Economie numérique : le Lean comme épistémologie antifragile

La société de la connaissance 

Dans son ouvrage The Landmarks of Tomorrow (1959) Peter Drucker est le premier à évoquer la notion de travailleur de la connaissance (knowledge worker), en opposition au travailleur manuel : selon Drucker, le knowledge worker crée de la valeur à partir de son savoir. Il en a déduit la notion d’économie de la connaissance (knowledge economy), qui regroupe l’ensemble de ces métiers ainsi que la richesse que ceux-ci produisent.

Drucker a pu déduire des principes intéressants de cette idée. En particulier que les travailleurs de la connaissance possèdent leur outil de production et ne sont donc pas soumis à l’aliénation dénoncée par Marx, ce que l’on vérifie aujourd’hui dans la grande difficulté des entreprises à conserver leurs talents ou à en recruter de nouveaux. Ces quelques déclinaisons intéressantes ne parviennent cependant pas à combler un angle mort épistémologique : comment déterminer avec certitude que nos “connaissances” sont “valables” (i.e. porteuses de valeur). 

L’épistémologie, en tant que théorie des connaissances et “étude de la constitution de connaissances valables”, selon la définition de Piaget, a été la grande absente de cette proposition de Drucker. On peut, en outre, y voir une des causes du désœuvrement que l’on observe dans les métiers intellectuels : comment donner du sens à notre contribution si nous ne sommes pas mis en situation d’en évaluer la valeur ?

Cet angle mort m’est apparu en pleine lumière au cours d’une conversation assez mouvementée avec des ingénieurs logiciels qui appliquaient à la lettre leur connaissance du génie logiciel : à savoir concevoir des solutions théoriquement élégantes, particulièrement complexes car constituées d’abstractions et porteuses d’une grande généricité, mais qui avaient des performances médiocres (volumétrie, temps de réponse). Le résultat concret pour les utilisatrices de cette solution est qu’elles allaient régulièrement aux toilettes pour pleurer tant la frustration était grande en raison de ces clics qui prenaient jusqu’à plusieurs minutes. La réponse de ces ingénieurs : “oui, OK peut-être que cela prend du temps, mais au final ça marche.” On retrouve ici cette grande difficulté des personnes intellectuellement brillantes de se mettre en situation d’apprendre, un travers parfaitement décrit par Chris Argyris dans son très célèbre article du HBR Double Loop Learning in Organizations.

“Organizational learning is a process of detecting and correcting error. Error is for our purposes any feature of knowledge or knowing that inhibits learning. When the process enables the organization to carry on its present policies or achieve its objectives, the process may be called single loop learning. Single loop learning can be compared with a thermostat that learns when it is too hot or too cold and then turns the heat on or off. The thermostat is able to perform this task because it can receive information (the temperature of the room) and therefore take corrective action. If the thermostat could question itself about whether it should be set at 68 degrees, it would be capable not only of detecting error but of questioning the underlying policies and goals as well as its own program. That is a second and more comprehensive inquiry; hence it might be called double loop learning.”

Numérique : la société de la connaissance validée

Une hypothèse avancée par “#hyperlean – ce que signifie l’avènement du numérique” est qu’une des plus grandes transformations apportées par le numérique est que nous sommes passés de la “société de la connaissance” à la “société de la connaissance très rapidement validée”. Nous sommes passés d’une boucle ouverte organisée autour de l’assertion “Nous sommes des sachants, donc nous apportons de la valeur” à une (double) boucle fermée “Nous ne savons rien du tout tant que cela n’a pas été confirmé par les clients et le marché : mettons-nous en situation d’apprendre en testant rapidement des hypothèses”. Bien évidemment ces multiples boucles ouvertes finissaient souvent mal mais cela pouvait prendre beaucoup de temps et on ne parvenait pas vraiment à identifier de causes racines dans ce chaos. Aujourd’hui l’angle mort de cette pensée sans boucle de rétroaction apparaît plus rapidement à travers le contraste avec des entreprises numériques qui s’organisent autour de cette vision systémique et de l’analyse très rapide des retours de leurs clients.

On pourrait situer ce tournant critique autour de la fin des années 2000. Entre 2007 avec l’avènement de l’iPhone et des réseaux sociaux dans le vie de chacun, et les années 2009 et 2011 avec deux publications majeures : Change by Design de Tim Brown qui annonce l’avènement du Design Thinking, et The Lean Startup de Eric Ries qui propose une approche inspirée du Lean pour accélérer la découverte du marché pour un nouveau service numérique. 

Même si le premier ouvrage est méthodologiquement discutable (l’entreprise qui représente la première étude de cas a ainsi rapidement fait faillite) il a contribué à remettre le client et le parcours client au cœur des préoccupations des entreprises, ce qui n’est pas un mince exploit. Nous sommes ainsi passé de l’IT, avec une perspective organisée autour des capacités des systèmes, depuis le système vers le monde extérieur, au Numérique, avec une perspective centrée sur les utilisateurs et ce qu’ils souhaitent obtenir à travers l’utilisation des services, depuis l’utilisateur vers le système. Un changement de perspective qu’incarne avec une grande élégance la User Story agile. 

Dans cet entretien #hypertextual (qui figure dans #hyperlean), Dan Jones avance que l’on passe ainsi d’un processus dans lequel on pousse de la technologie à des clients, à un processus dans lequel les clients tirent les fonctionnalités du système dont ils ont besoin. Voilà le cœur des enjeux de la transformation numérique.

Lean et épistémologie

Le Lean incarne une proposition de valeur qui demeure unique et vertueuse, et que nous avons vu apporter des résultats spectaculaires dans des organisations au coeur du numérique : des grandes entreprises de E-commerce ; des startups ; des ESNs ; des DSIs du monde de la banque, des assurances, des utilities, du secteur public ou encore des médias. Dans chacun de ces cas, le Lean a permis un alignement de l’ensemble de l’organisation grâce à une simplification du champ d’attention de chacun sur la valeur client et sur ce qui empêche d’en livrer davantage. 

Ce sont ces histoires de femmes et d’hommes qui s’investissent dans leur travail par la pensée, par le geste et par la collaboration qui nous montrent la pertinence de ce système de management dans l’entreprise numérique. Lucie, la manager support IT, et son équipe de 12 personnes qui améliorent de 50% leur productivité ; Guillaume et son équipe TMA de 15 personnes qui multiplient par 10 le nombre d’évolutions livrées sur les 5 mois suivant le déploiement du Lean, comparé aux 5 mois précédents ; Olivier le directeur de programme et ses chefs de projet qui vont apprendre à se mettre au rythme du client dans cette PME numérique et multiplier par quatre les résultats de l’entreprise. À chaque fois, ces managers et leurs équipes sont capables de présenter à leurs dirigeants, avec fierté, le lien de causalité entre les causes de problèmes rencontrés, la nature des contre-mesures testées et les résultats obtenus. Ce sont là des moments précieux dans lesquels la magie de l’alignement de l’entreprise transparaît : nous, coachs lean, avons coutume de dire que nous donnons du sens à notre métier en aidant les équipes à en donner au leur.

Nous parlons donc de savoir validé comme dirait Eric Ries dans The Lean Startup, ou encore de connaissance “valable”, c’est-à-dire porteuse de valeur, pour citer Piaget. Dans son article How to be a Free Thinker, Scott Berkun évoque cette question clef : comment savons nous que nous savons ? On pourrait la compléter par cette seconde relevant plus d’un processus dynamique : comment savons nous que nous avons appris quelque chose ? On pourrait avancer que ces deux questions forment la clef de voûte de toute la société de la connaissance – sans y répondre cette dernière se transforme en château de cartes. Des questions insuffisamment posées dans les entreprises classiques et qui résident au cœur même du Lean. Ainsi, une proposition théorique qui n’est pas validée par une expérimentation sur le terrain permettant d’établir, sans ambiguïté, une relation directe de causalité entre les pratiques mises en œuvre et les résultats mesurés, est pour nous (et pour les clients) de la matière intellectuelle inerte. 

Via Negativa : une épistémologie soustractive et antifragile

Yves Caseau, CDO/CIO de Michelin est un des DSIs les plus influents de France. Dans son ouvrage de 2020 “L’approche Lean pour la Transformation Digitale”, Yves fait écho à une autre idée clef de #hyperlean, à savoir que “Dans le monde numérique, l’idée importe peu et c’est avant tout son exécution qui compte”, une idée résumée ainsi par David Heinemeier Hansson : “Ideas are cheap”. Cette importance de l’exécution est résumée par le lien direct que fait l’auteur entre le code et le client : “du client au code et du code au client.” Avec sa connaissance vaste et profonde du sujet, l’auteur montre comment la perspective Lean a infusé les pratiques liées à la transformation digitale, qu’il s’agisse de celles liées au focus client, au système d’information exponentiel ou à la Lean Software Factory.

Yves qualifie volontiers Taichii Ohno – l’homme qui a déployé le Lean au sein de Toyota durant trente années – de génie. Il n’a de cesse de parler de l’influence qu’a eu l’inventeur du Kanban sur sa propre réflexion sur le numérique. 

Tout comme Nassim Nicholas Taleb, Ohno nourrit une grande méfiance vis-à-vis des principes théoriques : Taleb, se présente ainsi comme un sceptique empirique. Dans l’éblouissant Antifragile, que l’on résume parfois trop rapidement à une simple apologie de la résilience, Taleb propose une idée particulièrement féconde pour construire du “savoir valable” (comme dirait Piaget) et pour devenir antifragile : la Via Negativa :

“Le principe essentiel de l’épistémologie que je préconise est donc le suivant : nous savons beaucoup mieux ce qui est faux que ce qui est juste (…) la connaissance négative (ce qui est faux, ce qui ne marche pas) est plus solide face à l’erreur que ce qui est juste, ce qui marche. La connaissance augmente donc beaucoup plus par soustraction que par addition. (…) La contribution la plus importante – et la plus solide – à la connaissance consiste à éliminer ce que l’on estime faux – épistémologie soustractive.”

Retrouver le monde et apprendre en soustrayant

C’est exactement ce que préconise Ohno pour améliorer l’entreprise : soustraire tout ce qui ne fonctionne pas : les gaspillages. Cette observation sans relâche, pour identifier et éliminer les obstacles qui empêchent les équipes de réussir, est au cœur du Lean. C’est pour cette raison que nous préférons prêter une attention précise au monde qui nous entoure (et à ce que disent nos clients) plutôt qu’à la créativité des idées de notre cerveau, pour citer “Contact – Comment nous avons perdu le monde et comment le retrouver, l’ouvrage du philosophe Matthew Crawford.

Toyota est probablement un des exemples les plus aboutis de la fameuse entreprise apprenante. Si l’entreprise et ses employés sont devenus à ce point exemplaires et innovants (des millions de propositions d’amélioration chaque années, par les employés) ce n’est pas parce qu’ils ont une boîte à idées plus grosse que celles des concurrents. C’est parce que, sans relâche, sous la conduite de la ligne directrice donnée par Ohno, l’ensemble du dispositif incite les employés à éliminer les idées fausses qui polluent leur esprit. Les deux premiers chapitres de “Workplace Management” de Ohno sont ainsi consacrés aux idées fausses. Le long entretien #hypertextual de Tracey & Ernie Richardson nous explique, de l’intérieur (ils ont chacun passé plus de vingt années dans l’entreprise), ce processus de construction de savoir validé au sein de l’entreprise japonaise.

Cela semble souvent une approche étrange pour nos clients qui ont, de prime abord, des difficultés à faire le lien entre ces actions très concrètes et leur vision stratégique. En effet, voici une démarche qui : préfère se concentrer sur la rigueur de l’observation et d’une approche expérimentale datant des années 1950 (le Plan Do Check Act de Deming – PDCA) plutôt que sur la créativité de concepts ; s’inspire d’un modèle de production industrielle et de l’extraordinaire réussite de Toyota (dans ce que Peter Drucker appelait “l’industrie des industries” : l’automobile) ; se concentre sur la réalité opérationnelle du terrain et des problèmes spécifiques plutôt que sur un narratif visionnaire ; avance que la valeur se crée par ce qui est difficile à mettre en oeuvre plutôt que par ce qui est difficile à comprendre ; prend le temps de se demander cinq fois pourquoi, alors qu’il faut agir vite ; etc.

Le lean : une épistémologie antifragile pour le numérique

Dans les faits, il existe de très nombreuses déclinaisons du Lean dans le numérique. Cette approche de management a ainsi été plébiscitée par Werner Vogels, le CTO d’Amazon dans son article de blog de 2017 “Rethinking The Production of Data” ou encore par Ed Catmull (alors CEO de Pixar) qui évoque dans son livre “Creativity Inc. cette approche comme essentielle pour maintenir le bon niveau de créativité au sein de l’entreprise. 

Marc-Antoine Lacroix, Chief Product Officer de Qonto – une FinTech qui a levé $500M en janvier 2022 et qui est estimée à 5 Milliards d’euros -, nous a donné sa perspective et nous a expliqué comment le Lean est au coeur de la stratégie produit et opérationnelle de l’entreprise pour construire de la connaissance : cela en fait un système d’apprentissage. Une interview qui illustre pleinement la proposition de cet article : le Lean est une stratégie éprouvée permettant à l’organisation de développer plus vite un savoir “valable” : une épistémologie antifragile pour le numérique. 

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