“Books about the future of work make the same mistake : they fail to look back at the history of work or more precisely the history of books about the future of work and how wrong they were.” (Scott Berkun – The Year Without Pants).
Passionné, d’une part, par le management et, de l’autre, par l’impact de l’avènement du numérique dans nos vies, je suis exposé à de nombreux “thought leaders” et collègues consultants en organisation et management : leurs réflexions sur un sujet à l’intersection des deux (le futur du travail – a.k.a #FutureOfWork) m’interpellent.
J’observe des discussions autour de grands espoirs (faisons avec la méthode X, cela sera bien mieux ensuite) ; des prises de position radicales (débarrassons nous des managers !), des approches que l’on pourrait qualifier de dystopiques (holacracy) ; des promesses dangereuses rappelant l’utopisme de William Gibson (des solutions socio-technologiques innovantes vont résoudre vos problèmes internes).
En toute sincérité, je comprends la séduction des projections intellectuelles, je suis moi même en phase de rémission. Toutefois, depuis que j’ai découvert les méthodes agiles en 2004 j’ai intégré un principe hérité du lean : concentrons nous sur le problème d’aujourd’hui.
Je ne suis pas tout à fait convaincu que lorsque nous parlons de #FutureOfWork, nous parlons des sujets principaux auxquels nos organisations sont confrontés aujourd’hui. Et de fait je ne suis pas tout à fait convaincu par la pertinence de ces réflexions.
Problèmes d’aujourd’hui et de demain
Je n’essaye pas de prétendre que rien ne change et que le monde ne subit pas des transformations importantes. Il devient difficile aujourd’hui de trouver des industries qui ne soient pas soumises à des changement de rupture liées aux innovation, technologiques, d’usages ou de business model. L’automobile avec la voiture électrique et autonome ; les services avec les plateformes numériques ; la banque avec l’avènement de la Blockchain ; le marketing, la communication et l’éducation d’adolescents avec l’avènement des réseaux sociaux ; l’industrie manufacturière avec les robots ; le travail de la connaissance avec les algorithmes, le machine learning et le big data : une liste sans fin, assez intimidante. La tentation est forte de s’appuyer sur ses différents éléments (et leurs combinatoires comme l’expliquent Mc Afee et Brynjolfsson dans The Second Machine Age) pour spéculer sur ce que sera le futur du travail et comment cela changera notre façon de gagner notre vie.
Ceci dit, qu’importe le nombre de nouvelles innovations qui apparaissent, qu’elles soient technologiques ou sociales, dans sa nature le travail et ses enjeux resteront les même : comment créons-nous de la valeur pour satisfaire nos clients ; comment améliorons-nous la productivité, pour gagner en part de marché et en trésorerie pour investir dans de nouveaux produits ; le tout en en développant et engageant nos équipes pour qu’elles délivrent un service 5 étoiles à nos clients et apportent des nouvelles idées de services et produits.
Je vois de nombreux problèmes dans les enjeux ci-dessus que les visionnaires du #FutureOfWork n’adressent pas directement.
1. Satisfaire le client
Commençons par le début : le client. Une des premières conséquences de l’avènement du numérique est que le client a retrouvé sa place : au centre des préoccupations de l’entreprise. Les clients ont un choix qu’ils n’ont jamais eu, ils sont super informés. Ce qu’ils attendent : une grande qualité d’expérience client, fluide et rapide, qui traite spécifiquement un de leur problème sans qu’on leur fasse perdre du temps.
J’attire votre attention sur ce premier point : qualité. L’adéquation entre ce qui leur est livré et ce qu’ils attendent. Je remarque que de nombreux visionnaires, dans une démarche que Dan Jones qualifie de poussée par la technologie (technology push), peuvent laisser entendre que le client attend avant tout de l’innovation. La réalité est malheureusement beaucoup moins glamour : les clients attendent avant tout de la qualité, c’est à dire un produit ou service qui résout leur problème et répond à leurs attentes. Comme l’écrit toujours Scott Berkun (auteur du New York Times best seller Myths of Innovations) :
Le mot “innovation” est utilisé pour signifier plusieurs choses différentes, ce qui est une partie du problème. Les dirigeants et les consultants le distribuent sans cesse comme de la poudre magique, espérant ainsi dissimuler leur ignorance sur les causes des succès ou échecs de leurs entreprises. Car il est clair que les entreprises échouent non pas en raison de leur manque d’inventivité mais tout simplement en raison de leur manque de compétences basiques.
Cela ne veut pas dire que le client n’attend pas des Wow effects : bien entendu, ils en sont friands. Mais ce qu’ils veulent avant tout est de ne pas être déçus par les fontionnalités de base du produit ou service – qu’ils considèrent comme un acquis. Cela est confirmé par les centaines d’entretiens utilisateurs que j’ai menés auprès de mes clients dans le numérique. En cas de doute je vous invite à revoir le modèle de développement produit de Kano.
Lorsque je regarde l’éventail des propositions des visionnaires du Futur du Travail, je ne trouve rien qui concerne la qualité, ce qui me semble être un manque significatif, décridibilisant en partie leur démarche. J’ai une hypothèse pour expliquer cette absence : il s’agit d’un sujet beaucoup moins sexy que l’AI, le Big Data, l’Internet des objets (The internet of poorly workin things plaisante Jean Louis Gassée) ou je ne sais quoi. Cela requiert de la discipline, de l’observation de l’écoute et de la réflexion. C’est difficile de le saupoudrer de paillette et de le vendre comme le next big thing. Pourtant, la qualité est le sujet #1 aujourd’hui pour nos clients et on peut avancer sans grand risque de se tromper qu’il le sera aussi dans 10, 30 ou 50 ans.
2. Créer de la valeur
L’enjeu majeur du travailleur du 21ème siècle : comment nous assurer que nous créons de la valeur pour le client ? Dans un monde dématérialisé des énormes multinationales dans lesquelles beaucoup de nous exercent (je me risque à un autre pari : il y aura toujours de très grosses entreprises dans 50 ou 100 ans) comment nous assurons-nous que nous créons de la valeur tangible ? Comment peut-on dire où se trouve la valeur dans ce document que Kimberley écrit ; dans ce code que Khadidja développe ; dans cette nouvelle interface utilisateur que Kristen conçoit ; dans cette campagne marketing que Nicolas définit ; dans cette réunion qui les réunit tous ?
Afin d’y parvenir, il nous faut tout d’abord comprendre le problème que nous sommes en train de résoudre pour le client. Au moment de la rédaction de ce billet, il n’y a pas de mode de management ou d’objet connecté qui aide les collaborateurs à mieux voir la valeur depuis la perspective client dans ce qu’ils sont en train de faire ou à mieux aligner leurs efforts avec les objectifs du projet ou de l’organisation auxquels ils contribuent. J’ai perdu depuis longtemps le compte des équipes que j’ai accompagnées qui n’avait qu’une vague idée de la valeur client qu’ils livraient au client.
Comme pour la qualité dans la section précédente, je n’ai pas vu dans les articles au sujet du #FutureOfWork une approche précise détaillant la façon de traiter ce sujet : livrer davantage de valeur au client.
3. Améliorer la productivité
Lorsque les barrières d’entrée deviennent très basses, les nouveaux concurrents peuvent survenir de n’importe où, n’importe quand, avec de tous nouveaux business models. Chaque entreprise doit prendre cela en compte. Cela sera encore davantage le cas dans 20 ou 30 ans. Aussi, améliorer la productivité (i.e. créer davantage de valeur avec moins de ressources) deviendra un sujet encore plus critique. Il y a deux stratégies pour atteindre cet objectif : de façon incrémentale avec une stratégie des petits pas ou avec une approche radicale avec un grand plan stratégique. Un sujet déjà traité par ce blog …
Nous avons tendance à être davantage impressionnés par la seconde approche mais si on regarde de plus près, l’histoire nous montre que la première est à la base du succès de très nombreuses compagnies leaders du 21ème siècle. Toyota bien sûr mais aussi les géants du web : Amazon, WordPress, Etsy, Pixar, Facebook etc … Ce sont des exemples d’entreprises qui se concentrent en premier lieu sur des stratégies d’amélioration continue quotidiennes tout en travaillant sur des changement de rupture.
Ces améliorations de productivité font partie du travail quotidien et sont basées sur des mesures. Lors d’une conférence, j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec le légendaire Kent Beck (inventeur de l’Extreme Programming) qui m’expliquait que ce qui l’avait le plus impressionné en rejoignant Facebook (où il officie en tant que coach de développeur – nous reviendrons sur cette fonction un peu plus loin) était l’importance de la culture de la mesure. C’est cette culture de la mesure qui permet la pratique au quotidien de la boucle vertueuse de l’approche scientifique (identification du problème, hypothèses de causes, contre-mesures, expérimentations). C’est grâce à ce logiciel interne que les géants du numérique accumulent ce que le Lean Startup appelle de la connaissance validée et avancent à si grands pas.
Un exemple représentatif de l’oubli de cet élément fondateur : l’ami Stéphane Schultz, blogger et star du monde du numérique en France a écrit un petit essai pour rapporter les leçons de leadership tirées du livre de Ed Catmull (CEO de Pixar). À aucun moment Stéphane ne mentionne la stratégie d’amélioration continue alors que Catmull insiste dans Creativity Inc. qu’il s’agit là de sa vision principale pour développer son entreprise sans en compromettre la dimension créative :
“C’est à cette époque que j’ai compris un des plus précieux enseignements des débuts de Pixar. Et cette leçon venait d’une source inattendue : l’histoire de l’industrie manufacturière japonaise (…) Je découvris bien vite que les japonais avait trouvé un moyen pour transformer la production en un effort créatif qui engageait les travailleurs – une idée complètement radicale et contre-intuitive à cette époque. En effet, les japonais avaient beaucoup de choses à m’apprendre sur la création d’un contexte propice à la créativité.”
4. Développer et engager les équipes
Voilà probablement le sujet le plus intéressant. Comme expliqué ci-dessus, nous voulons engager et développer les collaborateurs pour qu’ils puissent livrer une excellente expérience client et apporter des idées pour des nouveaux services et produits. Comme point de départ nous pouvons garder à l’esprit les 3 dimensions de l’engagement selon Dan Pink : autonomie, maîtrise (mastery) et raison d’être (purpose).
Comme pour le point précédent, il y a ici 2 approches possibles. La première est celle défendue par Eric Schmidt et mise en oeuvre à Google : embaucher les meilleurs, i.e. les diplômés des meilleures universités. L’hypothèse est que si si vous embaucher les meilleurs profils, leur fournissez le bon contexte social et technologique et leur fichez la paix, ils vont avoir une performance exemplaire. Voilà une hypothèse portée par de nombreux visionnaires du #FutureOfWork tels Gary “Let’s fire all managers” Hamel ou Steve “Radical Management” Denning. Si cette stratégie de recruter les meilleurs des meilleures universités fonctionnait, entre nous, hein, la France serait le pays le plus innovant du monde. Par ailleurs je n’aurais pas rencontré en tant que manager autant de difficultés à aligner de super développeurs avec des enjeux clients et business très importants, et je serais parvenu à obtenir qu’ils regardent au delà des seuls choix technologiques.
Par ailleurs, indépendamment de la pertinence de cette hypothèse, je ne suis pas très à l’aise avec cette vision statique et élitiste des choses : les collaborateurs sont alors soit parmi les meilleurs, soit ne le sont pas. Il n’y a pas ici d’espace pour l’amélioration le développement ou l’apprentissage. Dans un contexte de changements incessants, il s’agit d’une proposition assez péremptoire, proposition démontée entre autres par le fameux essai de Chris Argyris (Teaching Smart People How To Learn) qui nous rappelle que les professionnels qui ont le mieux réussi leurs études (les meilleurs selon Schmidt) ne sont pas nécessairement les mieux armés pour se placer en posture d’apprentissage.
La seconde approche est celle défendue par la communauté open source et par le lean management. La proposition est la suivante : si vous être prêt à apprendre, si vous avez la discipline de pratiquer pour vous améliorer, alors on peut vous intégrer avec nous, pour apprendre avec nous alors que nous allons dans cette direction pour résoudre ce problème. Cette vision consistant à développer de la maîtrise chez chacun (inclus les personnes “normales”) est incarnée par cette admirable citation de Fujio Cho, ancien directeur de Toyota Motor Corporation aux US, une de mes citations préférées, ever :
“Nous obtenons des résultats brillants avec des personnes normales gérant des systèmes performants. Nos concurrents obtiennent des résultats moyens de personnes brillantes empêtrées dans des systèmes dysfonctionnels. ”
L’expérience de Toyota (prise en exemple par Pixar, donc) tend à valider l’approche selon laquelle on peut engager des personnes normales en développant leur compétence (maîtrise) alors qu’ils résolvent les bons problèmes, de la manière qui leur semble la plus appropriée (autonomie), alignée avec la stratégie de l’entreprise (raison d’être).
Un dernier élément de la proposition de Eric Schmidt me pose question : c’est la partie “fichez leur la paix“. Dans The Talent Code (Greatness is not born, it is grown), lecture obligatoire pour quiconque s’intéresse au développement de compétence, Daniel Coyle explique précisément les 3 éléments clef du développement de l’excellence. 1/ il s’agit d’une pratique qui cela demande de l’assiduité et du travail 2/ il est impératif d’éveiller un intérêt important de la personne à l’activité pour qu’elle consente à y passer de longues heures et 3/ cela demande un coach. Coach, soit dit en passant, qui est la première qualité identifiée par les employés de Google dans l’étude du Projet Oxygen de l’entreprise.
Je vois bien peu d’éléments dans le framework des visionnaires du #FutureOfWork framework mentionnant cette troisième dimension : le coaching. Si vous laissez les gens seuls comment savez-vous qu’ils avancent dans la bonne direction ? Nous savons depuis le travail de Daniel Kahnemann que les biais cognitifs handicapent notre lucidité et nous invitent à privilégier notre système de réflexion rapide (le système 1), celui qui saute sur des conclusions au détriment de l’authentique réflexion, quel que soit notre niveau d’intelligence. Dans son ouvrage Thinking, Fast and Slow Kahnemann illustre un de ces biais (le biais de l’optimisme – que tous les managers IT connaissent) avec sa propre expérience malheureuse avec une équipe de chercheurs. Nous savons que la réflexion demande un peu de retrait pour nous assurer que nous prenons le problème par le bon bout. Il s’agit de l’essence du management Lean que nous a apporté Taiichi Ohno : nous devons combattre nos idées fausses (misconceptions) en plaçant l’approche scientifique entre nous et le monde (le PDCA) pour nous assurer que nous avons une vision claire de la réalité (surtout s’il s’agit d’ingénieurs précise le maître japonais). Mon hypothèse : le #FutureOfWork sera aussi barbant et inefficace que le #PresentOfWork si les personnes ne sont pas coachées dans leur raisonnement.
Questions sur le #FutureOfWork
Mes questions aux visionnaires du travail du futur sont donc les suivantes : comment savez vous que les solutions que vous envisagez vont résoudre les problèmes rencontrées au travail aujourd’hui ? Quelles expérimentations ont validé ces hypothèses ? Comment ces nouvelles approches et solutions socio-technologiques permettront de mieux servir le client ? De lui livrer une meilleure qualité ? D’améliorer la productivité ? De développer les compétences de vos employés et de les engager dans votre vision stratégique ? Quels sont les éléments tangibles et mesurables qui vous le font croire ?
Cet article est extrait de l’ouvrage #hyperlean en action – pratiques du management à l’ère du numérique
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