Lors de la conférence Enterprise 2.0 de Boston en 2011 (la transformation numérique s’appelait encore Entreprise 2.0 à cette lointaine époque), j’ai eu la chance de rencontrer l’excellente Rachel Happe. Lassée de la vie corporate, la brillante Rachel a décidé de lancer et d’animer la Community Roundtable, une engeance qui a pour vocation d’offrir un espace de réflexion et de partage aux Community Managers, et de proposer un modèle de suivi de la maturité des organisations sur ce sujet.
Lors d’une de nos discussions sur la conduite du changement, elle m’expliqua de sa voix particulière, chantante et brisée, ponctuée de ses rires à la tonalité grave mais à la joie communicative, que ce qu’elle cherchait dans une équipe était ces fameux « aha moments ». Ces moments magiques de révélation durant lesquels les personnes ont une épiphanie qui leur fait d’un seul coup changer de perspective sur un sujet, comprendre l’utilité de telle ou telle approche ou encore la nature impérative d’un changement.
Il existe dans le Lean une pratique quotidienne qui permet de provoquer volontairement ces moments de révélation, ces épiphanies. Un outil redoutable dans une conduite du changement qui ne dit jamais son nom ni ne s’embarrasse de concepts compliqués.
Il s’agit du gemba, la pratique qui consiste à aller sur le terrain, là où la valeur est créée, pour confronter ses croyances à la réalité des faits. Une pratique qui n’a de cesse de m’émerveiller et voici pourquoi. Nous en avons déjà présenté la théorie dans un chapitre précédent, passons aux exemples pratiques.
Exemple 1 : voir les pièces
Contexte
Une équipe d’intégration (développement d’interface web) prend en entrée des maquettes soumises par l’équipe UI/UX (interface graphique et expérience utilisateur) pour leur restituer les pages intégrées sur un site web.
Problème
Sur le projet précédent, l’équipe UI a remonté « de très nombreuses » anomalies sur la version livrée par l’équipe d’intégration. L’impact sur le projet : un « grand nombre de jours » de retard pour la recette complète au lieu des 5 prévus.
Clarifier la situation
La première chose que nous allons faire c’est clarifier la situation, à savoir donner un chiffre sur les deux écarts. En regardant un peu on se rend compte que « de très nombreuses anomalies » sont en en fait 33 et « un très grand nombre de jours » sont en fait 10 jours (au lieu des 5 prévus) : un écart de 5 jours de délais : un superbe problème. Le simple fait de passer du monde de l’opinion à un monde chiffré est déjà un soulagement pour tout le monde.
Causes
Nous allons donc sur le gemba avec la chef de projet et analysons chacune des 33 erreurs avec le développeur. Deux causes principales ressortent de cette analyse :
- 15 erreurs proviennent de problèmes de mise en page (des marges verticales et horizontales différentes, une croix de fermeture d’un bloc HTML mal positionné, des titres qui ne sont pas au bon format, etc.).
- 9 erreurs proviennent de l’animation de quelques composants du site. Lorsque l’on creuse, on voit que des animations ne sont pas assez « rapides » ou assez « fluides ». Ce qui a une signification pour David, le designer UX, mais reste très vague pour Jérémy.
Contre-mesures
Constatant ces obstacles, nous travaillons avec les deux parties pour se mettre d’accord et clarifier le passage de bâton entre les deux métiers. Romy, en charge de l’interface utilisateur (UI) rédige ainsi avec Jérémy, le développeur junior, une checklist avec un certain nombre de critères afin de permettre à Jérémy de valider seul une livraison avant de la soumettre à Romy pour validation. Un point essentiel : pour chacun des points de validation, Romy explique les raisons de ce choix (fluidité du parcours utilisateur, éviter la surcharge cognitive, etc.). Un principe clef du Lean : on met chacun en situation de déterminer si elle ou il produit de la qualité et on lui explique pourquoi c’est important.
Puis, David et Jérémy se mettent aussi d’accord sur un standard de comportement pour les composants d’animation : un module accordéon doit s’ouvrir en 600 ms. Une rapide expérimentation menée ensemble permet de déterminer la durée idéale. La fluidité est garantie par un algorithme d’animation non linéaire (lent puis rapide puis lent – désolé je n’ai pas le nom ni les valeurs en tête) pour donner une impression de naturel et retirer la sensation robotique et heurtée d’une vitesse linéaire. Là encore nous sommes passés d’un monde nébuleux (une ouverture fluide) à quelque chose de très précis qui parle à tout le mode (ouverture en 600 ms avec l’algorithme dont je-ne-me-rappelle-pas-le-nom).
Résultats
Grâce à ce travail (qui a pris deux heures à trois personnes), l’équipe concernée a transformé la situation. Au départ, celle-ci était confuse et conflictuelle, avec une interface entre les deux métiers saturée d’implicites, dans laquelle chacun reste sur ses positions.
À l’arrivée, la situation est beaucoup plus claire et explicite. Grâce à une observation factuelle et objectivée de la situation, l’équipe a précisément identifié les sujets à traiter et les a formulés sous forme d’écarts ; elle a travaillé sur leurs causes et les solutions que, collectivement, l’équipe va mettre en place.
Résultat : nous avons réduit, sur la livraison suivante, le nombre d’anomalies de 33 à 14 et la durée du temps de recette de 10 à 4 jours. Sur ces 14 anomalies restantes, 6 sont encore liées à des problèmes de mise en page et 2 à des problèmes d’animation. La checklist et le standard d’animation sont tous deux modifiés par l’équipe dans une session suivante. Une session dans laquelle chacun a le sourire, travaille de façon collaborative et se sent complètement acteur de l’amélioration. L’animation suivante ne comporte que 2 retours et ne prend que 1 heure à valider par l’équipe UX : la non qualité est réduite de 95 % et le délai de 10 jours à une heure avec deux séances de deux heures pour trois personnes.
Voir l’amélioration est bien sûr une satisfaction. Mais constater le changement radical de la dynamique collaborative en est une autre, encore plus gratifiante.
Exemple 2 : voir le processus
Contexte
Toujours sur le même projet, nous sommes maintenant sur le déploiement d’une application en ligne. L’équipe éditoriale (parmi les personnes les plus brillantes que j’ai été amené à coacher) réalise un travail très poussé et très précis sur les différents textes de cette application : un style au cordeau, des références culturelles fréquentes. Les responsables pays ont, elles, en charge la traduction et la mise en ligne pour les autres pays.
Problème
Deux obstacles sont identifiés au sein de cette équipe. Le premier est que les traductions sont souvent littérales et perdent l’intention initiale. Le second est que le temps de déploiement est trop long (un jour par pays, l’idéal serait une demi-journée).
Observations
Avant de partir dans une grande solution générique décidée en salle de réunion, nous allons avec la chef de projet sur le terrain pour comprendre les difficultés de l’équipe. Nous observons deux responsables pays, une Italienne, Valentina et une Danoise, Annette.
Valentina va très vite. Elle dispose de deux écrans qu’elle utilise de façon optimale : un écran pour les données sources (un fichier Excel) et un pour la destination (le CMS – Content Management System). Deux heures ont déjà été passées sur les deux premières phases de son processus : 1- la traduction et 2- la création des URL (pour l’optimisation SEO). Elle peut se consacrer pleinement à la troisième, la mise à jour du CMS. Elle a sept blocs (textes + photos) à créer. En 45 minutes d’observation elle en crée six, tous validés : elle nous montre comment elle valide sa mise à jour en regardant sa mise en page sur le site en cours de création. Elle nous présente au passage quelques petits obstacles mineurs dans le fichier source que la chef de projet (qui réalise le brief, c.-à.-d. l’entrant de Valentina) ignorait complètement et note avidement pour la prochaine version. Nous notons la chef de projet et moi qu’il y a, parmi la trentaine de petits textes éditoriaux, 6 dans lesquels il y a une intention particulière, intention que la traduction en italien n’a pas du tout pris en compte. Exemple : « Shoe in the city » est traduit littéralement en italien : la référence initiale à la série télévisée est perdue. Bref : en trois heures le travail est accompli, mais avec des pertes au niveau de la traduction, pertes que notre responsable pays n’a pas identifiées.
Annette la danoise n’a pas préparé les traductions ni les URL. Elle ne sait pas du tout comment traduire les trente petits textes éditoriaux. Elle sait que ceux-ci sont parfois lestés d’intentions mais elle ne sait pas lesquels précisément. Du coup elle avance lentement faisant tour à tour traduction, création d’URL et mise à jour du CMS, puis hésitant encore, revient à la traduction et donc à l’URL. Ce qui ne lui permet pas d’optimiser l’utilisation de ses deux écrans sur deux applications. Ce qui aussi lui met plusieurs problématiques en tête au même moment : traduction, création d’URL, mise à jour du CMS, vérification, etc. Elle souffle beaucoup car ne sait pas comment traduire exactement les textes : on voit que c’est laborieux et pénible pour elle. Même ceux qui ne sont pas écrits avec des intentions particulières. En 42 minutes elle finalise 1 bloc seulement et en démarre 3 autres qu’elle ne termine pas et sur lesquels elle reviendra plus tard, quand elle aura les idées plus claires sur les traductions.
Causes validées
En voyant cela, la chef de projet réalise plusieurs choses. La première est que sur les traductions, certaines responsables pays avancent lentement, comme en terrain miné. Elle comprend que pour le prochain projet elle devra pointer de manière très spécifique les cinq ou six textes « chargés d’intention » pour éviter que les responsables pays ne perdent du temps sur tous les textes (une trentaine). Elle doit aussi préciser ces intentions avec des analogies précises pour permettre aux responsables pays de trouver des traductions adéquates.
Contre-mesures
Elle demande à la responsable des éditos de venir présenter les animations pour expliquer 1- les textes sur lesquels prêter une attention particulière et 2- leurs intentions. Elle va aussi corriger les petits obstacles remontés par Valentina.
Enfin, elle échange avec la responsable de l’équipe de déploiement international, et explique les obstacles rencontrés par Annette. Elles décident d’expérimenter le processus de Valentina (1- Traduction, 2- URL, 3- CMS) sur l’ensemble de l’équipe pour éviter les écueils vécus par Annette alors qu’elle peinait en faisant les trois en même temps. La cible fixée par la responsable est claire : on doit pouvoir réaliser la prochaine animation en 3 heures par responsable pays. Soit pour 14 responsables : 14 × 3 =42 heures ce qui représente un total de 6 jours plutôt que 9 observés sur l’animation précédente. Si l’on dépasse, cela signifie qu’il reste des obstacles à éliminer : les responsables pays devront les remonter lors du prochain projet.
Résultats
Résultats sur l’animation suivante : 6,25 jours de charge au total (au lieu de 9) : une réduction de 30 % du temps de réalisation. Mais surtout : des responsables pays qui ont retrouvé le sourire dans le travail grâce à cette expérimentation qui a été vécue comme « fun » et grâce à l’amélioration constatée : on ne compte plus autant de souffles de dépit. Annette, en particulier, a décidé de mettre en place un point de 15 minutes avec les autres responsables des pays scandinaves pour s’accorder ensemble sur la traduction des intentions et des références culturelles. C’est un soulagement pour elle.
Enseignements
Avec ce gemba, cette observation sur le terrain, la chef de projet a pu dresser un constat factuel sur tous les obstacles qui empêchent cette équipe de réussir, obstacles qu’elle-même peut aider de façon très significative à résoudre. L’objectif est bien sûr d’aider les responsables pays à faire les choses bien et plus vite. Mais surtout à le faire de façon fluide et avec le sourire, car elles seront mises en situation de savoir qu’elles font un bon travail, à chaque étape.
God is in the house
Lors de chacune de ces deux expériences, le dieu du gemba, comme l’appelle Régis, était avec nous. La réalité est apparue dans tout son inconfort. Mais l’équipe l’a affrontée et en a tiré des idées d’amélioration spécifiques, explicite et collégiales, destinées à résoudre des obstacles bien précis. Une approche vertueuse et éclairante qui, je me répète, n’a de cesse de m’émerveiller en ce qu’elle rend les obstacles actionnables par les équipes : le vrai empowerment, si vous voulez mon avis.
Comment provoquez-vous les épiphanies, ces aha moments qui permettent de mettre l’équipe en mouvement lors de vos missions de conduite de changement ?
Cet article est extrait de l’ouvrage #hyperlean en action – pratiques du management à l’ère du numérique
Bonjour. Mon job est d’animer des chantiers d’amélioration continue, ainsi que les formations et coachings associés. Ma technique pour rriver à générer ces “aha moments” ? Je laisse le groupe encadré commettre des erreurs, et nous en faisons ensuite le retour d’expérience.
Merci Aerospace Berry, excellente approche.