Eloge du calme en entreprise : It Doesn’t Have to Be Crazy at Work de Jason Fried et DHH

it does not have to be crazy

J’imagine que cela doit être ennuyeux pour les lecteurs de ce blog : je n’ai de cesse de parler de Jason Fried et David Heinemeier Hansson, respectivement CEO et CTO de Basecamp.

Cette PME du numérique (une cinquantaine d’employés), anciennement nommée 37Signals, a été une immense influence pour ce blog depuis sa création en 2007. Découverte en 2006 avec la lecture de Getting Real, ces dirigeants et cette entreprise proposent une vision alternative du business numérique, vision qui a transformé ma façon de regarder le travail. Un point essentiel : non seulement cette vision est-elle radicalement nouvelle et unique, mais il s’agit d’un point de vue de dirigeants qui vivent cette vision – nous ne sommes pas ici avec des consultants qui vendent leur business model.

Getting Real et REWORK expliquaient la culture à l’œuvre dans l’entreprise. REMOTE  décrivaient pourquoi la majorité des employés de Basecamp fonctionnent en télétravail et les bénéfices qu’ils en retirent. Fried et DHH présentent avec ce nouveau livre en quoi leur vision alternative de l’entreprise déconstruit les croyances à l’œuvre dans le monde du numérique. Pour faire écho au best-seller de Scott Berkun consacré à l’innovation, l’ouvrage aurait pu s’intituler Myths of the Startup Nation.

Signal, Noise, Attention

Dans It Doesn’t Have to Be Crazy at Work, les auteurs chantent les vertus du calme en entreprise. Pour l’illustrer, ils utilisent la métaphore de la bibliothèque : si le niveau sonore et le niveau d’activité est acceptable dans une bibliothèque publique, il l’est dans leur entreprise. Car ce qui importe le plus à l’entreprise, ce à quoi en tant que dirigeant ils prêtent le plus d’intérêt est l’attention de leurs collaborateurs :

Company guards so many things, but all too often they fail to protect what’s both most vulnerable and most precious : their employee’s time and attention.

Ce goût pour le calme s’incarne dans le style d’écriture très épuré de Jason ou encore cette obsession historique de supprimer le bruit du signal, illustrée par le nom de leur blog (Signal Vs Noise). Les différentes assertions ou prises de position sont ainsi faites de façon articulée, presque philosophique. On a ainsi parfois l’impression de lire un livre de moraliste ou de stoïcien, s’exprimant à travers des phrases courtes, simples et profondes.

La lecture du livre elle même procure ce sentiment de sérénité et contraste avec la couverture aux couleurs agressives.

Yet, we rant on twitter

Un second contraste est celui que propose le style de David Heinemeier Hansson. DHH a pris l’habitude de pourfendre dans un style corrosif les croyances de la culture startup. On se rappelle de sa fameuse intervention, percutante et drôle, à la conférence Startup School 2008 à Stanford ou encore son long article contre l’impératif hégémonique dont on retrouve ici quelques paragraphes.

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David Heinemeier Hansson

Les deux auteurs s’emploient ici à déshabiller de l’intérieur et par l’exemple les mythes liés aux jeunes pousses du numérique. Non ce n’est pas une obligation de travailler 80 heures par semaine dans une ambiance hystérique avec  des cibles inatteignables, pour réussir. Le livre illustre ainsi leur hypothèse avec de nombreux exemples d’auteurs, artistes, scientifiques qui ont “changé le monde” sans pour autant travailler à ce rythme effréné. Un rythme illustré par cette assertion récente de Elon Musk selon laquelle “You can’t change the world on 40 hours week.”

Fried et Hansson occupent ainsi une position particulière d’où ils défendent à la fois la singularité et la puissance du numérique, tout en vantant les vertus de la frugalité (pour ne pas dire du lean, hein) et une vision raisonnable et vertueuse de la PME (Small and Medium Business – SMB). S’engager sur le temps long, rester à une taille modeste, se soucier du bien être des employés avec des dispositions très concrètes, ne pas dépenser l’argent qu’on n’a pas, ne pas être dans la représentation. Un pied de nez à l’impératif de l’hyper-croissance que l’on entend souvent chanté dans ce microcosme.

The next small thing

Comme toujours chez ces auteurs, le livre se présente comme une sorte de profession de foi. Fried et Hansson expliquent longuement leurs décisions suite aux choix cornéliens qui se sont posés à l’entreprise et comment ils ont su résister à l’appel du large pour maintenir la qualité de vie de l’ensemble des employés.

Le souhait de rester une petite entreprise mais aussi de limiter le nombre d’heures de travail. Ainsi en été, l’entreprise ne travaille-t-elle que 32 heures pour que ses employés puissent profiter des beaux jours (basés principalement à Chicago, ils savent ce que leur coûte un long hiver). Malgré cela, l’influence des strong opinions des deux hommes, en particulier, et de l’entreprise Basecamp en général, reste considérable dans le milieu du numérique.

L’absence de Roadmap comme exemplarité

L’exemple de Captain Train est à ce point éloquent. Dans son entretien avec #hypertextual, Jonathan Lefèvre nous explique que REWORK fait ainsi partie du welcome pack des employés de cette startup qui s’inspire beaucoup des principes mis en avant par Basecamp. Un exemple saisissant est le chapitre Promise not to Promise que l’on trouve dans It Does’nt Have to Be Crazy at Work, chapitre expliquant cette volonté de ne prendre aucun engagement sur leur roadmap produit.

L’idée est que l’on développera ce que l’on développera et que ce n’est pas sur des promesses de fonctionnalités futures que l’on construit la relation avec le client mais en prenant soin de ses problèmes, aujourd’hui. Un principe dont on retrouve l’écho exact dans L’obsession du service client de Jonathan, avec le chapitre les Promesses sont des dettes.

We Come in Peace

Une déclaration éloquente du livre est celle-ci : We come in peace.

We come in peace. We don’t have imperial ambitions. We aren’t trying to dominate an industry or a market. We wish everyone well. To get ours, we don’t need to get theirs.

Les auteurs refusent toute analogie guerrière pour le monde du business et souhaitent à chacun de réussir. À titre d’exemple concret, un chapitre est consacré au fait qu’ils ne dépensent aucune énergie pour lutter contre les entreprises qui “empruntent” leurs idées de produit ou de conception. Ils ne souhaitent pas dilapider leur énergie sur ces sujets.

L’entreprise comme produit le plus important

Une autre déclaration importante est celle-ci : notre produit le plus important est l’entreprise car c’est elle qui construit nos produits.

Your company is a product. Yes, the things you make are products (or services) but your company is the thing that make those things. That’s why your company should be your best product.

Fried et DHH expliquent ainsi comment ce produit est raffiné par d’incessantes expérimentations et itérations. En ce sens ils montrent combien l’apprentissage est un élément important de leur stratégie d’entreprise.

Pas d’objectif chiffré

Jason Fried
Jason Fried

Un autre point de vue radical est celui que l’entreprise n’utilise pas d’indicateurs et ne se fixe pas d’objectifs. Voilà un des bénéfices qu’offre le positionnement de l’entreprise. Conservant une taille limitée et faisant levier de la puissance du numérique pour distribuer son service en ligne aux quatre coins de la planète, l’entreprise n’a pas besoin de croissance à deux chiffres pour maintenir ses objectifs et sa viabilité.

Les auteurs nous expliquent ainsi qu’ils ne se fixent pas d’objectifs à court ou long terme et continuent à faire avancer le produit graduellement. Un luxe incomparable.

Le regard lean se posera alors la question suivante : comment savent-ils alors qu’ils ont apprise quelque chose. Comment peuvent-ils valider la connaissance acquise. Une question que l’on rêve de poser aux auteurs.

Développer les talents

Une autre croyance liée au monde des startups : il faut embaucher les meilleurs pour réussir. Dans le livre Basecamp propose plutôt d’accompagner et de développer le talent des professionnels de l’entreprise. Un point de vue d’autant plus intéressant que l’on a interviewé Kristin Aardsma responsable support de Basecamp, une professionnelle au profil “atypique”, comme la qualifierait certainement un cabinet RH français. Ecrivain et poète, Kristin est devenue responsable d’une équipe support de 15 personnes qui gère plus de 2 millions d’utilisateurs. En ce sens Kristin prouve que les dirigeants Walk the talk et font vivre leurs convictions. De la même manière les dirigeants restent transparents quand à leurs échecs de recrutement – voir cet article de DHH.

La culture se vit ici et maintenant

Voilà une maxime que l’on pourrait encadrer et conserver au bureau ou chez soi : « Later is where good intentions go to die ». L’idée avancée ici que les bonnes intentions doivent se réaliser à travers des actions précises ici et maintenant. À travers cette assertion, en bon doer comme nombre de leaders du numérique outre-Atlantique, Fried nous enjoint au faire ici et maintenant. Et nous rappelle que ce qui est difficile dans le management et le leadership n’est pas l’idée ou le concept mais la mise en œuvre ici et maintenant.

Choisir ce à quoi on renonce

La solution préconisée par les auteurs pour s’assurer que l’on ne consacre que 40 heures hebdomadaire à son activité : se concentrer sur l’essentiel et ce qui représente de la valeur en ignorant ce qui n’en n’a pas. « Too much shit to do is the problem » nous explique (probablement) Heinemeier Hansson. Ce qui implique que l’entreprise ne se concentre que sur les problèmes important et préfère dire non à des fonctionnalités ou des capacités de leur solution plutôt que s’engager sur des choses qu’ils ne seront pas capables de développer ou supporter.

Leur choix de ne pas proposer de migration à Basecamp 3 aux utilisateurs qui ne le souhaitent pas s’inscrit aussi dans cette perspective : ils ne souhaitent pas imposer d’activité à de clients qui n’y voient pas de valeur.

Là encore on rêve de leur demander comment ils développent cette capacité d’identifier ce qui a de la valeur à ce qui n’en a pas chez leurs employés.

Une actualité ironique

Naturellement, l’actualité a joué un petit tour à Basecamp pour la sortie de ce livre. L’éditeur n’a pas pu renouveler les stocks à temps pour Amazon et cela a affecté les ventes du livre le premier mois. Et puis il y a eu ce problème d’indisponibilité de Basecamp 3 en écriture dû à un mauvais typage d’index de leur base de données. Les auteurs en ont parlé ouvertement et avec beaucoup d’humour.

Myths of the startup nation

Même si on retrouve des thématiques déjà parcourue par les auteurs, It Doesn’t Have to Be Crazy at Work demeure un ouvrage essentiel en ce qu’il démonte les mythes de la culture startup et permet de prendre du recul et de se questionner. Il ne s’agit pas simplement d’une guerre d’idées : les auteurs s’appuient sur la réussite de leur entreprise pour valider leurs propositions pour un travail moins aliénant et qui fait davantage de sens. Enfin, il s’agit comme à l’accoutumée d’un ouvrage écrit dans une style remarquable, simple, épuré et accessible qui se lit comme les Pensées de Leopardi ou Les pensées pour moi-même de Marc Aurèle.

Comme toujours avec Jason Fried et David Heinemeier Hansson, une lecture inspirante, hautement recommandée. Un ouvrage que l’on conserve à portée de main pour y revenir sans cesse et retrouver dans ces maximes le recul et la sagesse nécessaire pour choisir les inflexions que l’on va donner à son travail ou son entreprise.

Pour conclure, une interview longue, passionnante et récente (mars 2018) de DHH chez Chase Jarvis.

2 Comments

  1. J’avais déjà lu des interviews des fondateurs de Basecamp… cela fait un bien fou d’entendre des gens comme ça parler et exposer leur vision si différente des choses.

    Dans le même esprit, le monde du travail s’est accéléré en 30 ans avec le passage au tout numérique: capacités d’analyse décuplées grâce aux tableurs, possibilité de s’échanger des messages instantanés avec une bonne couche de mondialisation par dessus pour “gommer” les fuseaux horaires… cela a créé aussi beaucoup d’agitation, de bruit et de nervosité – mais les “bonnes” décisions ont plus besoin de reflexion et de calme que d’agitation pour apparaître.

    Ils reviennent à quelque chose de plus pensé et de plus raisonnable – bosser + de 80 h/ semaine est inhumain et ce n’est pas parce qu’on peut produire des analyses par kilo qu’il faut le faire – 1 seul chiffre peut suffire pour prendre une bonne décision.

    … enfin un vrai discours qui tranche avec le “disruptisme” au discours finalement très conformiste! Merci pour votre article!
    Anthony.

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