Après en avoir lu une bonne centaine, je suis arrivé à la conclusion que, au final, il y a deux types de business books. Il y a ceux qui racontent des histoires de première main et les autres. J’ai perdu beaucoup d’intérêt pour les ouvrages de chercheurs ou de consultants qui racontent les histoires qu’ils n’ont pas personnellement vécues, dans des entreprises dans lesquelles ils n’ont pas exercé. Dans ces ouvrages, on a du mal à distinguer ce qui relève de la réalité de la situation et ce qui relève du story-telling de l’auteur qui présente les choses de telle sorte à confirmer ses arguments. La richesse de l’expérience vécue apporte un éclairage bien plus authentique, même si là aussi la tentation de l’enrobage narratif peut-être forte.
La Stratégie Lean, le nouvel essai coécrit par Michael Ballé, fait absolument partie de la première catégorie. Encore une fois il s’agit d’un live écrit à plusieurs mains avec ici Daniel T. Jones (co-auteur des ouvrages classiques sur le sujet), Jacques Chaize (ancien CEO) et Orrest Fiume (directeur financier de Wiremold, l’entreprise de l’auteur du Virage Lean Art Byrne). Un ouvrage essentiel en ce qu’il offre une alternative crédible et validée à une pensée unique de la stratégie d’entreprise alignée sur Michael E. Porter et la culture des MBA.
Notons que les quatre auteurs de cet ouvrage essentiel animeront une table ronde lors du Lean Summit de Lyon le 27 Mars 2018.
Délaissant la forme narrative et fictionnelle, La Stratégie Lean est un ouvrage business plus classique que la trilogie Gold Mine / The Lean Manager / Lead With Respect. L’idée clef de l’ouvrage est de montrer que le Lean est bien plus qu’un ensemble d’outils ou de méthodes pour améliorer la performance opérationnelle de l’entreprise. La proposition est que le Lean est la stratégie de développement de l’entreprise.
Un ouvrage clair et profond, encore une fois traversé par les fulgurances de Michael et Dan Jones dont la lecture du monde l’entreprise est incomparable dans leur puissance évocatrice et dans la finesse des observations.
Nous avons la chance d’avoir pu nous entretenir avec Michael de cet ouvrage majeur qui vient de sortir en français. Un entretien fleuve articulé autour de plusieurs thématiques : le positonnement de cet ouvrage dans la bibliographie de l’auteur : le problème observé aujourd’hui dans l’approche stratégique des entreprises ; la stratégie lean ; le développement produit et enfin le lean et le numérique.
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Bibliographie
Comment se positionne votre livre La Stratégie Lean dans votre bibliographie ? Dans quelle mesure complémente-t-elle la trilogie Gold Mine / Lean Manager / Lead With Respect ?
C’est un projet que Dan Jones et moi avions envisagé il y a plus de dix ans. Dan venait de publier Lean Solutions, et m’avait grandement soutenu pour la publication de The Gold Mine. Nous pensions qu’il fallait compléter la trilogie Machine That Changed The World, Lean Thinking et Lean Solutions par un véritable business book montrant le Lean comme une démarche d’entreprise, et pas que organisationnelle – et en insistant plus sur la partie financière (de top line au bottom line) du Lean.
Nous avons essayé quelques tentatives, mais tombions trop dans les redites. Quelques années plus tard, lorsque Jacques Chaize à pris sa retraite de SOCLA, nous avons commencé à travailler à un livre « Lead, Lean, Learn » sur son expérience avec le Lean, pour insister sur la partie centrée sur les personnes (people-centric) et l’apprentissage. Au bout de trois ou quatre versions non abouties, nous avons partagé ce que nous avions avec Dan qui a tout de suite été enthousiasmé – cette aspect people-centric est quelque chose qu’il cherchait à exprimer depuis longtemps.
Sur le côté business, Orry Fiume s’était convaincu lui-même qu’ayant coécrit Real Numbers, il en avait fini avec les livres, mais il s’est retrouvé à relire les premiers jets du Lean Turnaround de son ancien CEO et ami, Art Byrne, et à réfléchir à nouveau à la présentation financière du Lean. Comme nous discutions souvent de la dimension stratégique du Lean, un point de vue partagé par Art Byrne et mon père Freddy Ballé, deux des principaux CEO pionniers du Lean, nous avons partagé les versions du manuscrit que nous avions et Orry s’est trouvé embarqué dans le projet.
Pourtant, nous avions le sentiment de tourner un peu en rond – nous étions en fait très ancrés sur les 5 principes de Lean Thinking, valeur, flux de valeur, fluidité, tirer, perfection, et avions du mal à mettre le doigt sur ce que nous cherchions vraiment à exprimer de nos expériences terrain : le « Gemba thinking » et le fait qu’en Lean on commence par agir pour comprendre, on comprend en apprenant en faisant, « avec les mains » – une idée centrale de mon père.
Lors d’une visite de l’usine Toyota de Taïwan et d’une discussion fortuite avec Joe Lee, le spécialiste TPS de l’usine et son propre sensei, Takehiko Harada, l’auteur de Management Lessons of Taiichi Ohno, l’idée m’est venu que nos difficultés étaient plus profondes encore. Il fallait saisir un paradigme mental qui ne commençait pas par un diagnostic sur papier (style VSM) mais par des actions d’amélioration concrètes sur le terrain (kaizen). De plus, nous avions cette conviction que la transformation ne venait pas de solutions géniales de leaders, bien ficelées, sur papier, qu’il fallait ensuite mettre en place en staffant des gens pour dérouler le plan d’actions. Nous pensions au contraire, qu’il était important de choisir les personnes qui nous aideraient à résoudre les problèmes, formuler les challenges ensemble de manière à les rendre intelligibles pour tous les employés et coconstruire des solutions avec eux.
Une fois que nous avons compris que Lean Thinking (l’intuition originale de Jim et Dan – la pensée Lean) est une révolution cognitive avant d’être un changement organisationnel, le livre s’est écrit tout seul.
The Lean Strategy s’inscrit donc davantage dans la continuité de Machine That Changed The World, Lean Thinking et Lean Solutions,.
Pour quelle raison avoir abandonné le choix éditorial de la fiction qui était celui de cette trilogie ?
Ce n’est pas un abandon, juste une autre façon de parler de la même chose. Le quatrième tome des aventures de Phil, Andy et Amy est en chantier depuis longtemps, mais je ne trouve pas encore la clé d’entrée… watch this space :^)
Encore une fois vous écrivez en équipe. Quel était l’objectif de cette composition à plusieurs mains ? Dans quelle mesure cet objectif est-il atteint avec La Stratégie Lean ?
Nous écrivons comme nous réfléchissons : à plusieurs. Chacun de nous à une perspective particulière, et un style qui lui est propre. Dan est le cofondateur du Lean, je suis à l’origine chercheur en sociologie cognitive, Jacques a été longtemps CEO et est maintenant chairman d’un conseil d’administration, Orry directeur financier – ce sont des regards uniques sur le même objet : la transformation Lean. Par ailleurs, une de nos satisfactions est qu’en se relisant, nous ne savons pas distinguer qu’est-ce qui vient de qui. On y retrouve ma façon un peu brutale d’exprimer des idées, la finesse de Dan, l’élégance de Jacques et le pragmatisme d’Orry. L’écriture même du livre a été une expérience incroyablement enrichissante, et nous a forcés à aller au-delà de nos idées établies pour explorer plus profondément ce que « Lean » voulait vraiment dire.
Problèmes observés
Vous dites que le modèle industriel dominant du monde du travail n’a pas tenu toutes ses promesses. Pouvez-vous développer ce point ? Quelle était la promesse et quels sont les signes qui montrent que nous en sommes loin ?
J’anime un serious game depuis plus de vingt ans, je viens de le faire cette semaine en Islande et, qu’il se déroule au Brésil, en Hongrie, en Chine ou au bout du monde à Reykjavik, les réactions des participants sont incroyablement similaires.
La force du conditionnement au modèle bureaucratique est juste étonnante :
- Spécialisation étroite des rôles, et définition de la fonction pour que la personne s’efface au profit de son rôle ;
- Règles et processus impersonnels qui régissent le fonctionnement de l’organisation, qui ne peuvent être changés que par des experts, avec l’autorité du top management.
- Chaîne de commandement staffée par des spécialistes métiers choisis et promus par leur capacité à faire appliquer les instructions du haut aux équipes de terrain
Ces trois idées ont le grand mérite de permettre de construire de très grandes organisations, qui reflètent l’expansion coloniale du XIXe siècle et un besoin des entreprises mondialisées actuelles, mais il est aussi extrêmement inefficace et dispendieux. Les processus internes prennent le pas sur les besoins réels des clients, les fonctions n’ont d’autre but que d’upgrader leurs systèmes et défendre leur turf sans regard pour le dynamisme de l’entreprise dans son ensemble, le middle management étouffe tous les talents et combat toutes les remises en cause du terrain et les experts ne font pas la différence entre des technos « héritage » (qui marchent très bien et sur lesquelles il faut réinvestir) des technos « legacy » (qui nous empêchent d’adopter des innovations et qu’il faudrait abandonner : la dette technique). Ces quatre facteurs de « Big Company Disease » ont été identifiés comme inévitables par Toyota lors de leur croissance et le Lean est en quelque sorte un antidote.
La promesse du modèle industriel est parfaitement tenue : créer des grandes entreprises mécanistes qui dominent le monde par leur puissance. Tout comme la promesse de la ligne Maginot (pas de front à l’Est) a été tenue. Mais cette promesse est tenue au prix d’une lourdeur bureaucratique qui rend les entreprises vulnérables, et au prix d’un désengagement presque total des employés – à des niveaux jamais vus.
Chaque nouvelle vague de technologie destructure les marchés, avant que la poussière ne retombe et qu’on y voit plus clair. Avec l’Internet et l’intelligence artificielle nous vivons clairement une de ces périodes, et pourtant chacun de nous porte en lui la croyance en des règles bureaucratiques établies depuis le XIXe siècle. L’alternative – direction claire, initiative, compétence et leadership – est alléchante, et on voit bien qu’elle est plus adaptée à la situation actuelle, mais incompatible avec le modèle grosse boîte. Du coup, ça craque de partout.
Vous regrettez que la stratégie du management aujourd’hui est de privilégier les facteurs externes de croissance plutôt que l’amélioration interne. Comment expliquez-vous ce qui semble bien être de la résignation opérationnelle ?
Les dirigeants font ce qu’ils savent faire. Dans notre expérience cumulée, nous reconnaissons quatre grandes stratégies de croissance : 1/ le Business Development, aller chercher des nouveaux marchés et réduire les coûts de production ; 2/ la finance, voir l’entreprise comme un produit et « créer de la valeur » au moment de l’achat et de la revente des activités, 3/ l’innovation, espérer tomber sur une technologie révolutionnaire et l’exploiter, souvent par du business development, et 4/ bien faire tourner son entreprise, en engagent les talents et passions de tous les collaborateurs.
Un CEO sait souvent bien mener l’une de ces stratégies, et s’intéresse à une deuxième par la force des choses. Très rares sont les CEOs qui maîtrisent les quatre. La pensée Lean est une opportunité pour les CEOs attirés par la quatrième stratégie, de bien faire tourner leur entreprise pour intégrer les trois premières en se dotant d’une méthode concrète de le faire – le Lean.
Nous n’avons pas d’opinion sur les autres stratégies, au-delà d’essayer d’en comprendre les avantages et les inconvénients, les trade-offs pour parler Lean, mais nous essayons surtout de partager l’opportunité que représente une stratégie Lean dans un univers concurrentiel dominé par ces façons de penser.
Il ne s’agit pas de religion – c’est une manière structurée de se distinguer et d’aller chercher un avantage concurrentiel là où les autres ne le voient pas. C’est bien pour cela que nous abordons le Lean comme une stratégie de business et non un dogme organisationnel.
Vous parlez à plusieurs reprises de progrès dynamique que vous opposez à l’optimisation statique. Comment définissez ces deux visions et comment expliquez-vous la supériorité du premier sur le second ?
Il faut revenir aux modèles mentaux qui structurent la pensée sur l’entreprise. Les fondateurs d’entreprise, par exemple, réfléchissent souvent en dynamique. Ils sont mus par une paranoïa optimiste qui leur fait penser que, en situation d’incertitude totale, il vaut mieux bouger plutôt qu’attendre, et il vaut mieux tenter de faire autre chose plutôt que de répéter ce qu’on a déjà essayé. Typiquement, face à un problème épineux, un entrepreneur va tenter plusieurs choses en essayant de trouver un point d’entrée dans le problème, puis, une fois qu’une de ces approches décoince la situation, va essayer d’entraîner ses équipes pour réagir vite et tirer avantage de l’opportunité.
Par contraste, un dirigeant professionnel va avant tout essayer d’optimiser la situation dont il ou elle hérite, en maximisant la productivité de ce qui est déjà là sans aller chercher des opportunités « out of the box ». C’est ainsi que de restructuration en réorganisation en programme de changement, ces dirigeants arrivent à déliter complètement la valeur des services qu’on leur a confié.
Le Lean que nous avons appris de Toyota consiste en quatre chose
- Find : résoudre des problèmes concrets de terrain pour distinguer les problèmes qui se dénouent facilement de ceux qui reviennent, qui cachent des sujets durs, auxquels tous les concurrents seront confrontés, pour…
- Face : faire face à ces challenges, avec l’ensemble des fonctions, et avoir le courage d’affronter des sujets difficiles ensemble, malgré les intérêts fonctionnels divergents pour aller chercher des solutions efficaces, même si non optimisées pour telle ou telle fonction.
- Frame : il s’agit ensuite d’exprimer ces challenges de manière à ce que tous les employés, du CEO au réceptionniste comprenne ce que l’entreprise essaye de faire, comme par exemple, « client une fois, client toujours » ou « réduire le lead-time entre la demande et la réponse » pour que chacun, à son niveau, puisse faire preuve d’initiative pour aller dans le sens de résoudre ces challenges, de manière à
- Form : coconstruire les solutions avec tout le monde.
Par exemple un tel cadre pour le kaizen est exprimé par Takehiko Harada : « rapprocher l’activité de la valeur dans le processus final ». On voit bien qu’avec un tel cadre en tête il est possible d’évaluer et d’orienter les activités kaizen des équipes : votre idée nous permet-elle de rapprocher l’activité de la création de valeur finale pour le client ? Ou au contraire, l’idée paraît-elle bonne mais nous éloigne-t-elle de l’activité du client ? Ces cadres sont essentiels à l’implication de tout le monde dans une dynamique d’amélioration, tous les jours, partout.
Une approche dynamique nous permet de, premièrement, clarifier les challenges stratégiques pour tout le monde – orienter les énergies dans un même sens, quelles que soient les difficultés et conditions spécifiques rencontrées localement sur le terrain. Ceci nous permet également de repérer les personnes qui ont de l’initiative et de la jugeote à tous les niveaux (un problème est en fait une opportunité de faire preuve d’initiative), et donc de les impliquer plus fortement dans la recherche de solutions auxquelles personne n’avait pensé auparavant.
L’idée est, pour reprendre une métaphore de Toyota, de voir l’entreprise comme un plan de tomate verte – jamais rouge, jamais mure. Il ne s’agit pas de construire une grande mécanique parfaitement réglée comme une horloge suisse, mais aussi du coup, rigide et immuable, mais au contraire une équipe avec un grand E, dynamique et agile, sans pour autant continuellement déstructurer les processus opérationnels qui délivrent de la valeur au client.
Dans le cas de Wiremold vous donnez cet exemple dans lequel les équipes de management sont plus occupées à trouver de nouveaux clients qu’à résoudre les problèmes des clients existants. N’est-ce pas là finalement un réflexe naturel ? En quoi est-ce dommageable pour l’entreprise en fin de compte ?
Le Wiremold d’avant Art Byrne ? Oui, la plupart des entreprises sont dans une fuite en avant de recherche de nouveaux clients, pour compenser ceux qu’elles perdent à la concurrence.
Une des idées fondatrices du Lean, qu’on a vu réalisée de manière spectaculaire par Jeff Bezos à Amazon, est de ne jamais, jamais perdre un client. Ceci a deux impacts pour l’entreprise : 1) offrir une gamme plus large (quand les besoins du client évoluent, il faut qu’il trouve son bonheur avec nous) et 2) offrir des produits plus robustes que la concurrence à des prix raisonnables (que le client n’ait pas de raison, par agacement, d’essayer un produit concurrent ou une technologie de substitution).
Du coup, cela pose trois questions au cœur du Lean : comment développer la qualité et la flexibilité de chaque activité, tout en continuant à trouver des sources de productivité ?
Et c’est bien là tout le génie d’une approche Lean – en impliquant l’énergie, l’ingéniosité et l’initiative de chacun pour servir les clients finaux (et internes) en plus d’offres et plus de robustesse sans augmenter les prix, on créé des fonds de commerce loyaux et qui font notre propre publicité auprès d’autres clients. Par ailleurs, la croissance étant organique, elle est beaucoup plus facilement gérable que par un gros push commercial qu’il faut ensuite assumer opérationnellement.
Un des points de départ de Toyota a été l’idée de takt time – inverser notion de cadence pour servir non pas tant de clients sur telle période, mais un client tout les tant de secondes ou minutes (pour B2C) ou jours ou semaines (pour le B2B). Du coup, toute l’entreprise peut se caler sur ce tempo qui permet une meilleure coordination entre les fonctions, et permet de résoudre les problèmes un par un. L’acquisition de nouveaux clients accélère le tempo, et si elle se fait progressivement, permet de gérer la croissance de manière organique. En revanche, la perte de clients existants est une catastrophe car elle ralentit le tempo, et génère de la surcapacité partout, alourdissant ainsi les coûts du capital employé – et conduisant souvent les équipes de directions à des opérations de réduction des coûts de fonctionnement qui ne font qu’empirer les choses.
L’idée est donc bien de conserver absolument les clients existants en les traitant comme des amis qu’on aide à résoudre LEURS problèmes, et d’acquérir ainsi, par réputation, des clients nouveaux pour croitre de manière durable et rentable.
La Stratégie Lean
La stratégie que vous préconisez est celle de l’entreprise apprenante qui, si vous me le permettez, est un peu une marotte que l’on entend beaucoup au sein des organisations, en particulier depuis le travail de Peter Singer dans The Fifth Discipline. Qu’apporte le Lean que toutes les autres déclinaisons un peu fumeuses de cette approche n’apportent pas vraiment ?
Le Lean apporte une vraie pratique de l’apprentissage – et c’est aussi pourquoi tout le monde cherche à contourner les fondamentaux : ils sont contraignants.
Par exemple, on ne peut pas faire de Lean sans kanban, pas plus qu’on ne sait faire d’astronomie sans télescope ou de biologie sans microscope (oui, on peut, mais c’est alors de la philosophie). Le kanban permet de :
- Faire face aux demandes dans l’ordre et au rythme auxquelles elles arrivent (qu’on ait envie de le faire ou pas).
- Répondre avec un produit ou service bon, exact, précis ; ne pas laisser passer de la non qualité en pensant que ça fait partie du coût de faire du business ou qu’on rattrapera plus tard.
- Mesurer le temps de réponse et s’interroger dès que celui-ci est plus long que la normale : quel obstacle avons-nous rencontré ? Où avons-nous fait différemment ? Quelle initiative permettrait-elle de résoudre le problème ?
- Réduire le temps de réponse pour rapprocher la valeur du client : quelles « non-valeur ajoutée » sont-elles tellement inscrites dans notre façon de faire qu’on considère que c’est normal et qu’on ne peut rien y faire ? Quelle idée créative nous permettrait d’alléger le processus et répondre plus vite à la demande, sans s’alourdir de stocks, backlogs, etc., et sans prendre de risques qualité ?
La vraie question de l’apprentissage est de savoir reconnaître ce qu’on cherche à apprendre. Se servir d’un kanban pour remplacer le système de gestion de production actuel ne nous mènera pas loin. En revanche, se servir du kanban pour distinguer ce qu’on sait livrer facilement et ce qu’on ne sait pas, avoir plus d’initiatives et ensuite étudier ces initiatives pour voir si on s’y prend de la bonne manière permet de créer une pratique concrète d’apprentissage en « double boucle » et est très puissant.
Pouvez-vous détailler ce principe de l’hélicoptère que vous enjoignez les dirigeants à faire : confronter la stratégie aux faits opérationnels. Comment le dirigeant d’une grande entreprise peut-il faire cela ? Que cela lui apporte-t-il ?
Lorsqu’on visite des usines avec mon père, Freddy Ballé, il nous perd à deux niveaux : il est capable de regarder les opérations dans un détail toujours plus fin sur là où l’outil touche la pièce, ou là où l’ingénieur fait un choix de conception, puis après d’avoir une compréhension plus stratégique de l’entreprise, à plus haut niveau, sur le plus long terme.
On apprend qu’en se forçant à passer sans arrêt du détail des opérations de terrain (en situation, par l’observation) à des raisonnements stratégiques (souvent par des discussions à bâtons rompus) on découvre des aspects qu’on n’avait simplement pas vus. On ne sait pas ce qu’on ne sait pas, mais pire, le plus souvent on n’écoute pas ce qu’on ne sait pas.
La pratique de l’hélicoptère permet de développer une vision plus compète de la situation, de stimuler la curiosité sur ce qui se passe vraiment et crée de véritables occasions d’inspiration, de « aha ! moments » quand, enfin, on comprend ce qui se passe.
Inversement, sans pratiquer l’hélicoptère, notre tête nous embarque dans des « toboggans cognitifs » où quelque soit l’observation, on retombe toujours sur les mêmes conclusions – celles dont on était déjà persuadés. Se forcer à pratiquer l’hélicoptère est essentiel pour travailler l’ouverture d’esprit et apprendre à penser par soi-même.
Votre approche des 4 “F” (Find, Face, Frame and Form) que vous opposez aux 4 “D” (Define, Decide, Drive, Deal) semble d’une grande évidence quand vous l’expliquez dans le livre. Pourtant dans les faits ce n’est pas le cas (en particulier pour le Face qui est une confrontation brutale à la réalité opérationnelle). Comment expliquez-vous qu’il soit si difficile d’amener des dirigeants à cette démarche ?
À vrai dire, les dirigeants sont ceux pour qui Find-Face-Frame-Form semble le plus naturel, pour peu qu’ils prennent le temps d’y réfléchir. Le dirigeant a généralement à cœur de réussir. Mais il a aussi l’expérience douloureuse du fait que toutes ses décisions ne se terminent pas par de bons résultats. Il est donc assez ouvert pour regarder les choses différemment. Les dirigeants sont par ailleurs souvent très occupés, et la difficulté est plus de trouver le temps de leur présenter le concept et d’expliquer un nouveau mode de raisonnement. Mais ils s’en emparent plutôt vite.
La difficulté est plutôt au niveau des directeurs de départements qui se voient comme les garants de leur fonction et des logiques fonctionnelles (les Best Practices en marketing, RH, finance, etc.) et en plus ont pour mission d’appliquer les décisions du dirigeant. Les directeurs de départements sont tellement ancrés dans Define, Decide, Drive, Deal, et plus particulièrement Drive, étant donné qu’ils ont souvent été embauchés ou promus pour cela, qu’ils ont beaucoup de mal à voir des alternatives.
Le développement des personnes est central au Lean, ce qui signifie essentiellement développer leur jugeote en approfondissant leur savoir technique et en encourageant leur esprit d’initiative, et en les poussant à apprendre à mieux travailler avec d’autres, au-delà des frontières du métier. Le Lean a de nombreux outils pour développer l’autonomie en soutenant l’engagement et l’implication des collaborateurs. Au niveau du dirigeant, cela signifie traiter ses directeurs en collègues et non pas en exécutants de décisions. D’après mon expérience, le dirigeant trouve ça plutôt sympa et est souvent prêt à le faire – le 4F le lui permet. Par contre il ou elle bute souvent sur des directeurs fonctionnels qui refusent de sortir de leur rôle étroit et d’apprendre à faire face aux problèmes de fond de l’entreprise en travaillant mieux ensemble. Inversement, lorsque ceci se produit, tout devient magique, le Frame menant au Form, c’est à dire une véritable co-construction des solutions de l’entreprise avec tous les collaborateurs.
Vous accompagnez depuis de longues années des dirigeants dans la mise en œuvre de cette stratégie. Avez-vous des anecdotes illustrant cette notion de Face grâce à laquelle le dirigeant a pu subséquemment ajuster sa stratégie pour obtenir ensuite de meilleurs résultats ?
Lorsque Christophe Riboulet, PDG d’une PME qui fabrique des machines très techniques pour l’industrie pharmaceutique fait face au fait que les deux concurrents qui dominent le marché sont japonais et coréens, sur un marché mondial de vente de machines chères et high-tech, sa stratégie change. Jusque là il se posait des questions en termes de segments, de pays et d’avoir une offre adaptée pour chaque segment et pays.
Après il se pose la question de pourquoi un client taïwanais achèterait-il une machine Proditec plutôt qu’une machine japonaise ? Lorsqu’il perçoit que la seule réponse est le prix : nos machines sont moins performantes mais moins chères, il se rend compte que dans une période de pression structurelle sur les prix du marché, il ne s’en sortira jamais.
Il change donc d’avis, et anime ses équipes autour du frame « offrir une machine concurrente à la machine japonaise », cette simple redéfinition de la question change du tout au tout l’ordre des sujets qu’on aborde et comment on y va. Quelques années plus tard, sur certains contrats, Proditec est choisi plutôt que le concurrent japonais – ce sont de vraies victoires. En revanche, connaissant la culture de travail en Asie, on sait également qu’il n’est jamais possible de se reposer sur un acquis.
Autre exemple, lorsque les frères Clerico, CEO et COO de Tokheim Italia, une entreprise de vente et de maintenance de pompes à essence se rendent compte que les pétroliers sont en train de se désinvestir de leur réseau de stations essence en Italie, il peuvent soit continuer à baisser leurs prix pour passer dans des appels d’offres de plus en plus déraisonnables, soit faire face au fait qu’à un horizon de trois ans ils vont perdre tous les contrats à marge qui les font vivre aujourd’hui.
Ayant fait face à l’énormité de la tâche, ils s’attèlent à mieux connaître et convaincre les propriétaires de stations indépendantes, les chaînes de supermarchés et ainsi de suite et à flexibiliser la réponse interne aux demandes d’une base de clients beaucoup plus disparate. Au final, ce pivot leur permet de maintenir leur chiffre d’affaires global (en ayant perdu progressivement les grands contrats pétroliers) tout en augmentant leur rentabilité car les indépendants sont moins obsédés par la pression sur les prix (des acheteurs des grands groupes) s’ils sont satisfaits du service. En revanche, le Frame est « ne jamais perdre un client indépendant » ce qui signifie un effort constant d’amélioration de la réponse, de réduction du lead-time et de flexibilisation des ressources internes.
En conclusion de La Stratégie Lean, vous comparez les cinq questions du stratège historique des grandes organisations (Michael Porter et les cinq forces) aux cinq questions que pose le Lean. Pour quelle raison pensez-vous que ces dernières sont plus appliquées au monde du 21e siècle ?
Pour être exact, nous ne pensons pas qu’un cadre de réflexion est bon ou mauvais dans l’absolu. Nous sommes persuadés que la réalité est complexe et mystérieuse et que la meilleure chance de comprendre ce qui se passe tient à appliquer plusieurs cadres. Les soucis arrivent lorsqu’un cadre devient tellement dominant que plus personne ne se rend compte qu’il ne s’agit que d’un cadre – comme de porter des lunettes de soleil la nuit.
Les questions de Porter sont toujours valides, mais prises au pied de la lettre elles aboutissent à la pensée stratégique dominante d’aujourd’hui : les opérations sont une commodité, la compétitivité tient au pouvoir qu’on a sur les clients, les fournisseurs, les employés, la technologie, etc. C’est ainsi que de grandes entreprises vont racheter des petites entreprises innovantes pour étouffer l’innovation et protéger leurs quasi-monopoles.
Sans le recul nécessaire, les stratégies recommandées par Porter mènent essentiellement à 1/ une domination par les coûts et 2/ une différentiation par la focalisation sur des segments étroits. Nous pensons que dans une période aussi turbulente que la période actuelle dans laquelle les besoins des clients changent parce que la technologie évolue de manière imprévisible et dans laquelle la concurrence est vraiment mondiale, tant entre offres nationales qu’entre technologies, choisir (Define, Decide) et se focaliser (Drive) sur des positions étroites est extrêmement dangereux – et dans les grandes entreprises, conduit aux absurdités qu’on connaît tous.
Une stratégie Lean qui consiste à convaincre les clients existants de rester clients en leur offrant une gamme plus large, plus souvent renouvelée de produits ou services plus robustes nous paraît plus pérenne dans la situation actuelle. Une telle stratégie nécessite en revanche de se pencher quotidiennement sur la qualité et la flexibilité des opérations, ce qui nécessite l’engagement et l’implication de tous. Du coup, les opérations – et surtout les gens qui les réalisent – ne sont plus du tout des commodités qui s’achètent ou se vendent, mais chaque personne compte avec sa perspective propre, son expérience, ses savoir-faire, son énergie et ses idées créatives.
Une autre particularité de la pensée de Porter est que l’exécution n’aurait pas d’importance par rapport à la stratégie : l’exécution parfaite d’une stratégie médiocre n’apporte pas d’avantage concurrentiel durable – parce que l’exécution peut s’acheter en solutions clé-en-main sur le marché ou se copier par du benchmarking. A contrario, la pensée Lean refuse cette distinction stratégie/exécution car nous pensons que les capacités opérationnelles ouvrent des opportunités stratégiques et inversement ces capabilités [développement de nouvelles compétences pour créer de la valeur] ne sont développées (parce que c’est dur) que si elles sont vues comme stratégiques. La pensée Lean est dynamique et centrée sur les gens, c’est à dire sur l’apprentissage tant opérationnel que stratégique, plus que sur l’optimisation statique.
Au final s’agit-il vraiment d’une stratégie d’entreprise ? Celle-ci peut consister à développer telle nouvelle activité, s’implanter dans telle région, s’engager sur tel nouveau marché. Dans quelle mesure la stratégie Lean telle que vous la décrivez n’est-elle pas simplement une stratégie opérationnelle ?
L’idée même qu’une stratégie consiste à développer une nouvelle activité, s’implanter dans une région ou s’engager sur un nouveau marché reflète bien à quel point le modèle de Porter domine les esprits.
Nous pensons que suivre ses clients existants, faire face à nos problèmes pour leur offrir plus de choix, plus de satisfaction, une meilleure qualité et des prix raisonnables est aussi une stratégie. Nous pensons que chaque client renouvelle son achat à un certain rythme et que s’il ou elle continue à acheter chez nous et qu’il ou elle est complètement satisfait, nous aurons un business durable et rentable. Nous pensons aussi que des clients complètement satisfaits nous amèneront leurs amis et collègues.
Les entreprises évoluent dans un écosystème complexe et rechercher un avantage concurrentiel ne peut se faire indépendamment des autres intervenants. La dynamique, telle que nous l’avons décrite dans les trois boucles, provient du fait que l’entreprise doit contribuer à son écosystème, lequel la nourrit en retour. Ceci nous porte à penser que des innovations hybrides (par exemple, l’iPhone est en fait un hybride de téléphone et d’ordinateur portable) sont toujours plus faciles à absorber par l’écosystème que des percées spectaculaires mais souvent éphémères.
Pour ce faire, nous devons affronter nos difficultés avec l’idée qu’il faut doubler ce qui va bien et réduire de moitié ce qui n’est pas satisfaisant. En pratique, cela signifie améliorer la qualité et flexibiliser les opérations par l’engagement de tous au quotidien dans le kaizen, pour dégager des ressources sur les opérations existantes – ressources qui seront immédiatement réinvesties dans des offres nouvelles pour continuer à satisfaire nos clients.
Nous pensons que cette stratégie Lean en est une au même titre que celle de Porter (activités, segment, marchés, etc.) en est une, et que, comme les exemples du livre le montrent – et ainsi qu’on peut voir dans les deux cas évoqués plus haut – une stratégie Lean permet aux dirigeants de pivoter plus facilement quand la structure de leurs marchés change, ce qui se produit quotidiennement aujourd’hui.
Plus profondément, une pensée stratégique qui a pour point de départ de mieux s’orienter dans des contextes incertains, volatiles et ambiguës, qui souhaite développer plus d’initiatives, des savoir-faire clé, et de leadership pour mieux travailler avec employés et alliés, n’a rien de nouveau. C’est un des éléments majeurs de la réflexion sur la stratégie depuis le XIXe siècle – par opposition à des stratégies fondées sur le pouvoir et le contrôle des activités et des comportements, comme celle de Porter. Nous n’avons, au final, rien inventé – nous n’avons fait que reconnaître dans le Lean, en étudiant l’exemple de Toyota et des dirigeants qui s’en sont inspirés, qu’une autre forme de stratégie, plus dynamique que statique, et plus centrée sur les personnes que sur l’organisation mécanique des activités.
Penser pour changer
Vous dites que le Lean demande à tous les employés de penser son travail, d’être mindful (que l’on pourrait traduire par “travailler en pleine conscience”) et d’être inventif. Dans l’économie de la connaissance ne s’agit-il pas d’injonctions déjà entendues ? En quoi le Lean permet-il de s’assurer que chacun met à l’œuvre chaque jour ces principes ?
Pour passer de l’intention à la réalisation pratique il faut créer un environnement de travail dans lequel tout ceci peut se pratiquer en confiance, dans le travail de tous les jours. Depuis ses origines le Lean se fonde sur respect for humanity : donner aux personnes elles-mêmes le contrôle de leurs ateliers et de leurs espaces de travail, dans le cadre du flux tiré lissé en juste-à-temps.
Cela signifie partir de la personne elle-même et s’assurer qu’elle fait partie d’une équipe stable dans laquelle elle se sent en confiance : elle peut prendre la responsabilité de son travail sans craindre qu’on lui demande l’impossible, elle peut signaler des difficultés, confiante qu’une chaîne d’aide est en place pour l’aider et elle peut exprimer ses opinions ou ses humeurs sans craindre de représailles de la part des autres membres de l’équipe ou de son management.
Pour maintenir ces équipes stables, le rôle du team leader est essentiel : il ne s’agit pas d’un manager, mais d’un membre de l’équipe avec un rôle particulier de coordination et d’aide. Le team leader anime la réunion de démarrage d’équipe, le 5S de la zone en équipe et aide en mettant la main à la pâte quand quelqu’un se sent en difficulté. Pour ce faire, le team leader doit maîtriser les standards de l’activité, sans pour autant nécessairement être le meilleur en tout.
Le 5S en équipe permet à l’équipe de s’approprier son espace de travail et de s’organiser pour que tout se passe de la manière la plus fluide possible. Il s’agit surtout de développer et soutenir les micro décisions (si ce matériel est inutile, jetez-le, s’il doit être positionné autrement, allez-y) et les initiatives concrètes, tout en s’assurant que tout le monde dans l’équipe est d’accord. Le 4e S permet également à l’équipe d’établir ses propres règles de fonctionnement et de les faire évoluer ensemble.
La résolution de problèmes animée par le team leader est l’occasion d’étudier les standards en regardant les cas où un problème s’est produit en le formulant comme un écart au standard : soit le standard était inexistant, mal connu ou pas adapté à la situation, ou encore mal interprété en contexte par la personne, et une discussion menée de concert permet de continuellement clarifier les standards, les remettre en cause et les faire évoluer. La résolution de problèmes et la formation aux standards conduisent, si animés dans ce sens par le team leader, à des suggestions et des idées créatives.
Le kaizen – la recherche de gains par petits pas, permet également aux équipes de s’approprier leurs modes de travail en cherchant à éliminer des mudas et améliorer leur façon de faire. C’est surtout l’occasion d’étudier les modes de travail existants, remettre en cause les parties qui causent de la variabilité ou n’ajoutent pas de valeur pour le client et apprendre à rapprocher la création de valeur du processus final. Cet effort collectif permet aux équipes de plus s’impliquer tant entre elles que dans leur travail et d’en renforcer le sens en approfondissant la relation de chacun avec son métier et avec sa contribution à la valeur pour les clients, internes ou externes.
Ces différentes techniques, si elles sont animées avec bon sens et soutenues par l’intérêt que porte le management à la résolution de problèmes techniques – ainsi que le soutien matériel le cas échéant – permet effectivement d’offrir de nombreuses opportunités d’attention et d’ingéniosité.
Au final, le Lean reste toujours difficile. Il nécessite de changer son point de vue sur son propre travail et voir l’inutilité de certaines pratiques que l’on avait jusqu’alors. Qu’est-ce qui peut permettre de rendre cela plus acceptable et moins douloureux pour les équipes ?
Comme le dit si bien mon coauteur Jacques Chaize : pour penser par soi-même, il faut d’abord apprendre à penser contre soi-même. Il veut dire par là que nos habitudes mentales sont profondément ancrées, et comme nous nous servons de notre esprit pour penser, il est bien difficile de les voir. Nos raisonnements habituels forment des sortes de toboggans mentaux qui font qu’une fois engagés, nos pensées glissent fort vite vers des conclusions habituelles.
La psychologie cognitive explique bien ces mécanismes. D’une part, ce qui est facile à traiter cognitivement nous apparaît subjectivement comme « vrai » alors que ce qui nécessite un effort de réflexion nous semble fragile, douteux ou faux. D’autre part, nous réduisons inconsciemment les situations complexes à la partie du problème que nous saurions résoudre. La pratique du Lean consiste à regarder toujours plus dans le détail, observer plus attentivement pour rechercher le véritable point de cause et se poser la question : pourquoi ? jusqu’à remonter à l’erreur de calcul dans le raisonnement. C’est, en fait, extrêmement exigeant pour des cerveaux qui ont évolué sur des millénaires pour trouver vite une solution satisfaisante et passer au problème suivant.
Du coup, il y a un véritable effort dans la pratique du Lean sur le terrain. Un effort du point de vue des employés qui sont souvent attachés à leurs habitudes de travail même lorsque celles-ci ne font pas sens (on voit bien ce qu’on perd en changeant de mode de fonctionnement, on voit mal ce qu’on gagne) – et pour qui se découvrir devant le management est une véritable difficulté et nécessite d’être en réelle confiance. Un effort également pour les grands managers qui doivent s’intéresser à un niveau de détail dont ils sont peu familiers et où ils ne se trouvent pas à leur avantage.
Inversement, bien que ces conversations restent intellectuellement difficiles lorsque le sujet est complexe, quand la pratique du Lean s’installe dans l’entreprise, les relations internes s’apaisent considérablement car chacun apprend à aborder les sujets techniques sans drame et en cherchant la cause du problème, pas les coupables. Les deux choses à faire sont, d’une part, être toujours conscient de l’environnement de confiance que le Lean nécessite – oui, certaines conversations seront émotionnellement chargées, c’est le signe que les personnes sont impliquées et sortent de leur zone de confort – et donc il faut que tout le monde soit confiant que ce qui se passe et ce qui est dit sur le terrain ne porte ni à évaluation, ni à conséquences. Par ailleurs, la clé de l’affaire sur le long terme est que les dirigeants s’intéressent réellement aux sujets techniques et aux difficultés concrètes de leurs équipes et donc perçus comme les équipes comme une source d’aide et non pas de difficulté supplémentaire.
Lean et développement produit
Vous parlez beaucoup dans le livre de développement produit, or l’ingénierie n’est pas un sujet qu’on associe souvent au Lean. Pourtant, si on lit votre ouvrage sous cet angle, on pourrait presque y voir un traité d’ingénierie plus que de manufacturing. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Absolument – bien sûr qu’il s’agit de conception des produits ! Lorsque Dan s’est penché sérieusement sur le projet de livre que nous avions démarré avec Jacques Chaize, nous sommes repartis du Système Qui Va Changer Le Monde et nous avons commencé par un hansei – une réflexion sur les idées que nous avons su faire passer dans le monde du Lean, et celles qui n’ont pas pris.
Il nous est apparu tout de suite que la grande majorité s’est emparée des outils du Lean pour améliorer la productivité du manufacturing mais a complètement raté la véritable promesse du Lean : satisfaire les clients par une gamme plus attractive, plus large, plus robuste et à un prix raisonnable – tout en gagnant de l’argent. La satisfaction des clients (et les coûts) sont à 90 % fixés en ingénierie, et l’impact du manufacturing sur la qualité et la livraison à l’heure est importante, certes, mais sa réelle marge de manœuvre est réduite.
Par exemple, si nous reprenons le premier cas de Lean que j’ai étudié il y a plus de vingt ans, qui est dans le livre, où Toyota intègre un de ses fournisseurs sur une ligne de couvercles de clignotants. En deux ans de travail, Toyota obtient une amélioration de productivité de 30 % (ainsi que, bien sûr, une amélioration de qualité et de rapidité de livraison). Est-ce bien ? En fait, 30 % de gain sur un coût de main d’œuvre qui correspond à 10 % du coût total de la pièce revient à 3 % du coût total – ce n’est pas mal, bien sur, mais n’importe quelle méthode d’amélioration opérationnelle aurait pu produire cela, pas besoin de Lean. En revanche, au renouvellement du produit, le nouveau boitier est conçu à 30 % de moins du coût total – que Toyota partage alors à part égale avec le fournisseur. Le gain de valeur est alors spectaculaire.
Ainsi, si l’on visite le musée Toyota à Toyota City, on voit un mur entier, souvent ignoré par les visiteurs fascinés par la mécanique du juste-à-temps, des courbes d’apprentissage sur les composants, des démarreurs aux batteries. Une automobile fait à peu près 30 000 pièces – les véritables gains proviennent bien entendu de l’ingénierie.
Et la méthode Toyota est là aussi unique. Un chief engineer est responsable du produit de bout en bout. Il ou elle est responsable 1/ de l’attractivité du produit (pas de pire gaspillage que de développer un produit dont les clients ne veulent pas), 2/ du coût total du produit (pas la peine de développer un nouveau produit trop cher pour le marché ou sur lequel on perd de l’argent) et 3/ des techniques de production spécifiques pour obtenir 1/ et 2/ particulièrement s’il s’agit de produits innovants.
La stratégie de valeur des produits est un élément clé de la stratégie Lean, et c’est pour cela que nous avons essayé d’insister tout au long du livre sur cette dimension (nous avons été jusqu’à inscrire les chief engineers et concepts produits des onze générations de Corolla dans le livre). Toutefois, une fois de plus la psychologie cognitive a raison et on ne trouve que ce que l’on cherche – peu de lecteurs ont jusqu’ici relevé cette dimension produit et l’importance des ingénieries dans une stratégie Lean.
Lean et Numérique
Comment expliquez-vous la formidable adhésion aux principes Lean de toute la communauté impliquée dans le numérique : Lean Startup, Kanban Method, Lean Software Development, Lean UX, DevOps qui se revendiquent du Lean, les coding dojos etc. ? Que trouvent-ils dans cette façon de voir le travail et pour quelle raison cela résonne de telle façon chez eux ?
La communauté informatique a toujours été proche du Lean, sous une forme ou une autre. Jeff Sutherland, l’un des signataires du manifeste agile explique que les techniques de Scrum ont été très largement influencée par la pensée Lean de l’époque. Kent Beck (l’inventeur des pratiques d’ingénierie Extreme Programming) a avoué de son côté s’être complètement retrouvé dans les livres de Taiichi Ohno.
Comme en manufacturing, je crois que tout le monde a vite vu l’intérêt de la partie submergée de l’iceberg : visualiser la demande, accélérer les livraisons, être plus précis sur les temps de cycles et faire disparaître les backlogs tout en animant les équipes de façon plus dynamique et fun.
En fait, pour revenir à mon point précédent de psychologie cognitive, beaucoup de gens ont tout de suite vu comment les outils Lean pouvaient être interprétés pour résoudre un problème qu’il se posaient déjà : la longueur des développements, l’insatisfaction des clients et la dérive des équipes. Ils se sont donc, à raison, inspirés de cette approche pour résoudre leur problème qu’on pourrait résumer à « un meilleur management des équipes pour plus de productivité » – un problème vieux comme le taylorisme. Et, en ce qui concerne le monde numérique, avec grand succès quand on se souvient de ce qu’étaient les DSI il y a vingt ans.
En revanche, le monde de l’agile au sens large est très largement passé à côté de la véritable promesse du Lean : de meilleurs produits moins chers. Pour cela, il faut comprendre cette approche plus profondément, avec ses cotés moins visibles que sont le jidoka (qualité) et l’ingénierie produit. Mais je suis optimiste de ce point de vue. Plusieurs enthousiastes des méthodes agiles reviennent vers le Lean pour se ressourcer et trouver de nouvelles pistes d’inspiration – comme on a pu voir dans le mouvement Lean Startup – et je suis certain qu’ils imagineront des choses incroyables. Je pense par exemple aux équipes de Theodo, un pure player du développement logiciel dont les dirigeants sont allés au Japon pour voir de visu les usines Toyota et qui sont maintenant en train d’explorer très en profondeur comment s’en inspirer davantage – comme on peut le lire ici.
Comment expliquer alors que le Lean souffre toujours d’un déficit d’image ? Une « ancienne méthode », plutôt « industrielle », moins glamour ou attirante de prime abord pour les plus jeunes générations que disons le Lean Startup, les méthodes agiles ou DevOps qui ne sont ni plus ni moins que des déclinaisons du Lean dans le monde numérique ?
Je ne sais pas si le Lean souffre d’un déficit d’image. Ce n’est rien par rapport à ce qu’on a connu quand nous avons démarré le Projet Lean Entreprise avec Godefroy Beauvallet à Telecom ParisTech en 2003 – il fallait entendre ce qui se disait sur le Lean à l’époque !
Le Lean est une méthode d’apprentissage par l’action très complète – je compare souvent le TPS à la table des éléments périodiques, et le Lean à de la chimie par opposition à l’alchimie. Par la force des choses, ce qui rend le Lean aussi puissant est une barrière à l’entrée – qui a envie de se taper ses cours de chimie de 1ère ? Ce n’est pas surprenant que ceux qui s’intéressent au Lean tombent sur des outils ou des idées qui leur permettent de résoudre le problème qu’ils ont en tête et qu’ils s’en entichent, ignorant le reste, souvent pour les ériger en méthode à part entière en lui donnant un nouveau nom.
Tout ceci est naturel et n’a pas beaucoup d’importance. Plus inquiétant est le fait fondamental que le Lean n’est rien d’autre qu’une recherche de traduction du paradigme inventé par Toyota, hors de chez Toyota et de l’industrie automobile. Or, Toyota continue à innover. Après la flexibilité et la qualité, le constructeur a changé le monde avec la performance énergétique des voitures hybrides et est maintenant fermement dans la course à la connectivité – et pourtant le monde du Lean ne s’y intéresse que très marginalement, attaché comme il est au problème de « mieux managers les équipes pour plus de productivité. »
Notre problème de communication principal reste d’expliquer qu’il n’y a pas de pire gaspillage, gâchis réellement, qu’un produit ou logiciel mal conçu qui n’obtient pas l’adhésion des clients. Une entreprise est avant tout ce qu’elle fait, et le Lean est une stratégie globale d’entreprise qui vise à satisfaire ses clients par des produits plus attractifs, qu’elle livrera bons du premier coup, à l’heure et en quantité requise.
Vous accompagnez aussi des dirigeants dans le monde du numérique. Quelle est la plus grande difficulté qu’ils rencontrent pour passer (pour le dire rapidement) des pratiques agiles à la pensée Lean ?
La conception du produit logiciel dans son ensemble – le lien entre l’attractivité pour le client (d’autant plus que le client de l’application est rarement l’utilisateur final) et l’architecture produit – ce qui s’exprime dans une mauvaise compréhension du kanban. La plupart interprètent le kanban, comme l’ont fait les industriels, comme une technique de gestion de production, et non comme une méthode pour révéler les problèmes et approfondir la réflexion sur le code lui-même. Une fois qu’ils l’ont vu, tout se passe très bien.
J’ai récemment coaché de jeunes entrepreneurs de startup en troisième année de HEC Paris et j’ai été très impressionné par l’écart entre, d’un côté leur formidable capacité d’assimilation (précise et profonde) des différents secteurs qu’ils abordaient avec leur produit (santé, transport, éducation, loisirs) et, d’autre part, leur difficulté à passer à une action concrète pour lister les obstacles principaux qui les bloquaient et valider rapidement leurs hypothèses business et/ou technique. Dans quelle mesure peut-on en déduire que notre système éducatif (basé sur la théorie et la capacité à apprendre et appliquer des solutions connues) est un obstacle pour la réussite de nos entreprises dans un monde de changements rapides dans lequel on doit explorer et expérimenter de nouvelles choses ?
Le Lean peut se résumer par la célèbre phrase « pour développer des produits, il faut commencer par développer des gens. » Développer, au sens du Lean, signifie développer l’autonomie de chacun à résoudre des problèmes au quotidien et constamment rechercher de meilleures façons de faire, en travaillant mieux avec des interlocuteurs au-delà de nos frontières métier. Il s’agit principalement de développer et encourager la jugeote, la curiosité, l’ingéniosité et l’initiative.
Notre système d’éducation est excellent pour apprendre les bases théoriques et la culture générale. En revanche, autant notre enseignement sait remplir les têtes, autant il ne prend pas en compte l’autre partie de la connaissance – que le savoir pertinent vienne à l’esprit en situation pour servir de guide à l’action. De ce point de vue, autant notre éducation sait effectivement apprendre à résoudre des problèmes connus avec des méthodes éprouvées, autant nos jeunes sont en difficulté quand il s’agit de dégrossir un problème nouveau ou de prendre des initiatives pragmatiques pour chercher une voie d’entrée. C’est effectivement un sujet.
Au-delà de cette question, comment pourrait évoluer ce système éducatif pour former des personnes qui soient plus opérationnelles dans le monde de l’entreprise ? Comment faire pour qu’il nous apprenne à apprendre, comme le fait selon vous le Lean ?
Je dois avouer que je n’en ai aucune idée. Du point de vue du Lean, les deux savoir-faire qui manquent le plus cruellement aux jeunes cadres sont : 1/ l’écoute et 2/ essayer de faire quelque chose pour apprendre en faisant. Il est clair que les systèmes d’éducation anglo-saxons développent beaucoup plus ces deux aspects, avec, d’une part, l’apprentissage de la communication, du travail ensemble, du show and tell à l’école primaire à la méthode des cas à l’université, et toujours, l’apprentissage pragmatique de « essaye, on verra bien. » Ces deux savoir-faire de base sont évidemment essentiels au Lean, mais je ne vois pas bien comment les introduire dans les programmes tels que l’enseignement est conçu aujourd’hui.
Pour ce qui est de la formation des adultes, en revanche, une découverte fondamentale de Toyota qui instruit toute la pensée Lean est qu’il est plus astucieux d’orienter le regard des personnes plutôt que toujours essayer de cadrer les comportements. C’est le but du management visuel, des gemba walks, des challenges, du kaizen, des A3 et ainsi de suite. En montrant clairement la direction dans laquelle nous essayons d’aller, et en nous intéressant aux avancées que les personnes font dans ce sens, chacun peut y mettre du sien pour nous aider, et nous pouvons ainsi co-construire des solutions innovantes calées sur la réalité des activités.
Avant de s’attaquer au système éducatif, il me semble plus urgent d’expliquer ce changement simple à l’encadrement pour créer l’espace de développement, de partage et de libération de la parole dont nous avons absolument besoin pour réussir une stratégie Lean et retrouver de la compétitivité sur les marchés mondiaux.
Mille mercis Michael pour ce très long entretien.
Cet article est extrait de l’ouvrage #hyperlean en action – pratiques du management à l’ère du numérique
La Stratégie Lean Créér un avantage compétitif, libérer l’innovation, assurer une croissance durable (Eyrolles; Édition : 1 – 22 février 2018)
The Lean Strategy Using lean to Create Competitive Advantage, Unleash Innovation and Deliver Sustainable Growth (McGraw-Hill Education; 1 edition – June 23, 2017)