Photo (c) Emmanuel Gardenne
L’édition 2012 de l’USI (hashtag Twitter : #USI2012) vient de s’achever après 2 jours de keynotes et de sessions passionnantes dans les locaux monumentaux et chargés d’histoire du Palais Brongniart. En faire une synthèse est une vraie gageure mais #hypertextual se sent d’attaque.
Geeks et Boss
Comme d’habitude, un vaste panorama de sujets a été abordé dans cette conférence, unique, pour les Geeks et les Boss. Tous ont pourtant en commun ce désir d’aller vers un monde que l’informatique rend meilleur.
Pour cela que l’on peut y parler de de philosophie, de films d’animation, de management, de stratégie, d’usages, de nouveaux outils, d’architecture logicielle ou de hardware tout en conservant cette ligne directrice invervée par la curiosité, le panache et l’humour.
Le tour de force réalisé par Octo Technology avec l’USI est celui-ci : faire participer les DSIs du CAC 40 (qui ne sont pas nécessairement les rôles les plus avant-gardistes de notre profession) à une conférence irrévérencieuse, où un grand nombre d’idées nouvelles et plutôt radicales mettent à mal le business-as-usual.
Octo revendique ainsi une culture différente, un esprit USI comme on parle de l’esprit Canal à la télévision. Les séquences audacieuses du SAV de l’USI le mardi matin qui ont beaucoup fait rire le grand auditorium, sont un parfait exemple de cette démarche décalée qui montre qu’il y a une autre manière, passionnée et ludique, de tendre vers l’excellence.
Les axes majeurs identifiés durant la conférence …
Fortune 500 Vs Complication 35
Yves Morieux du BCG nous a gratifié d’une session particulièrement impressionnante dans le constat qui est fait sur le travail dans nos entreprises occidentales. Deux équipes de recherche du BCG travaillant sur deux sujets différents sont parvenus, en remontant l’arbre des causes aux mêmes conclusions.
La première étudiait le tassement de l’évolution de notre productivité et ce résultat inquiétant : si celle-ci gagne 5% par an de 1900 à 1980 – garantissant ainsi le doublement de niveau de vie en une génération – elle stagne à une évolution atone de 1% ou 1,5% depuis, malgré les avancées technologiques. Morieux ne pourra résister à la citation du prix Nobel d’économie Robert Solow : “Vous pouvez voir l’ère informatique partout sauf dans les statistiques de productivité”.
La seconde étude observe dans ces mêmes pays un effondrement de l’engagement des employés dans leur organisation et leur travail (sujet dont Hypertextual a déjà traité) et l’apparition de désengagement actif, pour une perte de $US 300 Milliards pour les seuls US rapporte Gallup. La cause unique identifiée par les 2 études : la complication absurde des organisations.
La liste Fortune 500 a été créée en 1955. A cette époque, les dirigeants d’entreprise n’utilisent en moyenne que 6 indicateurs pour piloter leur organisation. C’est la belle époque : le monde est simple. Il est alors facile dans les années 80 de mettre en oeuvre dans les organisations les théories de Michael Porter : organisation, processus, entités, business units etc … alignées sur chacun des indicateurs.
A partir de 1982 (en raison de l’ouverture de la globalisation et des politiques de libéralisation économiques) le BCG observe une augmentation régulière du nombre de ces indicateurs qui doublent alors par rapport en 1955 pour être multipliés par 6 (en moyenne 36 indicateurs aujourd’hui) en 2010. Pour une complication moyenne des entreprises multipliée elle par 35.
Clairement, l’alignement stratégique tel que prôné par Michael Porter ne scale pas. On a répondu à la complexité du monde par la complication de l’organisation avec des matrices à N dimensions qui étouffent la productivité et l’engagement des équipes. Les équipes passent ainsi un temps considérable en pure perte, à un travail de coordination absurde, ne créant aucune valeur.
Dans ce contexte le rôle de l’IT est de lutter contre cette sur-ingénierie organisationnelle en remettant en cause les nouveaux rôles de coordination. Si le verdict est implacable les solutions proposées ne sont qu’à moitié convaincantes : les 6 Smart Rules [EN] sont consultables en ligne (enregistrement requis).
Le Philosophe VS le Manager
André Comte-Sponville est venu poursuivre le cours entamé l’année dernière sur le bonheur au travail. L’auteur du Petit Traité Des Grandes Vertus a proposé une réflexion encore une fois tonique, rigoureuse et admirable sur le sujet pour aboutir à une proposition de définition d’un bon manager.
Commençant par se demander pourquoi en 25 siècles la philosophie n’a jamais traité de la motivation, il aboutit rapidement à la conclusion que celle-ci est en fait le désir. Utilisant, avec ce qu’il faut de cabotinage, l’analogie entre l’amour du travail et l’amour entre individus, le philosophe s’appuie sur le concept Platonicien de l’amour (amour = désir = manque). Et nous présente les 2 alternatives d’un amour satisfait.
La première est celle proposée par Schopenhauer : l’ennui (“La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui” – phrase terrifiante que l’on retrouve dans Philosophie En Série à propos des Desperate Housewives). La seconde est celle proposée par Spinoza alternative selon laquelle l’amour satisfait peut se transformer en puissance et en joie.
Et d’en conclure : “Un bon manager n’est pas celui qui est aimé par ses employés. C’est celui qui crée les conditions pour que ses employés aiment leur travail, qu’ils y trouvent de la puissance et de la joie”.
En anglais : empowerment. C’est dommage que les livres de management lui tombent des mains, comme l’auteur de Le Capitalisme est-il Moral ? l’a concédé car il aurait pu lire cela chez Deming, Drucker, Ohno et même chez Mary Parker Follett dès les années 20. Une condescendance de la science de la sagesse, millénaire, envers la science sociologique du management, à peine centenaire, que l’on retrouve chez Matthew Crawford (Eloge du Carburateur) ou chez Matthew Stewart (The Management Myth) et qu’il faudra bien traiter un jour : c’est sur la to do list d’hypertextual, ne vous en faites pas.
Les solutions Vs la Technologie
S’appuyant sur Steve Jobs, Jesse James Garrett , l’auteur de Elements of User Experience, qui a baptisé Ajax et a créé la première entreprise de consulting dédiée à la User Experience (UX) en 2001, a rappelé combien nos approches de développement logiciel étaient inadaptées.
Nous développons des fonctionnalités basées sur des technologies alors que les utilisateurs attendent des solutions qui fonctionnent. Avec ces sur-ingénieries fonctionnelle et technologique, proposées à l’utilisateur sans réflexion supplémentaire, nous abandonnons l’utilisateur face à un problème non résolu. Le Designer est nécessaire pour traiter ce problème et JJG note que la proverbiale start-up dans son garage n’est plus aujourd’hui constituée de 2 personnes (CTO / CMO) mais de 3 avec le Chief Designer.
En bon lecteur de Innovator Dilemma, Steve Jobs a compris très tôt que, dans un monde saturé de technologies, la surenchère technologique ou fonctionnelle n’était plus le facteur différenciateur [EN]. Il s’est posé la question essentielle que devrait se poser toutes les entreprises commercialisant des produits ou des services : que voudriez vous que vos clients disent de votre produit ? La réponse qu’a su imposer Steve Jobs : je ne peux plus vivre sans.
Le faillible Vs l’infaillible
Il y a deux types de personnes nous a rappelé Kathryn Schulz : les faillibles et les infaillibles. Les premiers sont les autres ou nous plus jeunes. Le second c’est nous aujourd’hui. Le premier problème est que nous vivons toujours au présent : nous nous voyons donc toujours infaillibles. Le second est que nous nous trompons. Et ce qui nous blesse ce n’est pas tant de nous tromper mais de réaliser que nous nous trompons.
L’auteure de Being Wrong (offert à la conférence) attire notre attention sur le fait que les erreurs sont nécessaires et que nous ne pouvons réussir ce que l’on entreprend si on a peur d’en commettre. Lorsque nous sommes en désaccord avec quelqu’un on pense que celui-ci est soit ignorant, idiot, ou machiavélique. Le temps, l’espace et la complexité du monde et de la connaissance concourent tous à l’inanité de cette phrase : je sais. Pourtant tout au long de notre vie, nous ne cessons de l’affirmer de façon péremptoire.
La bonne nouvelle : nous pouvons apprendre à voir et accepter nos erreurs mais cela demande de la pratique. Et cela nous rend plus créatif et plus faciles à vivre.
37Signals Vs CAC40
L’esprit USI se sera exprimé dans un grand nombre de présentations qui “piquent les yeux”. On retrouve parmi ces dernières celle de Morieux, celles sur le Lean Start-up par Octo ou par Bob Dorf ou encore celle de David Alia (l’homme à l’origine de l’ouvrage collectif Octo) où il se pose la même question que ce blog à savoir comment se fait-il que les boss se dispensent de la formation et de l’apprentissage permanents dans leur domaine que les geeks s’imposent ?
L’objectif a été dans ces sessions (auxquelles j’aurais l’outrecuidance d’ajouter la mienne) de traiter de façon frontale de ce 3ème niveau cognitif de la culture des organisations selon Edgar Schein, ce niveau des hypothèses tacites et des règles taboues que l’on ne discute pas.
Le SI Vs le Reste du Monde
La matinée du Mardi a été particulièrement éclairante avec 2 sessions liées au rapport du SI avec le monde extérieur.
Un premier sujet présenté par Joseph Glorieux et Olivier Roux sur l’orchestration de services internes et externes pour offrir des services dans le bancaire, sujet se basant sur le business model de la banque Simple.
Un second, plus technique, sur les stratégies d’architecture pour les API par Stephen Perin et Mathieu Lorber, sujet dans lequel on pourra constater le formidable essor de REST au dépens de SOAP, essor espéré par ce blog dès 2008.
Cognitif Vs Programmatique
Le volume de données mise en ligne a récemment explosé : 90% de la donnée totale disponible a été créée ces deux dernières années. Dans cet océan informationnel (12 TB de tweets par jour, 350 millions de kilomètres de lecture par an, 60 heures de vidéo par minute uploadées sur Youtube) la donnée est très majoritairement non structurée (80% de la donnée en ligne). La question se pose de savoir comment traiter cette donnée : c’est le défi du Big Data.
Il convient de prononcer Big Data d’une voix caverneuse, nous enjoint Stephen Gold lors de la présentation de la solution Watson, qui est le premier pas d’IBM vers l’informatique cognitive. Une présentation très impressionnante, parfois effrayante, sur la capacité de ce système. Nous passons ici un cap important, du système d’information au système de connaissance. Big Blue (que l’on peut prononcer comme on veut) ne s’y est pas trompé en visant parmi les applications de cet outil prodigieux le Knowledge Management d’entreprise.
La présentation de l’application de Watson au domaine médical pose cette question : que va-t-il rester au travailleur de la connaissance ? C’est un sujet important auquel a déjà réfléchi Andrew Mc Afee dans son ouvrage Race Against the Machine (ou dans cet excellent article sur son blog [EN]), ouvrage dont la lecture va devenir obligatoire alors que Google annonce avoir constitué un système neuronal en connectant 16.000 ordinateurs [EN].
Le Court Vs le Long
On notera aussi parmi les keynotes celle de Marc Goodman, éclairante quoi que parfois un peu mâtinée de paranoïa (les faits de cyber-criminalité rapportés sont toutefois spectaculaires), celle de Jane McGonigal sur la faculté des gamers à développer des capacités remarquables (résilience, créativité …) qui seraient forts utiles à nos entreprises et, enfin, celle de Michael B. Johnson de Pixar sur l’utilité d’un processus itératif dans le développement de films d’animation, et sur l’obsession de la qualité, avec cette belle maxime de John Lasseter en prime : Quality is a great business plan.
USI 2012 Vs USI 2013
Une conférence unique en France, proposant une vision humaniste de l’industrie des systèmes d’information, prônant l’humilité et la curiosité, luttant âprement contre la sur-ingénierie qu’elle soit organisationnelle, technologique ou fonctionnelle (dans les produits et services).
Une conférence qui a tenu toutes ses promesses : vivement l’an prochain.
Merci pour ce compte-rendu intelligent et détaillé. Je suis content de lire que la présentation de The Lean Startup a marqué les esprits 🙂
Bonjour Yves. Merci pour ce gentil mot. Je regrette de ne pas t’y avoir vu, cela aurait été un plaisir d’échanger avec toi. La prochaine fois ?