
Au détour d’une conversation animée sur LinkedIn, un expert lean international – dont je ne me rappelle plus le nom – recommanda aux contributeurs de la conversation qui souhaitent vraiment comprendre l’essence du Lean, la lecture des textes initiaux : Kaizen – The key to Japan’s competitive success (1986) et The Birth of Lean (2009 – mais qui regroupe des entretiens qui datent des années 80). Premier épisode de cette série avec un regard sur le second.
Perseverant organisationnal learning
Il s’agit d’un document rare et d’une grande valeur en ce qu’il regroupe des entretiens avec des personnes ayant contribué directement à la mise en oeuvre de ce système de production révolutionnaire : du savoir de première main. Eiji Toyoda et Taiichi Ohno bien sûr, mais aussi d’autres figures essentielles de la mise en oeuvre du TPS chez le constructeur automobile japonais (Kikuo Suzumura, Kaneyoshi Kusunoki ou Masao Nemoto) ou encore chez Dahiatsu (Michikazu Tanaka).
La perspective de l’ouvrage est expliquée dans la préface des deux auteurs Koichi Shimokawa et Takahiro Fujimoto :
“Description of both TPS (Toyota Production System) and TQC (Total Quaity Control) appear in official corporate histories and in works by industrial historians. Nearly all of those descriptions, however, are after the facts accounts that focus to a fault on the rationalization and the competitiveness that the systems engendered.“
Ce que met en exergue cette proposition est que l’on regarde les résultats du Lean comme une évidence post-rationalisée alors qu’il ne s’agit que d’un processus d’exploration et de découverte. Comme l’explique Kikuo Suzumura une figure légendaire du TPS : “The story I’m telling you is how things sound after we’ve figured out the logic. But we didn’t start with the logic“.
Si les auteurs évoquent les modes managériales que l’industrie automobile a vu passer ces quarante années, ils expliquent en quoi le système de Toyota est celui qui est resté le gold standard :
“The ability to nurture a capacity of perseverant organizational learning amid the chaos is arguably Toyota’s essential core competence.“
Une compétence dont ces entretiens ont décidé de déconstruire le secret.
Rendre le travail facile pour tous
Le premier pilier du système de production Toyota (TPS) est le jidoka (ou autonomation – l’arrêt au défaut par la machine) inventée par le fondateur de Toyoda (machines à tisser) – Sakichi Toyoda. Le second est le juste-à-temps, inventé par son fils Kiichiro, qui créa l’entreprise automobile (Toyota).
Taiichi Ohno est l’homme qui passa sa vie à mettre en oeuvre ces deux principes au sein de dizaines d’usines aux quatre coins du monde. Un personnage haut en couleur, à la détermination légendaire, qui a une sainte horreur de la théorie et des salles de réunion et dont ce blog a déjà largement parlé – que ce soit à travers ses mots ou ceux de ses disciples.
Une des intuitions géniales de Ohno a été cette obsession de créer des systèmes simples à comprendre par quiconque avec le moins de formation possible.

Another lesson we learned at Toyota Boshoku was the importantce of not relying on craftsmen. We learned to design systems that be coud be operated by anyone – amateurs – with a minimum of training.
Lisser la charge
Constatant l’énorme différence entre la productivité américaine et celle de son entreprise, Ohno se donne au départ trois grands objectifs : lisser la charge (levelling work), standardiser le travail (que l’on perçoit souvent comme contraignant alors qu’il s’agit de la base de l’amélioration continue – “standardized work is the framework for Kaizen” dit ainsi Ohno) et l’optimisation de l’agencement des usines.
L’entreprise parvient ainsi à multiplier la productivité par six avec une production de 1000 trucks par jour. Le problème est que cette production n’est pas tirée par la demande client et l’entreprise se retrouve avec de nombreux véhicules invendus. Cela causera une campagne de licenciements en 1950, campagne qui a été vécu comme un traumatisme par les employés mais aussi par la direction (Kiichiro demissionnera en avril 1950 suite aux nombreuses protestations syndicales) 1950. L’enseignement que tire Ohno de cette mésaventure est qu’améliorer la productivité ne sert à rien si c’est pour construire des produits qui n’ont pas encore trouvé acheteurs.
La presse généraliste compare souvent hâtivement le Toyotisme au Taylorisme. Il y a de nombreux points qui les séparent. Le premier concerne la productivité : le Taylorisme fixe ainsi des objectifs de production en se basant sur les ouvriers les plus performants : “that’s exploiting labors” dira Ohno. Le second, et le plus important, concerne la division du travail entre celui qui pense et celui qui fait. Dans le Taylorisme il s’agit de deux personnes différentes : l’ingénieur méthodes (ou le manager) et l’ouvrier. Dans le Toyotisme, cette division n’existe pas : celui qui pense est celui qui fait. Ainsi Ohno songe au lissage de la production (Heijunka )depuis quelques temps et on lui donne l’opportunité dès 1946 de tester cette approche dans un atelier. Quatre ans plus tard, tout le processus depuis les achats et la production est mise à niveau pour s’adapter à la demande du client et produire au rythme de la demande du client (1).
Flexibilité des travailleurs
Il s’agit là d’un des nombreux principes contre-intuitifs du Lean qui contredit cette vision démagogique et superficielle de “bon sens paysan” auquel on réduit parfois le Toyotisme.
Une seconde intuition déroutante de Ohno est son souhait d’internaliser la production de pièces à faible volume car celles-ci auront ainsi un coût élevé et “That would pressure us to tackle kaizen improvements and costs reductions.” Il impose ainsi à sa propre entreprise de gérer ces cas complexes et d’en réduire le coûts car il maîtrise alors bien mieux le Kaizen entre ses murs plutôt qu’entre ceux de ses fournisseurs (ce qui changera car Toyota a depuis étendu le TPS à l’ensemble de ses fournisseurs jusqu’au troisième niveau – fournisseur de fournisseur de fournisseur de Toyota).
Une troisième est la nécessité de former les ouvriers non seulement sur leur process mais aussi sur celui en aval et celui en amont pour susciter l’entraide et garantir un flux continu. Il s’agit de la notion de multi-skilled workers qui savent intervenir sur différents process de la chaîne de valeur.
Kanban
En 1955, alors que Ohno visite les usines de General Motors une nouvelle fois, il constate que non seulement Toyota a rattrapé son retard en termes de productivité mais que l’entreprise américaine n’a elle que bien peu changé depuis les années 30.
L’autre grande invention de Ohno est bien sûr le Kanban qui incarne cette vision de simplifier le travail pour chacun. “With Kanban, people in the workplace issue production instructions automatically : with Kanban, you don’t need a computer.”
“A tool for tapping people’s potential by fostering a creative tension in the workplace” comme le définit Michikazu Tanaka un responsable de production de l’entreprise Dahiatsu qui a été coaché par Ohno. On retrouve ici l’incarnation pratique de ce souhait de simplifier la chaîne de production avec un processus aval, client, qui soumet des demandes de production au processus amont : le flux de production tiré par la demande client.
Kaizen : corriger les problèmes sur le terrain
Et puis bien sûr il y a le Kaizen et la compréhension des problèmes chaque jour. Ohno invite ainsi à considérer le processus en aval comme le client avec comme impératif d’éviter de lui passer une pièce défectueuse. Une obsession de la qualité qui implique d’attirer l’attention sur chaque problème. Ce qui permet en fin de compte d’améliorer la productivité comme le rapporte encore Tanaka.
“Ohno-san was patient and said that the way to improve the hourly production volume is to recognise problems when they occur and to make the necessary improvements to prevent them from recurring.”
Et cela nécessite de supposer que tout est en désordre (all is a mess) car sinon on devient trop complaisant et on ne cherche plus d’amélioration. Il faut aller sans relâche sur le terrain car c’est là que se trouve les faits, et la vérité est cachée dans les faits. De la même manière, Ohno insiste sur le fait que la connaissance profonde du travail se construit à travers le faire, par l’expérimentation, en testant quelque chose.
Rendre visible les problèmes devient alors un impératif. Tanaka raconte que si Ohno remontait la chaîne de production sans voir d’arrêt de la chaîne, il devenait furieux et incitait à réduire l’en-cours. Dans le monde de l’agilité on voit souvent cette réduction du WIP (work in progress) comme une finalité alors que la finalité est de créer cette tension fertile, garder les personnes alertes et rendre visible les problèmes pour identifier des opportunités de Kaizen. Ohno insistait sur le fait que le Kanban ne pouvait fonctionner sans Kaizen, c’est à dire sans standard, sans mesure et sans PDCA.
Ohno s’intéressait moins aux personnes qui travaillait beaucoup qu’aux personnes qui tâchaient d’améliorer le travail pour le rendre plus fluide. Fluidité et simplicité qui relèvent aussi de la responsabilités des managers selon le grand Taiichi.
Flux et Cash
La mise en oeuvre du flux et de la réduction du Lead Time de bout en bout n’est pas seulement un élément de performance opérationnelle : il est aussi un axe majeur pour améliorer la trésorerie de l’entreprise comme déjà expliqué ici (lien). L’entretien assez technique sur le sujet des stocks intermédiaires avec Kaneyoshi Kusunoki se conclut sur cette assertion d’une évidence remarquable :
When cash is short, your best shot is to speed the flow of material through your system. You don’t need capital spending to move things faster and shorten lead times. You simply need to improve the way you do the work.
Total Quality Control (TQC)
Un élément surprenant à la lecture de ces ouvrages historiques est l’importance du TQC (Total Quality Control) chez Toyota, terme qui a disparu des ouvrages occidentaux sur le lean ces 30 dernières années. Masao Nemoto évoque ici sa petite idée sur la raison de cette omisssion dans l’ouvrage The Machine That Changed the World :
“After all, QC was an American invention and the Japanese version of TQC was merely a broader application of that invention. To attribute Japan’s growing competitiveness to TQC would be unconvincing and even insulting to American executives.”
Une approche que Toyota a officiellement adoptée en 1961 mais avec bien plus d’enthousiasme que les équipes d’autres entreprises qui étaient moins directes et déterminées dans leur reconnaissance des problèmes de qualité. Ainsi Toyota a remporté dès 1965 le Deming Application Prize et le Japan Quality Medal en 1970.
Toujours selon Nemoto, grâce au TQC, Toyota a maintenu d’excellentes interactions entre les fonctions en concentrant l’attention sur la qualité dans chaque secteur d’opérations. Son organisation avec des Executives en charge de fonctions transverses (Quality Assurance, Cost Management, Personal Management, Administration) a permis d’éviter le piège de la sous-optimisation dans lequel l’optimisation au niveau d’une division (Conception, Préparation, Manufacturing, Marketing) peut s’avérer être un obstacle à l’optimisation au niveau de l’entreprise toute entière.
Synergie TPS et TQC
Nemoto insiste sur la synergie vertueuse entre le Toyota Production System et le TQC. Rendre visible les problèmes a permis (TPS) à l’ensemble des collaborateurs de développer une attention très forte sur les problèmes de qualité. Accélérer le test de contre-mesure (TPS) a permis d’accélérer le processus TQC tandis que maintenir des stocks intermédiaires très faibles (TPS) permettait de retrouver beaucoup plus facilement les causes racines des problèmes rencontrés (TQC).
Dans l’autre sens, TQC a offert un ensemble d’outils à Toyota pour pouvoir traiter de façon structurée les problèmes de qualité : une vision étendue à l’ensemble de l’entreprise ; les cercles de qualité dans lesquels des personnes peuvent se saisir d’un sujet et développer leur leadership tandis qu’ils le traitent avec des collègues (ce qui diffère du système américain basé sur un individu) ; l’application de méthodes statistiques ; le focus client.

Développer le leadership
Nemoto explique le dispositif mis en place pour former le management à partir de 1979. Chaque manager avait un sujet prioritaire d’amélioration. Les critères d’évaluation étaient les suivants :
- le progrès dans la promotion de la collaboration entre les équipes ;
- les avancées au niveau du PDCA pour éviter la récurrence de problèmes ;
- les progrès dans la capacité à persuader ses collègues concernés par le sujet d’amélioration.
On retrouve ici une notion très forte dans les capacités managériales de Toyota : le développement du leadership à travers la capacité à mobiliser des personnes d’unité différentes sur un sujet spécifique d’amélioration. C’est ainsi que l’entreprise forme les leaders de demain. Une notion très forte que l’on retrouve aussi dans le témoignage saisissant de Tracey & Ernie Richardson dans The Toyota Engagemet Equation.
Hansei
Probablement le terme que je préfère parmi le vocabulaire du TPS : il s’agit de l’introspection et du recul nécessaire pour regarder ce qui s’est passé, se questionner et tirer des enseignements. Eiji Toyoda a dirigé l’entreprise (CEO) de 67 à 82 avant de devenir chairman et a été l’homme qui a créé les conditions pour que Ohno puisse mettre en oeuvre le TPS sur l’ensemble de l’entreprise. Il évoque le Hansei lors de l’entretien qu’il donne en 1987 (l’ouvrage en contient aussi un second qui date de 1998).
“An awful lot of people these days are always thinking up excuses for whatever goes wrong. That’s no how to make any progress. I always tell people to give their all to their work and not worry about mistakes. I also tell people to write up reports about what goes wrong, though not many actually do it. If we don’t write down what went wrong, and we only store the experience in memory, we won’t be sharing what we learned with the next generation and that’s not good.“
Eiji Toyoda, qui disparait en 2013 à l’âge de 100 ans, donnera l’essence du secret de Toyota dans cette phrase :
“We are just doing the obvious things, thoroughly, without omission, as a habit. This is simple, but difficult to do consistently across large organizations.“
Une lecture particulièrement recommandée.
(1)Exemple si les client achète trois produits A, 6 produits B et 2 produits C, on ne va pas produire en séquence AAA BBBBBB CC (approche standard) mais BBAC BBA BBAC, ce qui va nécessiter un travail significatif pour réduire le temps de changement des machines nécessaires à ces changements de production.