Durant mes près de 30 ans de carrière, mon objectif principal a toujours été de contribuer à davantage de valeur pour mon entreprise et mes clients tout en travaillant dans des conditions agréables et épanouissantes. Comme nous passons une grande partie de nos journées au travail et que c’est parfois difficile, frustrant, stressant, voire pénible, il me semble que cela vaut la peine de prendre le temps d’essayer de rendre ce temps plus agréable.
Dans les entreprises dans lesquelles j’ai exercé, j’ai observé une sorte de modèle mental de contribution croissante de valeur : à mesure que l’on progresse d’éléments en éléments, il y a cette perception que davantage de valeur est créée. Ce modèle mental de chaîne croissante de valeur peut être représentée ainsi :
Outils > Processus > Méthodes > Stratégie > Culture
Mon hypothèse : plus l’on cherche à avoir un effet de levier important sur l’organisation, plus l’on vise haut. Une hypothèse qui ne prend pas en compte le fait de « la loi de rendement dégressif de l’abstraction» telle que la définit Scott Berkun.
Depuis que j’étudie et pratique le Lean, environ 5 ans, je constate qu’il manque deux notions fondamentales (pratiques et réflexion) dans cette perception et que l’une d’elles n’est, selon moi, plus pertinente (culture).
Outils, Processus, Méthodes et Stratégie
Un peu à la manière de la pyramide des capabilités humaines Gary Hamel, autre abstraction notoire s’efforçant de modéliser la contribution de valeur au travail, ce modèle mental peut être représenté sous forme de pyramide :
Commençons par décrire les différents éléments qui la composent.
Les outils aident (ou sont censés aider) les équipes à faire leur travail. De nos jours, les outils sont principalement des solutions technologiques. MSOffice, ERP, CRM, CAD, plateformes de collaboration, PLM, Workflow, etc … Elles sont souvent présentées comme LA solution qui va résoudre les « problèmes » de l’organisation ou, parfois même, comme la « stratégie » de l’entreprise. (Combien de fois ai-je entendu que le déploiement d’un ERP était “notre stratégie pour les deux prochaines années”).
Les processus sont les différentes étapes formalisées de la chaîne de création du produit ou du service. Là encore, les processus sont conçus dans (et parfois figés dans le marbre) des solutions technologiques. Par conséquent, les processus ont besoin des outils pour créer plus de valeur pour les utilisateurs.
Les méthodes sont la façon dont les gens utilisent les Outils et les Processus pour créer de la valeur. L’exemple que je connais le mieux est celui des méthodes Agiles qui utilisent des processus (Scrum) et des outils (gestion de configuration, intégration continue, management visuel, etc). Ceci dit, l’Agile est un modèle plutôt avancé en termes de méthodologie en ce qu’il se concentre aussi sur des pratiques d’ingénierie logicielle avec XP (Extreme Programming). C’est la partie de l’Agile qui est la plus communément oubliée dans les programmes de passage à l’échelle de l’agilité, dont la plupart échouent.
Malheureusement, le management Lean est souvent considéré comme une Méthode de Management incluant un ensemble de processus et d’outils. En fait, ça l’est hélas encore par beaucoup de gens dont Steve Denning, le prédicateur du « Radical Management » (yeux au ciel) comme il l’a expliqué dans ce passage embarrassant d’un article qu’il a consacré au lean :
On peut considérer le Lean comme un sous-ensemble du “Radical Management” dans le contexte industriel, tout comme Scrum et l’Agile peuvent être vues comme des sous parties du “Radical Management” dans le développement logiciel.
Le fait de prendre le Lean pour une méthode de management (ou – pardon Taiichi – un sous-ensemble de « Radical management »pour l’industrie) explique l’échec de nombreux programmes Lean selon Mike Rother et Jeffrey Liker. L’article de Denning faisant justement référence à un article de Liker et Rother, qu’il n’a d’évidence pas lu jusqu’au bout et dont nous reparlerons plus tard ….
La stratégie est le travail du dirigeant. Il s’agit de donner la direction que l’entreprise va prendre. Si les méthodes, processus et outils sont orientés pour faire correctement les choses, la stratégie a pour objectif de faire la bonne chose (Peter Drucker). Pour évaluer la stratégie, on peut regarder si elle est compréhensible, mesurable et inscrite dans une durée précise. Exemple :
- dans 10 ans, nous aurons un homme sur la Lune.
- Dans 5 ans, 50% de nos revenus seront issus de produits qui ont moins de 3 ans.
- Dans 2 ans, nous aurons 0 accident dans nos usines – cf. l’histoire d’Alcoa telle que racontée dans l’ouvrage de Charles Duhigg – The Power of Habits : le nouveau CEO a ainsi placé la sécurité des employés comme objectif principal.
Culture
Là ça se complique. Même si je mesure l’importance de la culture dans les organisations, je constate qu’il n’est pas possible d’influencer cette culture en utilisant de grands plans d’action (à coup d’affichage des valeurs sur les murs par exemple, grand messe avec le personnel et les dirigeants sur scène etc…).
Toutefois, graduellement, il est possible de faire évoluer une culture. Mais cela exige de mettre l’accent sur un étage oublié de la pyramide : les pratiques. Et plus précisément, la pratique de la résolution de problème. Comme l’explique Edgar Schein, dans sa définition de la culture organisationnelle :
Un ensemble d’hypothèses basiques partagées, apprises par un groupe alors qu’il résout ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne. Le fruit d’un apprentissage partagé.
Notez bien le lien qui est établi entre culture, résolution de problèmes et apprentissage. Nous y reviendrons.
Opérationnel et pratiques
Le premier élément ignoré dans le modèle de perception de valeur pour l’entreprise proposé ci-dessus , se situe au “plus bas niveau” : l’opérationnel, l’exécution. C’est là que l’organisation crée la valeur pour le client. Le fait qu’il ne soit que rarement évoqué dans ce modèle, est révélateur de la considération accordée 1. au client 2. aux personnes qui font le travail.
J’ai un souvenir très clair de la façon dont m’a apostrophé l’Agiliste Charles Couillard qui m’a ouvert les yeux sur ce sujet en 2009: “Vas-y Cecil : arrête un peu avec tes histoires de grand projet pour changer la culture : tu ne peux pas agir sur la culture. En revanche, ce que tu peux faire c’est agir sur les pratiques quotidiennes de ton équipe. En changeant les pratiques, tu verras la culture changer”. Cela a été une révélation.
Deux ans plus tard, alors que je travaillais sur un très gros projet, j’ai gardé ce conseil à l’esprit. Cela m’a permis de faire faire une avancée significative à mon entreprise d’alors. Sans relâche, j’ai travaillé sur les pratiques quotidiennes avec les acteurs de l’équipe de développement logiciel R&D : chefs d’équipe, Product Owners, managers, développeurs, testeurs, équipes UX etc.
En Lean, nous avons l’obsession de la valeur pour le client et de l’alignement de l’organisation pour créer cette valeur. Nous concentrons donc en premier lieu les efforts, non pas sur le “haut de la pyramide”, mais sur les opérations et les pratiques quotidiennes pour s’assurer que le travail effectué est bien aligné sur la stratégie.
Dans la nouvelle version de la pyramide, nous mettrons l’opérationnel et les pratiques au premier niveau car c’est là que se crée la valeur pour le client ; c’est là que les équipes se battent et c’est là qu’il est possible d’agir directement sur la culture.
La réflexion : le lien manquant
Revenons à la définition de la culture d’Edgar Schein :
Un ensemble d’hypothèses basiques partagées, apprises par un groupe alors qu’il résout ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne. Le fruit d’un apprentissage partagé.
Ce que le Lean apporte véritablement à l’organisation c’est la réflexion. Aussi vague et prétentieux que cela puisse paraître, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Car le Lean n’est pas un ensemble de méthodes et d’outils, c’est une façon de penser. Pour tout le monde dans l’organisation. A chaque étage de la pyramide. A chaque niveau de la hiérarchie.
La pensée Lean : une méthode scientifique
Il ne s’agit pas là d’un nouveau concept de management inventé par une licorne de la Silicon Valley, une énième déclinaison des méthodes logicielles agiles ou de vagues hypothèses. Non, le Lean trouve son origine dans la méthode scientifique développée par Francis Bacon et la Royal Society au 17e siècle :
Cette approche a été déclinée pour le monde professionnel par Shewart et Deming avec le cycle de PDCA : Plan-Do-Check-Act. Même si cela peut sembler un peu ennuyeux et dépourvu du glamour technologique du 21e siècle, c’est bien cette approche – basée sur 4 siècles d’histoire scientifique – qui a permis de sortir le monde du moyen-âge et de l’obscurantisme. Il va falloir être très pédagogue pour m’expliquer que cela n’est plus d’actualité.
Comment voyez-vous les choses ?
En remontant la pyramide de contribution perçue de la valeur, j’ai le sentiment que l’on a perdu de vue la notion de réflexion telle que définie par l’approche scientifique : observer (où la valeur est créée), définir le problème, poser des questions pour chercher véritablement les causes racines, formuler des hypothèses, les tester, mesurer les résultats et valider l’apprentissage.
Je note que bien souvent l’on propose des solutions, en matière d’outils (il vous faut un ERP, un CRM, une plateforme collaborative…), de processus (workflow, SCRUM), de méthode (agile, ITIL, …) sans avoir vraiment défini le problème au préalable.
Ce que la méthode scientifique nous apprend, c’est que l’on doit en premier lieu s’interroger pour ne pas se laisser influencer par des idées préconçues. Réfléchir c’est se poser des questions ce n’est pas partir sur des solutions toutes faites. Sur quelles observations nos hypothèses reposent-elles ? Quel est le problème (en termes d’écart mesuré) ? Comment nos solutions vont-elles réduire cet écart ? Comment le savons-nous ? Comment savons-nous que nous ne sommes pas en train de nous tromper ? Comment savons-nous ce que nous savons ?
Coaching et questionnement
Le rôle du coach Lean est d’aider les gens à réfléchir en utilisant cette méthode scientifique. C’est pour cela que je dis souvent que la différence entre un consultant et un coach est que le premier apporte des solutions quand le second apporte des questions (voir à ce sujet cet article indispensable de Jim Womack – l’homme qui a le premier décrit le Lean avec Dan Jones).
Ce qui peut sembler simple à première vue est en fait assez difficile, un peu comme arrêter de fumer. Cela exige de la discipline, une discipline de l’esprit. Cela requiert d’être très lucide sur sa façon de penser afin de prendre du recul sur les idées (et les solutions) qui nous traversent l’esprit quand on est face à une situation.
Le but du coach est d’avoir à la fois la pratique opérationnelle et la pratique de la résolution de problème, ce qu’explique fort bien l’article de Rother et Liker.
La réflexion et le changement de culture
Il est essentiel de regarder les choses sous l’angle « résolution de problème » pour chaque élément de la pyramide du travail et ce pour de nombreuses raisons.
Tout d’abord, cette façon de penser implique tout le monde dans la résolution de problème pour permettre à chacun, à son niveau, de supprimer les obstacles et aider l’entreprise à se rapprocher de ses objectifs stratégiques.
Ensuite, cela permet de s’assurer que l’on se focalise sur un bon problème et non sur une proposition de solution.
Troisièmement, cela aligne l’ensemble de l’entreprise sur la stratégie.
Quatrièmement, la résolution de problème favorise le travail en équipe en faisant travailler ensemble des gens de différents services sur un problème trans-organisationnel.
Enfin, c’est un levier pour engager la transformation culturelle car comme on l’a vu plus haut, la culture se développe par la résolution de problèmes (Schein).
Lean Thinking, la pensée Lean : arrêtons de croire que les gens ne réfléchissent pas
Le problème en se focalisant sur les outils, les processus, les méthodes, c’est que l’organisation a investi de l’argent et de l’énergie pour s’assurer que les gens ne réfléchissaient pas. C’est la citation de Barbara Garson (Electronic Sweatshop) :
“Un degré extraordinaire d’ingéniosité a été mis au service de l’élimination de l’ingéniosité humaine.”
C’est ce que Dan Jones appelle “Engineer people out of the process” que l’on pourrait traduire par “concevoir des systèmes pour en exclure les personnes”. Cela se révèle bien moins vertueux que prévu et il est même surprenant de la part d’entreprises qui disent, d’un côté, mettre l’humain en premier, investir tant d’énergie pour s’assurer de l’en sortir des processus.
Il est grand temps de remettre de la réflexion dans l’organisation, de la repenser : c’est ce que fait le Lean depuis 20 ans. 20 ans après sa publication, on ne peut suffisamment conseiller la lecture du livre de référence “Système Lean” de Womack et Jones (dont le titre original est Lean Thinking), ouvrage qui permettra aux organisations à remettre à l’endroit leur perception de contribution de valeur au sein de l’entreprise.
Réflexion, analyse, jugeote, renverser la pyramide
Pour atteindre l’objectif suivant :
Remarquez que cette pyramide-ci permet de mener les efforts d’amélioration (Kaizen) dans l’ordre préconisé par Taiichi Ohno : en commençant par les pratiques, au plus près de là où la valeur est créée pour le client.
Quelle et dans votre entreprise la perception de contribution de valeur ? Quel espace allouez vous à la rélexion de vos collaborateurs ? Comment se structure cette réflexion ? Comment est-elle alignée sur les objectifs et la vision de l’entreprise ?
Merci pour ce bel article…
Malheureusement, ce que j’entends ici et là, c’est souvent le manque de valeur qui existe dans l’entreprise. La valeur est dépassée (dans les faits et le débat) par la rationalisation des moyens, le résultat, et la survie de l’entreprise.
Oui, personnellement en tant que manager, je porte une grande attention aux compétences des salariés, comme vous le dites, c’est là que ce niche la plus-value pour l’entreprise.
Bonne vision, proche d’une démarche qui me préoccupe depuis le début de ce siècle.