pour cet article. J’ai également lu cet ouvrage. Il est très utile pour n’importe quel manager d’aujourd’hui.