Durant six années, de 2007 à 2013 j’ai étudié de très près le management. Manageur moi-même depuis 2004, j’essayais de comprendre comment faire pour m’améliorer dans cette discipline. En outre, durant cette période, j’ai eu la chance de suivre deux formations particulièrement éclairantes et de passer la certification PMP de pilotage de projets.
Mais j’ai surtout étudié de nombreux ouvrages, mon blog me servant de cahier de notes pour en extraire et me familiariser avec les idées principales. Venant de l’industrie IT et du logiciel, je me suis beaucoup intéressé aux méthodes agiles, puis à la formidable capacité des plateformes collaboratives d’entreprise et enfin à la conduite du changement – publiant un petit e-book sur cette thématique.
Je lisais donc beaucoup mais je conservais cette frustration diffuse : OK il s’agit là de belles histoires (souvent les mêmes d’ailleurs : Google, WL-Gore, Harley Davidson, etc …) mais comment je fais moi pour traduire cela dans mes pratiques opérationnelles, chaque jour ?
Les trois problèmes des ouvrages de management
Le problème avec ces ouvrages, souvent rédigés par des enseignants-chercheurs (Schein, Sutton, Pfeiffer, Mintzberg, Christensen, les frères Heath, McAfee – pour citer ceux qui m’ont le plus apporté) ou des consultants (William Bridges, Drucker, Gray), est à trois niveaux.
Tout d’abord ils donnent des grands principes directeurs un peu génériques. Exemple : Encourage open communication, pour parler d’un de mes livres favoris : Knowing Doing Gap.
Le second problème est qu’on ne sait pas déterminer la partie d’interprétation et de story-telling qu’incluent ces ouvrages racontés a posteriori. Si on prend l’exemple de Gary Hamel sur scène (j’ai moi même été tout d’abord très impressionné), en prédicateur habité de l’agilité, on peut suspecter qu’il peut avoir tendance à enrober un peu ses histoires. On peut aussi imaginer qu’il choisit soigneusement les histoires d’entreprise qu’il va rencontrer pour leur capacité à raconter l’histoire qu’il veut raconter. On ne peut s’empêcher de songer à l’article séminal de Matthew Stewart (The Management Myth) :
“It isn’t a new world order that management theorists are after; it’s the sensation of the revolutionary moment”
Le troisième problème est qu’il s’agit d’histoires de seconde main. Tout le monde peut raconter l’histoire de Google et en extraire des principes. C’est un plus compliqué de raconter une histoire que l’on a soi-même menée, de faire apparaitre les doutes que l’on a eus, les hauts et les bas, les avantages et inconvénients de l’approche etc …
Pour répondre à ces trois problèmes j’ai depuis considérablement réduit la lecture de ces ouvrages car pour le dire crûment : ils ne m’apportaient plus rien. J’ai pris cette décision lors de la lecture de The Power of Pull de John Hagel, un esprit brillant que j’admire pourtant. Son livre m’est littéralement tombé des mains. C’était à l’automne 2013.
Enseignants et consultants lean
Je me suis depuis lors plutôt concentré sur l’étude du Lean. Alors bien sûr, là encore il s’agit souvent d’ouvrages d’enseignants-chercheurs (Liker ou Spear) ou de consultants (Dan Jones, Jim Womack) qui peuvent raconter des histoires de secondes mains (avec le cas Toyota qui revient souvent, je le concède). Mais c’est sensiblement différent.
Pour ce qui est de Jeffrey Liker ou Steven J. Spear, il y a deux différences essentielles. La première c’est que tandis que Gary Hamel écrit un chapitre sur WL Gore (et un paragraphe sur Toyota), Liker a écrit huit ouvrages sur Toyota – dont un fieldbook éminemment pratique et hautement recommandable. Il sera difficile de prétendre qu’on parle là du même niveau d’étude d’un sujet. Pour ce qui est de Spear, c’est là aussi admirable : il a travaillé à la chaîne comme opérateur dans deux entreprises (une qui ne faisait pas du lean puis chez Toyota) pour voir, de ses yeux, sur le terrain les différences d’approche. Un témoignage saisissant dans l’excellent Chasing The Rabbit.
Pour ce qui est de Dan Jones et Jim Womack, ils ont consacré la majeure partie de leur carrière à l’étude et la pratique du Lean. Ils ont surtout formalisé le système Lean comme un ensemble de pratiques. Enfin, ils ont constaté les résultats obtenus par des outils bien spécifiques pour régler une problématique donnée sur une performance opérationnelle précise. Il n’y a pas la même rigueur d’analyse lorsque l’on dit l’entreprise libérée c’est super sympa et en plus ça marche en parlant de Harley Davidson (qui est une entreprise Lean, tout comme FAVI autre case study de Freedom Inc. – soit dit en passant) que lorsque l’on décrit comment la mise en place d’un flux continu pour atteindre la stabilité, puis d’un flux tiré par le client pour se mettre dans une démarche quotidienne d’amélioration continue et systématiquement éliminer les gaspillages, a permis à Porsche de passer de 3 semaines à 1 jour de lead time (délai de bout en bout) pour construire une voiture.
Un exemple d’ouvrage qui contourne les trois limitations suscitées est Le Virage Lean de Art Byrne. Dirigeant il y raconte l’histoire menée au sein de son entreprise et chaque étape pour obtenir les résultats remarquables obtenus.
Assez de théorie, passons à la pratique
C’est ce que je rappelle très régulièrement aux chefs de projet Lean que je coache lors de l’animation des ateliers. Séduits par l’élégance et la robustesse du système, ils tombent dans le piège de ceux qui débute dans le Lean (piège auquel je n’ai pas non plus échappé) et se répandent en explication théorique. C’est un piège car les équipes participant aux ateliers se moquent de la théorie. Ce qui les intéresse est que nous les aidions à traiter leurs problèmes.
Ce qui compte est avoir une pratique, la sagesse appartient aux pratiquants (Isabelle Sorente)
Cela ne veut pas dire que la théorie soit inutile, bien au contraire. Il est essentiel que les pratiques des managers soient alimentées par une robuste connaissance théorique. C’est l’éclairage de la pratique par la théorie qui nous permet de développer en profondeur l’expertise en management.De la même manière, je ne vois plus beaucoup de valeur dans de la théorie qui n’est pas affinée par la pratique : il s’agit pour moi de matière inerte. Pour le management comme pour le reste, je ne saurais trop recommander de suivre ce principe de Henri Bergson :
“Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action.”
Pratiques du manager : revenir à l’essentiel
L’automne 2013, date à laquelle ma perspective sur les ouvrages de management a changé est aussi l’époque à laquelle j’ai rejoint Operae Partners. J’ai depuis eu la chance d’être coaché par des collègues tels Régis Médina, Antoine Contal ou Marie-Pia Ignace. J’ai ainsi découvert que le Lean est une pratique de management, que l’on met en œuvre chaque jour. Et cela a représenté un profond soulagement.
On cesse de discuter pendant des heures sur comment refaire le monde avec des grands principes. On va plutôt, comme dans la méditation, simplifier son champ d’attention et se concentrer sur une chose : aider l’équipe à satisfaire la demande du client aujourd’hui. Cela passe par trois objectifs extrêmement clairs pour la journée :
- Satisfaire complètement les clients
- Supprimer les obstacles qui empêchent l’équipe de réussir
- Développer chaque personne de son équipe par la résolution de problèmes
D’un seul coup, les pratiques quotidiennes de management deviennent elles aussi beaucoup plus claires :
- Animer la performance opérationnelle de l’équipe
- Rendre visible les obstacles qui empêchent l’équipe de réussir avec les écarts de performance clairement visibles sur le management visuel
- Coacher les personnes de l’équipe sur la résolution de problèmes et l’élimination des obstacles par le PDCA
- Développer le leadership de chacun en aidant à aller travailler avec d’autres équipes si le problème l’exige
- Aller sur le terrain, voir les pièces, comprendre précisément les faits pour s’assurer que nos idées fausses ne nous empêchent pas de voir le problème tel qu’il est.
C’est ainsi que le manager apporte de la valeur à l’équipe : en pilotant la performance et l’amélioration continue, aujourd’hui. Là encore, la constante de temps est fondamentale.
Ayant une vision plus claire et plus actionnable du manager au quotidien, nous verrons dans la deuxième partie de cet article, comme le management Lean regroupe dans un système de pratiques cohérents et éprouvés de nombreux grands principes énoncés par les théoriciens du management.