Le monde dans lequel nous acquérons des compétences pratiques en tant qu’agents incarnés (plutôt que consciences abstraites – ndlr) est le même univers qui nous soumet à l’hétéronomie (opposé d’autonomie – ndlr) des choses et aux périls de la réalité matérielle. Nourrir le fantasme d’échapper à l’hétéronomie par le biais de l’abstraction, c’est renoncer à toute compétence pratique et substituer à notre capacité d’agir les solutions magiques de la technologie.
Dans Eloge du Carburateur, un ouvrage dont #hypertextual n’a eu de cesse de parler, Matthew Crawford chante moins les vertus d’un composant mécanique que celles de l’agir individuel (individual agency), ce qui se passe lorsque nous constatons l’effet direct de nos actions sur le réel, et que nous savons que ces actions nous appartiennent vraiment.
Dans Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, Crawford creuse davantage ce même sujet en opposant deux systèmes de pensée de notre rapport au monde et de l’apprentissage.
L’autonomie et la représentation mentale Vs l’hétéronomie et l’attention
Un premier, hérité du transcendantalisme de Kant et de l’approche de Descartes : un système abstrait d’appréhension du monde à travers nos propres représentations de celui-ci, celui d’un être “libre”, autonome, capable de satisfaire ses préférences.
Et un second qui est celui d’agents situés, soumis à l’hétéronomie aux différents éléments du monde : nos semblables, le monde physique, le résultat de nos actions, éléments que notre pensée seule ne suffit à appréhender ; nous avons aussi besoin de nos perceptions et donc de notre attention, pour nous ajuster en permanence au monde.
Nous pensons avec notre corps. La contribution fondamentale de ce courant de recherche psychologique cognitive est de réinstaller l’esprit dans le monde, son habitat naturel, après plusieurs siècles de claustration à l’intérieur de notre boîte crânienne.
Nous sommes ici à la parfaite opposée de Markus Gabriel, philosophe allemand qui réfute la pensée scientifique et qui a trouvé un accommodement philosophique dans son rapport à la réalité : décréter que celle-ci n’existe pas. Pas étonnant dès lors que dans son dernier ouvrage il remette en cause la pertinence philosophique de l’approche scientifique.
L’agent situé à l’ère de la technologie
Si Crawford insiste tant sur le besoin de développer son attention aujourd’hui c’est parce que le monde technologique actuel nous aliène en nous retirant des opportunités de la développer avec des hyper-stimuli permanents qui flatte notre moi autonome et remplissent les poches des “architectes du comportement de masse”.
La liberté et la dignité du moi moderne supposent qu’il soit isolé par rapport aux aléas du réel par plusieurs couches de représentation.
Avec un conditionnement culturel qui :
“… tend à perpétuer l’illusion du contrôle magique de la réalité et l’encourage à percevoir la technologie comme la maman Suprême prête à répondre sans défaillance à tous ses désirs et à le protéger des frustrations d’un monde aléatoire.”
Une vision de la technologie en maman qui répond à tous nos désirs d’enfants sur-protégés que l’on retrouve dans cet article de Business Insider.
L’agent situé Vs les Planeurs
Cette notion de l’agent situé qui développe son attention au service de son agir individuel est une notion essentielle pour mieux comprendre le noeud de la condition des travailleurs de la connaissance.
Des travailleurs souvent persuadés que les connaissances acquises dans le cadre de leurs études ou de formations théoriques vont leur permettre de résoudre les situations qu’ils rencontrent tout en gardant cette distance, ces couches de représentations, sans avoir à se confronter au monde.
Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail, a étudié ce Management Désincarné dans l’ouvrage éponyme au sujet de ces “cadres payés à concevoir le travail sur ordinateur loin de ce qu’ils encadrent, comme vu d’avion, en plan, de manière abstraite.”
La démagogie du travailleur créatif
Si le travail de Matthew Crawford trouve un tel écho chez moi c’est parce qu’il offre une trame philosophique au questionnement qui innerve ma carrière professionnelle : comment le travail peut-il être vertueux au 21ème siècle ?
Je prends de plus en plus de distance envers cette vision un peu démagogique du travailleur de la connaissance “créatif” (voir sur ce sujet le travail de Richard Florida, que Crawford dénonce), qui très souvent insiste sur le caractère abstrait de ces connaissances. On va ainsi mettre davantage en avant le “savoir comment on fait” et une certaine maitrise de la technologie plutôt que le “savoir faire” à proprement parler.
Je ne prétends pas ici que ces compétences sont inutiles, elles sont évidemment nécessaires mais elle ne sont pas suffisantes. Les connaissances ne sont rien sans l’action : il ne s’agit que de spéculation intellectuelle tant qu’elles n’ont pas été validées par leur effet sur le monde réel et tant que l’on n’a pas développé l’attention nécessaire pour percevoir les signes du monde et ajuster au plus vite notre façon de voir les choses.
Il est tout de même intéressant de constater l’essor de la méditation de pleine conscience dans la Silicon Valley, pratique qui ne consiste à rien d’autre que développer son attention. Une pratique millénaire, visant à développer notre capacité d’attention et nous méfier de nos pensées : étonnant que Crawford ne l’ait pas évoquée.
Les vertus de l’Agency et le Check du PDCA
La dimension fondamentale de l’individual agency, telle que définie par Crawford (ce qui se passe lorsque nous constatons l’effet direct de nos actions sur le réel, et que nous savons que ces actions nous appartiennent vraiment) est qu’elle nous ramène à la vertu essentielle du travail exprimé par cette citation d’Alexandre Kojève : l’homme qui travaille reconnait dans le monde effectivement transformé par son travail sa propre oeuvre. Rappelons par ailleurs que cette agency est un des trois piliers de la motivation intrinsèque comme nous le rappelle Daniel Pink et une notion que l’on retrouve aussi chez le philosophe suédois Lars Svendsen.
Mon hypothèse, lentement formée par la sédimentation de près de trente années d’expérience professionnelle, est que le désoeuvrement de nombreux travailleurs du 21ème siècle réside dans cette impossibilité à voir le monde transformé (de façon positive et irréfutable) par leur travail ; dans le fait que l’on privilégie des notions abstraites à l’action et leurs résultats ; dans le fait que l’on privilégie la “créativité” et les potentialités offertes par la technologie à l’attention qui nous permet de nous ajuster au réel et de transformer celui-ci.
Si je suis aujourd’hui si intimement convaincu des vertus du lean management originel, (celui de Toyota et pas celui des planeurs décriés par Marie-Anne Dujarier), c’est que ce système de management est construit autour de cette agency, autour du désir de mettre chacun, chaque jour en capacité de constater l’effet direct de ses activités : il s’agit du Check du Plan Do Check Act.
Sans même évoquer les problèmes causés au sein des organisations par le statut social que confèrent les diplômes, et donc une certaine idée de “connaissance validée”, le problème essentiel que je rencontre avec les dizaines de travailleurs de la connaissance que j’accompagne (dirigeants, experts, managers) est cette réticence à mettre en oeuvre cette agency, à se confronter au monde réel et à remettre en cause leurs croyances en les testant et en utilisant leur attention pour ajuster leur comportement et leur savoir.
Cet ouvrage essentiel illustré de nombreux exemples et d’authentiques histoires permet de rappeler l’importance de l’attention pour mieux reprendre contact avec le monde réel et développer une relation plus saine et satisfaisante avec celui-ci.
Une petite introduction de la pensée de Crawford avec une présentation TED ci-dessous.
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