Comme je l’expliquais dans un article précédent, je suis particulièrement sensible aux personnages tels que Nassim Nicholas Taleb.
Le libano-New-Yorkais présente des caractéristiques semblable à celles de nombreux auteurs que j’admire tels que Vladimir Nabokov ou Salman Rushdie en littérature, Matthew Crawford en philosophie ou encore David Heinemeier Hansson pour ce qui est des business books. Il s’agit d’un érudit polyglotte, autodidacte à l’esprit férocement libre, suffisamment sûr de sa réflexion pour ne pas ressentir le besoin d’une allégeance particulière envers des familles intellectuelles, ayant exercé plusieurs métiers, possédant plusieurs domaines d’expertise (pour Taleb : finance, culture classique grecque et latine, stoïcisme, mathématiques, médecine) qu’il parvient, contre toute attente, à relier de façon cohérente dans des oeuvres ambitieuses. Et enfin, un personnage peu commode avec un parti pris et des positions tranchées qu’il défend sans trop se soucier de ménager les sensibilités, dans le but de pourfendre des croyances.
Antifragile est le quatrième ouvrage de Taleb. Il fait suite au Bestseller “Le Cygne Noir” et constitue le coeur de sa série “Incerto” qui regroupe en plus des deux précités, “Le Hasard Sauvage” et “Le Lit de Procuste“.
Il s’agit d’une lecture fascinante du XXième siècle, offrant une perspective savante, brutale et unique. Difficile de résumer cet ouvrage abordant de multiples disciplines et champs de savoir : mathématiques, philosophie, économie, études classiques, art, finance, etc. Aussi proposons-nous ici quelques idées essentielles …
Faire un sort aux charlatans
En plus des origines aristocratiques dont il a fallu abandonner les privilèges pour l’exil en raison d’un événement historique brutal, Taleb partage aussi avec Nabokov un goût immodéré pour l’attaque frontale envers les charlatans : les psychanalystes du romancier russe sont remplacés ici par les cadres d’entreprises (les costumes vides), les économistes, les chercheurs d’école de commerce qui n’ont jamais développé une entreprise ni mis les idées qu’ils préconisent en action (les Soviet-Harvard), les banquiers, et, sa cible favorite, les fragilistas qui défendent des idées théoriques sans fondement selon l’auteur et causent de la fragilité : Friedman, Stiglitz, ou Alan Greenspan.
Le franc parler de l’auteur, les partis pris brutaux et le style peu commode lui ont attiré des critiques (en particulier du New York Times) mais le retour de flamme a été particulièrement douloureux pour la journaliste.
Antifragilité
L’antifgragilité de Taleb est donc la “propriété de systèmes qui se renforcent en conditions de chocs, et d’imprévus”. Ce qui n’est pas la même chose que résistance, qui ne s’abîme pas en condition de chocs mais qui ne se renforce pas non plus. L’exemple avancé pour illustrer ce principe est celui de l’hormèse qui montre qu’une “petite quantité d’une substance par ailleurs dangereuse mais pas trop, agit au profit de l’organisme et le bonifie dans l’ensemble parce qu’il déclenche des réactions excessives.”
Médiocristan et Extremistan
Le Médiocristan est une catégorie de hasards regroupant “des variations qui tendent à se neutraliser (grâce à la loi des grands groupes). L’Extrêmistan est une catégorie de hasards “indisciplinés” où règne la stabilité et où surviennent de temps à autres de graves bouleversements, des erreurs aux sérieuses conséquences. Le Médiocristan connait de nombreuses variations, dont aucune n’est extrême ; l’Extrêmistan en connait peu mais quand il y en a, elles sont extrêmes. L’exemple donné par l’auteur : la stabilité financière d’un chauffeur de taxi Vs. la carrière d’un cadre qui a une rémunération régulière jusqu’à ce qu’il perde son emploi et se retrouve dans une situation précaire à laquelle il n’est que peu préparé.
Les échecs de la planification
“Tout ce qui est assujetti à une planification tend à échouer précisément en raison du fait que les aléas d’un type soi-disant régulier sont rares mais graves et souvent dévastateurs quand ils se produisent ; (…) c’est un mythe que de croire que la planification aide les entreprises : (…) le monde est trop aléatoire et imprévisible pour qu’une ligne d’action soit fondée sur la visibilité du futur. La survie tient à une bonne interaction entre des aptitudes et des conditions environnementales.
Ayant vécu de l’intérieur deux naufrages d’entreprise (une start-up et une grande entreprise globalisée – SwissAir) j’ai développé une sensibilité à ces événements rares aux conséquences catastrophiques et une profonde appétence pour les approches lean et agile de management d’entreprise.
Phénoménologie Vs Théorie
Ce que les scientifiques appellent phénoménologie est l’observation d’une régularité empirique sans avoir recours à une théorie manifeste. (…) Les théories sont hyper fragiles, elles apparaissent et disparaissent (…) mais la phénoménologie demeure et j’ai du mal à croire qu’on ne se rend pas compte que la phénoménologie est robuste et utilisable et que les théories qui se donnent beaucoup d’importance ne sont pas fiables en matière de prise de décision, sauf dans le domaine de la physique.
Taleb explique ainsi que les grandes oeuvres architecturales antiques ont été construites sans recours à la théorie – celle-ci est venue après. Ainsi, le traité de Vitruve De Architectura, bible des architectes, écrites trois siècles après les Eléments d’Euclide, la pierre angulaire de la géométrie telle que nous la connaissons, ne fait que peu référence à la géométrie et aucune à Euclide. Y sont fait seulement référence à des heuristiques.
Il est particulièrement stimulant et paradoxal de lire qu’une personne aussi cultivée et instruite que Taleb rejette la théorie au profit des heuristiques.
Le concave et le convexe
Taleb expose l’asymétrie fondamentale, inspirée de Sénèque (il est, comme DHH et comme un grand nombre de penseurs du XXième siècle, un grand admirateur des stoïciens):
La fragilité implique qu’on a plus à perdre qu’à gagner, ce qui équivaut à plus d’inconvénients que d’avantages, et donc à une asymétrie défavorable ;
L’antifragilité implique qu’on a plus à gagner qu’à perdre, ce qui équivaut à plus d’avantages que d’inconvénients et donc à une asymétrie favorable.
Voir la courbe ci-dessous :
L’antifragilité se présente avec une courbe convexe. Si on avance et que l’on gagne, la courbe trace une exponentielle positive : on a beaucoup à gagner. En revanche, si on perd, on perd peu et la courbe tend vers une asymptote à faible pente négative. (première partie du diagramme ci-dessus). Pensez à une startup qui arrive avec un minimum de coûts (peu d’employés et d’investissements) à monnayer très cher la qualité d’implémentation de son idée – CapitaineTrain pour parler d’un cas déjà évoqué ici.
La fragilité se représente avec une courbe concave : si on avance et que l’on gagne, la courbe tend vers une asymptote à pente positive très faible : on a peu à gagner. En revanche, si on perd, la courbe traduit une courbe exponentielle négative : on a beaucoup à perdre. Il s’agit d’un cygne noir négatif. Pensez à un gros projet informatique telle qu’une implémentation de ERP qui tourne très mal. (deuxième partie du diagramme). Voir à ce sujet cet article de Bent Flyvberg dans la Harvard Business Review sur la prévalence des cygnes noirs négatifs dans l’informatique.
Complication et et simplicité de l’innovation
S’inspirant de l’exemple de la roue de valise (si utile et pourtant apparue si tardivement dans l’histoire de cette industrie des bagages) Taleb rappelle cette évidence inconfortable :
“Plus la découverte est simple et évidente, moins nous sommes équipés pour l’imaginer par des méthodes compliquées. Ce qui est significatif, et c’est là la clef, ne peut-être révélé que par la pratique. (…) Si les gouvernements et les universités ont fait si peu pour l’innovation et la découverte, c’est précisément parce que, outre leur rationalisme aveuglant, ils recherchent la complication, tout ce qui peut faire sensation, fut-elle épouvantable (…) la simplicité ne conduit pas à la gloire intellectuelle.”
Projets : le biais de confiance excessive et l’informatique
Taleb challenge le biais d’optimisme donné par Kahnemann parmi les biais cognitifs exposés dans son ouvrage Thinking, Fast and Slow. Ainsi Taleb parle du projet de l’édification du Crystal Palace de Londres pour l’exposition universelle de 1851. Un ouvrage gigantesque (564 mètres de long, 140 mètres de large) et une réalisation globale (conception jusqu’à l’ouverture en grande pompe) en neuf mois seulement.
“À l’époque, il n’y avait pas d’écoles de commerce pour enseigner ce que l’on appelle la “gestion de projet” et favoriser la confiance excessive des concepteurs. Les sociétés de consultants n’existaient pas. (…) Le coupable aujourd’hui c’est l’économie de l’information.”
Plus loin, s’appuyant encore sur le travail de Bent Flyvberg (voir cet article pour le Project Management Journal), Taleb rappelle que l’essentiel des dépassements de coûts des entreprises est lié aux grands projets technologiques.
Via negativa
Toute ma vie j’ai recouru à une heuristique d’une merveilleuse simplicité : les charlatans se reconnaissent au fait qu’ils vous donnent des conseils positifs et uniquement positifs, exploitant votre crédibilité et votre tendance à gober des recettes qui vous frappent par leur évidence, puis s’envolent quand vous les oubliez. (…)
Le principe essentiel de l’épistémologie que je préconise est donc le suivant : nous savons beaucoup mieux ce qui est faux que ce qui est juste (…) la connaissance négative (ce qui est faux, ce qui ne marche pas) est plus solide face à l’erreur que ce qui est juste, ce qui marche. La connaissance augmente donc beaucoup plus par soustraction que par addition. (…) La contribution la plus importante – et la plus solide – à la connaissance consiste à éliminer ce que l’on estime faux – épistémologie soustractive.
Cette très belle idée, à savoir que moins est plus, résonne avec l’impatience de Taleb pour la néomanie, cette fascination pour la technologie et un futur forcément meilleur. La page sur sa participation à plusieurs conférences de type TED est à ce titre à hurler de rire. Elle permet aussi de mieux comprendre sa mise à l’index des “interventionnistes naïfs” , qui invitent à toujours faire quelque chose alors que ce faisant on peut prendre le risque de grandes catastrophes, ce qu’on appelle en médecine la iatrogénèse.
Une lecture drôle, éclairante et provocante : hautement recommandée.