Elite Academy : Entretien avec Peter Gumbel

Peter Gumbel est auteur, journaliste à Time Magazine et enseignant à Sciences-Po où il a été directeur de la communication. Britannique installé en France depuis 2002, il vient de publier un troisième essai sur la société française.

Elite Academy succède ainsi à French Vertigo (2006), où le journaliste se questionnait sur les raisons profondes du pessimisme ambiant, et On Achève bien les écoliers (2010) où il remettait en cause un grand nombre des principes de notre éducation nationale à l’aune des résultats comparatifs de celle-ci dans le concert international.

L’auteur poursuit ici son travail d’auscultation de la société française en traitant ce que le vénérable Edgar Schein appelle les Basic Assumptions, ces éléments fondateurs des cultures qui sont tacitement admis, tabous et jamais discutés ouvertement. Avec Elite Academy c’est au tour des grandes écoles et de notre culture de l’élitisme ….

Charnière

Elite Academy s’inscrit un peu comme la charnière entre les deux essais précédents. Il décrit comment notre système éducatif forme d’un côté une élite minoritaire, jouissant de nombreux privilèges (dont une certaine impunité), et de l’autre une majorité amère qui rumine un goût d’inachevé alors qu’elle entretient avec les premières un sentiment ambivalent.

Cette relation éclate au grand jour lorsque l’auteur décrit de l’intérieur la crise que traverse Sciences-Po dans les années 2011 et 2012. On y constate la forte propension de nos élites à une gouvernance peu vertueuse (que les anglo-saxons qualifient de  Command & Control), avec le culte de la personnalité, l’humiliation publique des personnes qui remettent en cause les choix de la direction, le népotisme etc …

Elites au  XXième siècle

Si Elite Academy met le doigt sur des dysfonctionnements que Marc Bloch a déjà identifié il y a 70 ans, l’apport de Gumbel est celui du contexte économique : dans un XXième siècle où les changements ne sont pas linéaires mais exponentiels, la capacité à expérimenter, la faculté d’apprendre et la prédisposition à la collaboration sont essentiels. Grumbel constate que ces capacités sont peu développées chez nos élites.

Il rejoint ici Chris Argyris qui a montré que du fait du statut social acquis durant leurs études, les élites ont souvent plus de difficultés à se remettre en cause et donc à apprendre de leurs erreurs (ce que Argyris appelle le double loop learning dans le fameux article Teaching Smart People How to Learn). Une profonde remise en cause de la psyché-organisationnelle.fr qui se croit encore en une période linéaire (ou Lamarkienne pour reprendre le paléoanthropolgue Pascal Picq), contexte dans lequel le Savoir et la capacité d’abstraction de ses cadres permettaient à l’organisation d’avancer.

C’est un grand honneur pour #hypertextual d’échanger avec Peter Gumbel. Merci à lui pour sa disponibilité, sa gentillesse et son humour. Merci aussi à l’impeccable Matthew Fraser qui a eu la gentillesse de nous mettre en contact.

Ladies & Gentlemen, please put your hands together for M. Peter Gumbel !

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Peter GumbelBonjour Peter et merci pour cet entretien. Dans Elite Academy vous tenez à nouveau des propos très durs vis-à-vis de l’éducation nationale, dont vous proposez de rebaptiser le ministère en ministère de la sélection naturelle. Comment ce genre de propos est-il perçu dans l’éducation nationale ?

Avant la publication de On Achève Bien Les Ecoliers, je me suis posé cette question : comment cela sera-t-il reçu ? Vais-je recevoir des critiques de l’éducation nationale ? A ma grande surprise, la réaction a plutôt été positive. J’ai tout de même essuyé quelques critiques mais la réaction officielle a davantage été un intérêt pour mes propos. Ce pays constate lui même depuis quelques années que ce système est en crise, avec un taux d’échec très élevé. Je crois que j’ai touché là à un sujet qui fait mal. J’arrive avec un autre regard, d’autres idées, et c’est pris comme tel plutôt qu’en se disant « Mais c’est quoi cet étranger qui nous attaque ? » (rires).

On m’a ensuite beaucoup sollicité dans les écoles, des associations de parents. J’ai aussi la chance d’avoir été invité lors de la campagne présidentielle, durant laquelle je me suis rendu à l’Elysée pour discuter de l’école avec un conseiller de Sarkozy. Et à gauche aussi, j’ai reçu des sollicitations et contribué à des réflexions. J’ai lancé dans le débat des arguments qui peut-être n’existaient pas avant. Dans l’ensemble j’ai trouvé une réaction constructive et positive.

Venons en au point le plus intéressant de Elite Academy en ce qu’il relie vos deux ouvrages précédents. En vous appuyant sur des recherches internationales importantes, vous établissez une corrélation directe entre la relation que l’on entretient à l’école (stress, anxiété, relation tendue avec les enseignants, absence de reconnaissance) et celle que l’on entretient par la suite à notre vie professionnelle (éléments identiques). Comment expliquez-vous cela ?

En effet, dans Elite Academy je poursuis une critique virulente contre ce que je pense être une culture de la nullité à l’école, culture toujours présente. En même temps, l’originalité ici est que j’établis une correspondance entre des phénomènes que l’on observe en effet à l’école et dans le monde du travail : absence de motivation, stress, anxiété, relation à l’autorité très difficile. Je me suis donc questionné sur les raisons possibles à ces symptômes très analogues. Cela répond à une question que l’on m’a beaucoup posée.

Ce qui manque dans la recherche sont les études de long terme qui suivent vraiment les opinions des mêmes personnes dans l’école puis dans la vie professionnelle. On observe toutefois une corrélation frappante. L’explication évidente est qu’à l’école, on est conditionné pour le reste de notre vie. Si à l’école on nous décourage à mettre en question ce que dit l’enseignant à grand renforts d’humiliation etc … cela influera plus tard sur notre rapport à la participation et la collaboration. Après qui va mettre en cause le patron ?

Autre aspect très remarquable chez les Français : le peu d’aptitude pour le travail en équipe : ils ne sont ni très bons, ni habitués à cela. Si on regarde à l’école, c’est très rare que l’on y travaille en équipe. C’est une exception française car dans les pays anglophones on retrouve cela dans la géographie de la salle de classe. Des jeunes en face les uns des autres et l’enseignant qui se déplace dans la salle de classe. Cela donne une toute autre dynamique au cours.

En France c’est l’organisation classique, magistrale, avec l’enseignant qui incarne l’autorité et les élèves qui doivent sagement ingurgiter le savoir qui leur est délivré. Il n’y a ni échange ni interactivité.

Ne peut-on vous opposer que cet élitisme est aussi constaté dans l’éducation américaine comme le note Sir Ken Robinson dans sa dernière présentation TED et qu’il s’agit donc d’une conséquence inéluctable de la société du 21ème siècle ?

Évidemment Ken Robinson est très écouté. Sa critique est tout à fait pertinente. Il dit que, partout dans le monde, la créativité n’est pas suffisamment valorisée, que l’on passe trop de temps dans un système d’enseignement rigide et vétuste où l’objectif est plus de donner des notes que de transmettre le savoir. Il a raison. Simplement, je ne veux pas dire avec ce livre quand les autres pays sont le paradis scolaire même si on connait des pays qui ont réussi à ce niveau (en particulier les pays nordiques).

Si on regarde les États Unis ou la Grande-Bretagne, ce n’est vraiment pas terrible.

Simplement en France, qui est un pays avec une vision républicaine magnifique, où on trouve gravé sur le fronton de chaque école le mot “égalité”, là c’est un choc de découvrir que l’école est totalement inégalitaire et à quel point les exigences y sont fortes. Les rigidités et le manque de créativité du système éducatif en France est plus marquant qu’ailleurs.

C’est surtout cela qui saute aux yeux de chaque étranger qui arrive en France et y scolarise ses enfants. C’est une culture qui est particulièrement décourageante, à l’école comme dans le monde du travail.

Il y a quelques années, l’éminent spécialiste du management Henry Mintzberg a écrit un ouvrage très critique sur les MBAs, stigmatisant leur élitisme, la dimension “passe-droit” qu’ils octroyaient ainsi qu’une approche de la formation très abstraite. Peut-on dire que, d’une certaine manière, ce phénomène des MBAs est une sorte de globalisation de notre système des grandes écoles ? En quoi cela diffère-t-il ?

La grande différence entre les MBAs Internationales et l’éducation des grandes écoles est ce qu’on a fait avant. Pour faire un MBA, on a très souvent acquis de l’expérience professionnelle. Les grandes écoles, en revanche, c’est la voie royale : classe Prépa puis Grandes écoles. L’expérience professionnelle y est très souvent inexistante, ce qui n’encourage pas au pragmatisme.  Ce qui est remarquable c’est l’évolution d’écoles telles HEC ou ESSEC, avec une forte volonté de donner aux jeunes une expérience professionnelle, bien sûr, mais aussi internationale, pour élargir leur horizon. Dans les grandes écoles il y a un manque d’expérience manifeste.

Les critiques de ces MBAs, portent surtout sur une certaine façon de voir et d’analyser les choses : on est formaté. Mais en même temps, on possède une expérience professionnelle qui permet de prendre du recul sur ce qui nous est enseigné, c’est moins du brainwashing.

En France, lorsqu’on intègre une grande école, on est tellement jeune … Je le vois aussi à Sciences-Po dans la procédure d’admission.

Les étudiants qui arrivent de classes préparatoires, on les identifie dès qu’ils entrent dans la salle. Une façon de se présenter, de s’exprimer. Comprenons nous bien, ce sont des jeunes gens brillants … mais tellement prévisibles et conformistes. La notion anglo-saxonne de Thinking Outside the Box n’existe pas ici : on est dans la boîte. 

Dans le cadre des études de cas, les MBAs étudient souvent des cas de rupture (produit, services, processus organisationnel, stratégie marketing etc …). C’est la différence fondamentale entre être bien formaté et chercher des cas qui nous montrent comment on peut trouver des solutions différentes.

Dernier point dont je parle dans l’ouvrage : la diversité des profils et des parcours qui intègrent les MBAs ainsi que la grande disparité de ces écoles. Elles ne forment pas quelques centaines d’élus issus des 15 ou 20 même écoles maternelles avec le même socio-type culturel. On peut tout à fait débuter une MBA à 35 ou 40 ans, pour Polytechnique ou l’ENA cela va être beaucoup plus difficile ….

Lors de votre débat sur France Culture avec Laurent Gilles-Garabedian autour de Elite Academy on sentait ce dernier très conciliant. Interprétez vous cela comme une stratégie consistant à noyer le poisson en prétendant que l’on admet le problème ou pensez vous qu’il s’agit d’une position franche avec une authentique volonté d’attaquer l’élitisme institutionnalisé ?

Oh mon dieu, Laurent-Gilles est une personne tellement charmante, cela m’ennuie de seulement l’imaginer élaborer des stratégies de ce type.

Ce que je vois et qui est très important : la critique est en partie partagée en interne. Cela explique aussi l’évolution de ces écoles. Même à Polytechnique, temple de l’excellence, avec cette tradition de deux siècles, on constate à l’intérieur des personnes qui réalisent qu’ils sont trop petits pour peser sur le monde universitaire globalisé. On entend des discours sur la diversité sociale, il y a des tentatives, avec d’autres possibilités d’ouvrir l’accès. Sur ce sujet, en grande partie, j’enfonce des portes ouvertes.

Leur question essentielle est comment y arriver sans perdre cette notion d’excellence. C’est très difficile car ils se rendent compte qu’ils doivent évoluer. En même temps, les grandes écoles et les grands corps ont parfaitement su tuer dans l’oeuf chaque tentative de changement. La tentative de Sarkozy de supprimer le classement de l’ENA en est un excellent exemple. Je peux comprendre ce désir d’être indépendant.

Enfin ce sont de lobbyistes formidables à la tête des postes les plus importants du pays. Je pense qu’il y a un tiraillement entre une authentique compréhension que le changement est nécessaire et un lobby fort difficile à bouger.

J’observe une fracture de plus en plus grande sur le sujet de l’interculturel entre, d’une part, les français qui ont vécu à l’étranger, qui ont un regard très lucide sur la situation de la France dans le monde du 21ème siècle (je pense à des personnalités telles que Brice Couturier de France Culture, Benjamin Pelletier ou encore les contributeurs à l’ouvrage de François Roudault France je t’aime je te quitte) et, d’autre part, les français qui bénéficient du système et que l’on retrouve plus dans une position de déni par rapport à vos travaux. Comment rassembler ces deux populations ?

C’est une question générationnelle : nous sommes en train de vivre des années ou de plus en plus de jeunes partent à l’étranger pour une expérience professionnelle ou universitaire. Depuis 10 ans cela fait plus de 250,000 jeunes, c’est considérable. Évidemment ce n’est pas tout le monde mais cela s’est toutefois considérablement démocratisé. Il faut avoir de l’argent pour le faire mais l’opportunité existe.

Un élément important qui m’a frappé lorsque j’ai effectué les recherches pour mes 3 livres : il y a une analyse à haut niveau qui est très pertinente. Si vous regardez les rapports sur les problèmes de l’école ou encore sur la fonction publique, vous allez constater que l’analyse est en effet pertinente, et se positionne toujours dans un cadre international. Le problème ce n’est pas la compréhension, c’est l’action : que fait on avec ces rapports ? Je vais vous le dire : on les met dans un tiroir.

Le dernier rapport de la Cour des comptes sur l’école et l’éducation nationale est extrêmement lucide et très critique sur le management des ressources (encore plus que mes ouvrages). Il s’agit d’un regard très international, incluant un grand nombre de pays et cela va au delà de PISA ou de l’OCDE. Mais encore une fois, que fait-on avec tout cela ?  “Excellent travail, monsieur merci beaucoup” et on en fait rien, on les range.

Dans l’ensemble de vos livres on retrouve une notion forte, commune à l’ouvrage de Sophie Pedder ou encore à Sortir du Pessimisme Social de Grunberg et Laiki du CEVIPOF : un déni de réalité. Ces derniers évoquent au niveau de nos politiques une “Narration du monde dont l’adéquation avec la réalité n’est pas prioritaire.” Comment expliquez-vous ce déni ?

Je suis de plus en plus convaincu que l’on n’agit que dans la crise profonde. Margaret Thatcher est arrivée à la tête du gouvernement Britannique après des années épouvantables, c’est grâce à cela qu’elle a pu changer les choses. En France on râle (c’est le charme du pays, hein) mais le pays marche encore. L’éducation Nationale, est en crise mais ce n’est pas encore la situation de la Grèce ou de l’Espagne. Donc la crise avec un grand C n’est pas encore arrivée. C’est donc difficile de dire que l’on va tout changer.

Le problème c’est qu’avec ce sentiment, on surfe sur la vague, on est juste porté, on n’est jamais en capacité d’infléchir notre destin, on n’est jamais en phase de décollage. Le risque est que très rapidement, le déclin s’enracine et devienne davantage visible. Nous sommes en train de mettre tous les éléments en place pour que la prochaine génération vive réellement le déclin. On ne le voit pas suffisamment pour avancer et cela explique le peu d’entrain pour le changement. En France rien n’est simple. La société est particulièrement compliquée c’est encore plus difficile ici d’expliquer la nécessité des réformes (retraites etc …). Si on n’est pas concerné tout de suite on ne fait rien : politiquement c’est difficile à mettre en oeuvre. Il s’agit là de la responsabilité des hommes et femmes politiques qui sont sur ces sujets aux abonnés absents.

Toutefois, dans French Vertigo j’ai constaté un point important : le changement est possible. Il se passe des choses, plusieurs cas en attestent. C’est un pays qui évolue. Simplement on n’aime pas le changement. C’est plus facile de dire que c’est impossible de changer quoi que ce soit et que seule la révolution peut changer les choses. La révolution écrase toute autre possibilité de changement.

Il faut aller plus loin que la simple constatation, il faut agir et attaquer les problèmes c’est comme cela que l’on change. La révolution, ce n’est absolument pas cela qu’il faut. Si vous regardez ce que je dis sur l’aristocratie, on a eu la révolution française qui l’a supprimée et on en a aujourd’hui une nouvelle : au final cela a-t-il été un authentique changement ? Je ne le crois pas.

Vous proposez des pistes d’assainissement de la vie publique en supprimant les cabinets ministériels et en allant vers plus de transparence. Que vous inspire le fait que la chambre des députés vienne juste de rejeter deux propositions de loi sur la transparence ?

Je suis vraiment sidéré par tout cela. Déjà avec l’affaire Cahuzac, cela aurait été le moment de faire quelque chose de significatif sur le sujet des conflits d’intérêt et de la transparence. On a commencé avec les ministres. Et là, non seulement on arrête mais en plus il devient illégal de communiquer le patrimoine des élus me semble-t-il. C’est étonnant. Tout le monde accepte l’importance de la transparence mais on ne passe pas à l’acte. Il s’agit d’une grave erreur. Là encore, il aurait fallu un débat clair sur le sujet pour traiter le problème et aller plus loin. Il y a les excellents rapports de Lionel Jospin ou de JM Sauvé sur ces sujets.

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